Que cette fin d'avril s'avère floutée. Ce mois se liquéfie autour de glaces craquelées. On a l'impression de s'attarder sur une banquise où l'horizon serait bouché par de vertigineux icebergs dérivant sur un océan vaporeux. Au loin, s'effondre Le Titanic. Agonie blanche de la planète Terre. Un film qu'on a visionné hier crée ces images chimériques. Rien n'est vrai, ni réel, dans un état de rêve suspendu. On a lu Le tao du tagueur, roman signé Serge Ouaknine.
À Montpellier, un clan de tagueurs s'en donne à cœur joie dans un minuscule appartement délabré. Ils vengent un de leurs amis, locataire du lieu, dont la propriétaire, illégalement, a rompu le contrat. Elle lui a accordé quarante-huit heures pour déguerpir, ce qu'il fera. Dans ces pièces a été partagé un amour hors du commun entre une Chinoise, qui étudie à l'université les arts de la rue, et un dessinateur publiciste parisien. Lassé des contraintes harassantes qu'impose sa profession, celui-ci démissionne, déserte Paris. Il descend dans le Midi, jusqu'à Montpellier, où il s'adonne à sa passion, taguer ou grapher, de nuit ou de jour, sur tous les murs disponibles. Misère et concurrence assurées entre les clans de tagueurs, si difficiles à pénétrer. Au hasard de ses errances, il rencontre Leyli Tchen qui, de sa fenêtre ouverte, contemple les tags du narrateur. Elle l'héberge, il se rebiffe. Il repart, il revient. Fasciné par cette femme, fille d'un calligraphe chinois, survivante de l'enfer des Gardes rouges de Mao. Leur histoire sera teintée de rouge, du sang de toutes les époques, passé et présent. Du rouge de la Chine impériale. Mais aussi de l'écriture si dissemblable des tags et des calligraphies. Tout au long des pages, Leyli fera part à son amant de cet art millénaire, lui rapportera les humiliations qu'elle et sa famille ont subies sous le règne de Mao, alors que le narrateur — Panda — se remémore son père, mineur au nord de la France. Y a-t-il vraiment une histoire entre cet homme et cette femme qui se reconstruisent à travers les signes, qu'ils soient tagués ou calligraphiés ? À travers le malheur d'un peuple, d'un mineur qui, pendant quarante ans, a été recouvert de « poussières de charbon sans indemnité. » ? Entre eux, l'écriture des signes s'avère une alliance. Leyli suit ses cours, photographie les murs tagués du quartier, Panda repeint des appartements pour subvenir aux nécessités qu'exige la vie de bohème. Elle est silencieuse, rieuse, Panda parle pour deux. Il décrit sa colère, ses rencontres accessoires, tagueurs comme Ted, voyageurs comme Owen. Un Irlandais à bicyclette.
Deux êtres cohabitent en Panda. Le délinquant nomade et « l'aristo qui s'est fait lui-même. » Sans cesse, il tourne la tête vers le noir du nord de la France, vers le rouge de la Chine. Vers le sang que déverse presque chaque jour Leyli, qui doit être opérée urgemment. Il ressasse les six années parisiennes pendant lesquelles il a travaillé dans une agence de publicité. Un homme s'en détache, Freddy, le seul vrai compagnon avec qui il a établi une complicité indéfectible. À sa manière, Leyli lui dira que le tao, c'est lorsque tout bouge que les signes apparaissent, que les humains se mettent en route. Panda, affamé de ce qui l'entoure, toujours à l'affût de forces étranges perçues dans la sagesse fataliste de sa compagne, s'interroge, se souvient. Des villes, des flics, des joints qui se fument au bord de la mer, de la mémoire du charbon, des dépotoirs où il a dormi. Un répit enfin conquis auprès de Leyli sans qui il ne serait plus que « cavalier solitaire dans sa citadelle ». Elle, évoque le rouge infâme de la Chine, qu'elle narre sans jamais se rebeller, la rage de Panda s'amenuisant quand il fait connaissance avec l'écriture millénaire de l'Empire du Milieu. L'histoire de cet homme, égaré parmi des anticonformistes, celle de cette femme, à l'inverse, réfugiée dans la douceur du souvenir de son père, les soudent plus fortement que le sentiment qui les unit, le pouvoir des calligraphies s'avérant indestructible, contrairement à la futilité des promesses amoureuses. Dans sa lettre, après son retour en Chine, Leyli demandera à Panda de faire la paix avec son histoire. Les siècles peuvent s'accumuler, à Pise, ils ont protégé les fresques à la sanguine admirées dans un livre d'art. La sinopie de l'œuvre demeure intacte, contrairement aux tags, si vite effacés. Panda n'est-il pas devenu la sinopie de Leyli ? Humain princeps inoubliable.
Pour la poésie qui déborde des pages et l'émotion qu'elle procure, pour le monde solidaire, invisible des tagueurs et grapheurs, pour l'histoire d'un homme et d'une femme natifs de continents opposés, pour la fureur passionnelle du narrateur, pour l'amour de la langue française qu'a choisie Leyli, on a aimé ce roman traitant d'un sujet marginal peu exploité, dépeint avec une ferveur intense qui ne laisse aucun doute sur la qualité littéraire du livre, autre écriture si intelligemment utilisée par l'écrivain. Artiste interdisciplinaire, Serge Ouaknine offre au lecteur l'une de ses plus fortes et bouleversantes réussites littéraires et artistiques.
Le tao du tagueur, Serge Ouaknine
XYZ éditeur, Montréal, 2015, 175 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 27 avril 2015
mardi 14 avril 2015
Ils étaient patriotes *** 1/2
On aime que les journées s'enchaînent aux nuits. Que le soleil, sur notre peau, se fasse plus chaud. On aime que nos écrits demeurent à l'état d'ébauche, jamais achevés, l'achèvement de la pensée n'ayant aucun sens. Demain, il faudra recommencer avec la journée et sa nuit, avec le soleil et sa chaleur printanière. Avec les mots balbutiants. Seule importe la minute pendant laquelle on a cru que le cœur du monde s'arrêtait de battre pour transformer nos doutes en vaines certitudes. Parlons du roman d'Alain Poissant, T'es où Célestin ?
Par hasard, on se rend compte que ce roman poignant s'appuie sur des doutes et des certitudes, tels que mentionnés dans notre introduction. Une histoire basée librement sur les troubles de 1837-38 au Bas-Canada, nous informe l'auteur. Cette province canadienne-française vivait sous l'emprise du gouvernement britannique, qui maintenait la population dans une répression extrême. Un groupe d'hommes — des cultivateurs — fomentent une révolte qui se terminera dans la confusion, dans la défaite, dans la débandade, tant chez les Canadiens-français que parmi l'élite militaire anglaise. Il faudra attendre le règne de Victoria pour que les condamnations infligées aux révoltés — les patriotes —, soient abrogées. Chacun est abandonné à son sort misérable d'exilé, ces réprouvés nationalistes avant l'heure auront le choix de rentrer chez eux ou de se reconstruire ailleurs.
C'est à travers les membres de la famille de Célestin Verdier qu'Alain Poissant dépeint les affres des femmes et des enfants, pendant que Célestin, pacifiste, époux et père, s'était engagé dans une bataille peu préparée, mal organisée. Manque d'armes et de munitions, manque de stratégie militaire, manque de chefs, même si Papineau, Duvernay, Nelson et autres têtes politiques influentes occupent une place prépondérante dans ce récit de patriotisme, d'espérance et de saccages. Célestin et son épouse, Céleste, forment un jeune couple amoureux l'un de l'autre, ne souhaitant nourrir que les enfants qui leur sont donnés. Bonheur paisible qui ne tiendra pas longtemps la route quand, avec les cultivateurs avoisinants, Célestin prendra pleinement conscience de la crise économique, des injustices politiques et sociales, de la domination exécrable des Anglais. Illettrés et naïfs, lui et ses compagnons, portés par un idéal de mieux-être collectif, ignorent dans quelle galère ils s'embarquent. Que ce soit d'un point de vue individuel, comme le rôle de Céleste et des enfants au quotidien, ou celui, collectif, de Célestin et de ses compagnons emprisonnés, de tous bords, les conséquences seront lourdes à payer. Comment y parvenir dans une province matériellement démunie, où les conquérants n'agissent pas mieux que ceux des guerres actuelles ? Avant tout, ce sont des militaires.
Après que certains de leurs compagnons ont été sommairement jugés puis pendus, Célestin et ses complices seront exilés en Australie, au camp pénitentiaire de New South Wales. Pendant ce temps, à Napierville, en représailles, les fermes des rebelles seront incendiées, les biens confisqués, les deux lots que cultivaient Célestin et Céleste, vendus aux enchères. Pour survivre, Céleste placera ses deux filles aînées comme servantes, chez de riches familles anglaises. La trame du présent et du passé fusionnant, les désillusions des hommes à New South Wales, l'humiliation des femmes à Napierville, les traumatismes des enfants, perdurent dans une sorte d'attente passive, ou résignée, qu'il faut se créer pour ne pas périr. Quatre années pendant lesquelles le monde évoluera. Les enfants de Céleste apprendront à lire, à écrire, Célestin aussi. Mais comment redonner confiance à des êtres brisés qui ne possèdent plus rien ? À un homme qui ne désirait que la liberté de sa patrie, la quiétude des siens ? À une femme qui marmonne tout bas : « T'es où Célestin ? » Son mari n'est-il pas parti à son insu ?
On a aimé ce récit qui témoigne d'une période douloureuse du Québec. Célestin, se questionnant s'il est patriote ou pas, ne désirait que vivre auprès de sa famille, cultiver ses lots, accomplir chaque jour ses devoirs de cultivateur, de mari aimant, de père attentionné. Héros sans stèle commémorative, ces hommes ont ébranlé les convictions des colons anglais, compromis leur présomption de vainqueurs. Pour des raisons plus poétiques, on a aimé le style fleuri de l'écrivain Alain Poissant quand il dépeint la campagne québécoise, ses saisons ajustées à la migration des oiseaux, la pêche, la chasse. Les travaux exigeants de la terre. À Napierville exactement, sa ville natale. On a aimé les réparties expressives de ces paysans, basées sur des mots savoureux issus d'un langage qui, aujourd'hui, se perd dans les atrophies d'un jargon douteux et moderne.
Roman nécessaire pour que la mémoire sursaute, indignée, au souvenir de ces censitaires qui, défrichant des sols ingrats, ont débroussaillé le Québec d'un bellicisme tragique. À lire absolument avant que l'été nous emprisonne dans la toxicité de ses airs outragés par des guerres ininterrompues.
T'es où Célestin ?, Alain Poissant
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2015, 194 pages
Par hasard, on se rend compte que ce roman poignant s'appuie sur des doutes et des certitudes, tels que mentionnés dans notre introduction. Une histoire basée librement sur les troubles de 1837-38 au Bas-Canada, nous informe l'auteur. Cette province canadienne-française vivait sous l'emprise du gouvernement britannique, qui maintenait la population dans une répression extrême. Un groupe d'hommes — des cultivateurs — fomentent une révolte qui se terminera dans la confusion, dans la défaite, dans la débandade, tant chez les Canadiens-français que parmi l'élite militaire anglaise. Il faudra attendre le règne de Victoria pour que les condamnations infligées aux révoltés — les patriotes —, soient abrogées. Chacun est abandonné à son sort misérable d'exilé, ces réprouvés nationalistes avant l'heure auront le choix de rentrer chez eux ou de se reconstruire ailleurs.
C'est à travers les membres de la famille de Célestin Verdier qu'Alain Poissant dépeint les affres des femmes et des enfants, pendant que Célestin, pacifiste, époux et père, s'était engagé dans une bataille peu préparée, mal organisée. Manque d'armes et de munitions, manque de stratégie militaire, manque de chefs, même si Papineau, Duvernay, Nelson et autres têtes politiques influentes occupent une place prépondérante dans ce récit de patriotisme, d'espérance et de saccages. Célestin et son épouse, Céleste, forment un jeune couple amoureux l'un de l'autre, ne souhaitant nourrir que les enfants qui leur sont donnés. Bonheur paisible qui ne tiendra pas longtemps la route quand, avec les cultivateurs avoisinants, Célestin prendra pleinement conscience de la crise économique, des injustices politiques et sociales, de la domination exécrable des Anglais. Illettrés et naïfs, lui et ses compagnons, portés par un idéal de mieux-être collectif, ignorent dans quelle galère ils s'embarquent. Que ce soit d'un point de vue individuel, comme le rôle de Céleste et des enfants au quotidien, ou celui, collectif, de Célestin et de ses compagnons emprisonnés, de tous bords, les conséquences seront lourdes à payer. Comment y parvenir dans une province matériellement démunie, où les conquérants n'agissent pas mieux que ceux des guerres actuelles ? Avant tout, ce sont des militaires.
Après que certains de leurs compagnons ont été sommairement jugés puis pendus, Célestin et ses complices seront exilés en Australie, au camp pénitentiaire de New South Wales. Pendant ce temps, à Napierville, en représailles, les fermes des rebelles seront incendiées, les biens confisqués, les deux lots que cultivaient Célestin et Céleste, vendus aux enchères. Pour survivre, Céleste placera ses deux filles aînées comme servantes, chez de riches familles anglaises. La trame du présent et du passé fusionnant, les désillusions des hommes à New South Wales, l'humiliation des femmes à Napierville, les traumatismes des enfants, perdurent dans une sorte d'attente passive, ou résignée, qu'il faut se créer pour ne pas périr. Quatre années pendant lesquelles le monde évoluera. Les enfants de Céleste apprendront à lire, à écrire, Célestin aussi. Mais comment redonner confiance à des êtres brisés qui ne possèdent plus rien ? À un homme qui ne désirait que la liberté de sa patrie, la quiétude des siens ? À une femme qui marmonne tout bas : « T'es où Célestin ? » Son mari n'est-il pas parti à son insu ?
On a aimé ce récit qui témoigne d'une période douloureuse du Québec. Célestin, se questionnant s'il est patriote ou pas, ne désirait que vivre auprès de sa famille, cultiver ses lots, accomplir chaque jour ses devoirs de cultivateur, de mari aimant, de père attentionné. Héros sans stèle commémorative, ces hommes ont ébranlé les convictions des colons anglais, compromis leur présomption de vainqueurs. Pour des raisons plus poétiques, on a aimé le style fleuri de l'écrivain Alain Poissant quand il dépeint la campagne québécoise, ses saisons ajustées à la migration des oiseaux, la pêche, la chasse. Les travaux exigeants de la terre. À Napierville exactement, sa ville natale. On a aimé les réparties expressives de ces paysans, basées sur des mots savoureux issus d'un langage qui, aujourd'hui, se perd dans les atrophies d'un jargon douteux et moderne.
Roman nécessaire pour que la mémoire sursaute, indignée, au souvenir de ces censitaires qui, défrichant des sols ingrats, ont débroussaillé le Québec d'un bellicisme tragique. À lire absolument avant que l'été nous emprisonne dans la toxicité de ses airs outragés par des guerres ininterrompues.
T'es où Célestin ?, Alain Poissant
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2015, 194 pages
mardi 7 avril 2015
Terrains vagues et vague à l'âme *** 1/2
L'être humain, bardé de ses oxymores, nous surprendra toujours. Cet homme qu'on a connu timide, arrogant, fuyant. Replié dans un silence farouche. Aujourd'hui, cet homme manifeste sa joie de vivre, exprime son bonheur d'écrire, rythmant ses pas parmi les étoiles, nous a-t-il dit en riant. Ses silences fragmentés sont remplis de savoir, on ne supporterait pas qu'il en fût autrement. On a lu les nouvelles d'Annie Perreault, L'occupation des jours.
Recueil divisé en dix terrains. Dix territoires occupés par une soixantaine de textes, longs et courts, relatant ce qui pourrait arriver sur ces lieux où poussent les herbes hautes, où se dressent des édifices, se regroupent des maisons. Où s'affaissent des trottoirs. Ces terres arables, parfois en jachère, souvent en friche, nourrissent l'imagination de l'auteure, pour le meilleur, on en convient. De Montréal à Amsterdam, en passant par New York, les riens se remplissent, ces riens chers à Georges Perec lorsqu'il faut les combler d'anecdotes, de rencontres, de solitude, de nostalgie. De réminiscences évoquées par une femme à la recherche d'un homme à qui elle écrira une ultime lettre d'amour. Cependant, on doute que cette missive ait été expédiée à son destinataire. Cette femme et cet homme sont-ils Anna et Hans Vanderbilt, ce dernier étant photographe, artiste peintre ? Des années plus tôt, ils ont été amants, se sont aimés à Fukushima où il expose. Lui a fui la narratrice, a rompu à Alep, pour « une femme mince, blonde, presque aussi grande que lui. » Les deux voyagent chacun de son côté, leur présence, tel un relief hyperbolique, les poursuit sans mots, sans cris. Seuls les gestes les définissent. Dans cette abstraction amoureuse, se révèlent le naturalisme de tableaux, le vérisme de photos, toute existence ne pouvant exclure ses semblables. Soit pétrifiés dans une redoutable fatalité, soit englués dans leur misère, comme la petite fille de huit ans culminant le dépotoir sur lequel elle vit avec sa mère, ses cinq frères et sœurs. « Les ordures sont leur gagne-pain », de conclure la narratrice. Qui est cette petite fille ? Est-ce la même qui, à la suite d'un tremblement de terre dans son pays natal oriental, a perdu sa famille ? Plus tard, elle sera adoptée par un généreux cinéaste, Baba Yaga.
Tout le livre est ainsi, voyeur infatigable épiant le destin de personnages qui se laissent entrevoir, photographiés par Hans Vanderbilt, contemplés par Anna, comme s'il leur était impossible de se séparer, de s'oublier. Anna se dissimule sous les traits d'une femme solitaire qui regarde, à la télé, un documentaire animalier du National Geographic. Puis, ne pouvant dormir, elle s'imagine flâner à New York, dans une galerie d'art, attendant la venue d'un homme avec qui tout serait concevable. Une autre, chaque vendredi, entre dans une magnifique maison, étreinte d'une inexplicable nostalgie. Simplement, elle évoque l'homme qui y demeure. Pendant qu'il est en tournage, il lui a confié ses clefs pour qu'elle s'occupe des plantes et du courrier. Il y a aussi Maria qui se prélasse sur une île de l'océan Indien. Elle rêve d'un hôtel cinq étoiles avec plage privée, construit au pied du volcan.
Espaces extérieurs mais aussi espaces intérieurs qui nous font pénétrer dans un appartement au plafond envahi de larves. Plus loin, une dame de quatre-vingt-quatorze ans ne sait plus quoi faire pour prouver qu'elle est toujours de ce monde. Ailleurs, une vieille immigrante qui, un matin, disparait. L'édifice est démoli. Dans ces textes réalistes, où le quotidien côtoie un incurable ennui, se déverse un regard, celui d'un témoin féminin, observant avec une froide acuité la fragilité vulnérable des êtres, la précarité friable des objets alentour. Cela suffit à nourrir notre fascination, intensifiée par de cahoteux sentiments exprimés intelligemment par l'écrivaine, sans aucune fioriture, on n'en demande pas davantage. La vie se meut à travers ses phases discontinues, comme la peur de la solitude, tellement perceptible dans ces nouvelles, la crainte effarante de la perte de l'autre, celui ou celle qui cherche un commencement sur un visage où la fin de l'histoire ne s'inscrit pas encore.
Annie Perreault semble inviter le lecteur à prendre garde, tous les terrains sont minés. Chaque pas hasardé dans sa propre existence s'avère un danger, lorsqu'il s'agit d'explorer des territoires qui nous sont inconnus. Hors de nos repères familiers, point de salut. Le dixième et dernier terrain nous amène au bord de routes où, pour son bien-être physique et mental, course une femme qui, de son œil scrutateur, découvre des insectes desséchés, des oiseaux blessés à mort. Prétexte à méditer sur la monotonie des routes, sur l'adversaire que nous représentons pour nous-mêmes. Il y a, à la fin de ces fictions qui, sans cesse, se recoupent et s'animent, une fillette qui, repoussant les obstacles, écartant les ronces, nous assure que nous ne sommes pas à l'abri d'une forêt sombre qui se referme, rappelant au lecteur que ces histoires de femmes et d'hommes photographiés sur le vif ne sont qu'une pause aléatoire, la vie qui nous est impartie continue de vibrer, haletante et bruyante.
Un très original recueil de nouvelles qu'il faut lire en ignorant les êtres que nous croisons chaque jour, ne pas leur prêter attention. Pourquoi le ferions-nous, ils ont si bellement inspiré Annie Perreault. Nous nous contenterons de la suivre en une longue promenade déambulatoire, pavée de ronces certes, mais requinqués serons-nous grâce au talent somptueux d'une écrivaine, qu'à notre tour, on imagine s'attardant nonchalamment dans des sentiers rousseauistes.
L'occupation des jours, Annie Perreault
Collection Écarts
Éditions Druide, Montréal, 2015, 368 pages
Recueil divisé en dix terrains. Dix territoires occupés par une soixantaine de textes, longs et courts, relatant ce qui pourrait arriver sur ces lieux où poussent les herbes hautes, où se dressent des édifices, se regroupent des maisons. Où s'affaissent des trottoirs. Ces terres arables, parfois en jachère, souvent en friche, nourrissent l'imagination de l'auteure, pour le meilleur, on en convient. De Montréal à Amsterdam, en passant par New York, les riens se remplissent, ces riens chers à Georges Perec lorsqu'il faut les combler d'anecdotes, de rencontres, de solitude, de nostalgie. De réminiscences évoquées par une femme à la recherche d'un homme à qui elle écrira une ultime lettre d'amour. Cependant, on doute que cette missive ait été expédiée à son destinataire. Cette femme et cet homme sont-ils Anna et Hans Vanderbilt, ce dernier étant photographe, artiste peintre ? Des années plus tôt, ils ont été amants, se sont aimés à Fukushima où il expose. Lui a fui la narratrice, a rompu à Alep, pour « une femme mince, blonde, presque aussi grande que lui. » Les deux voyagent chacun de son côté, leur présence, tel un relief hyperbolique, les poursuit sans mots, sans cris. Seuls les gestes les définissent. Dans cette abstraction amoureuse, se révèlent le naturalisme de tableaux, le vérisme de photos, toute existence ne pouvant exclure ses semblables. Soit pétrifiés dans une redoutable fatalité, soit englués dans leur misère, comme la petite fille de huit ans culminant le dépotoir sur lequel elle vit avec sa mère, ses cinq frères et sœurs. « Les ordures sont leur gagne-pain », de conclure la narratrice. Qui est cette petite fille ? Est-ce la même qui, à la suite d'un tremblement de terre dans son pays natal oriental, a perdu sa famille ? Plus tard, elle sera adoptée par un généreux cinéaste, Baba Yaga.
Tout le livre est ainsi, voyeur infatigable épiant le destin de personnages qui se laissent entrevoir, photographiés par Hans Vanderbilt, contemplés par Anna, comme s'il leur était impossible de se séparer, de s'oublier. Anna se dissimule sous les traits d'une femme solitaire qui regarde, à la télé, un documentaire animalier du National Geographic. Puis, ne pouvant dormir, elle s'imagine flâner à New York, dans une galerie d'art, attendant la venue d'un homme avec qui tout serait concevable. Une autre, chaque vendredi, entre dans une magnifique maison, étreinte d'une inexplicable nostalgie. Simplement, elle évoque l'homme qui y demeure. Pendant qu'il est en tournage, il lui a confié ses clefs pour qu'elle s'occupe des plantes et du courrier. Il y a aussi Maria qui se prélasse sur une île de l'océan Indien. Elle rêve d'un hôtel cinq étoiles avec plage privée, construit au pied du volcan.
Espaces extérieurs mais aussi espaces intérieurs qui nous font pénétrer dans un appartement au plafond envahi de larves. Plus loin, une dame de quatre-vingt-quatorze ans ne sait plus quoi faire pour prouver qu'elle est toujours de ce monde. Ailleurs, une vieille immigrante qui, un matin, disparait. L'édifice est démoli. Dans ces textes réalistes, où le quotidien côtoie un incurable ennui, se déverse un regard, celui d'un témoin féminin, observant avec une froide acuité la fragilité vulnérable des êtres, la précarité friable des objets alentour. Cela suffit à nourrir notre fascination, intensifiée par de cahoteux sentiments exprimés intelligemment par l'écrivaine, sans aucune fioriture, on n'en demande pas davantage. La vie se meut à travers ses phases discontinues, comme la peur de la solitude, tellement perceptible dans ces nouvelles, la crainte effarante de la perte de l'autre, celui ou celle qui cherche un commencement sur un visage où la fin de l'histoire ne s'inscrit pas encore.
Annie Perreault semble inviter le lecteur à prendre garde, tous les terrains sont minés. Chaque pas hasardé dans sa propre existence s'avère un danger, lorsqu'il s'agit d'explorer des territoires qui nous sont inconnus. Hors de nos repères familiers, point de salut. Le dixième et dernier terrain nous amène au bord de routes où, pour son bien-être physique et mental, course une femme qui, de son œil scrutateur, découvre des insectes desséchés, des oiseaux blessés à mort. Prétexte à méditer sur la monotonie des routes, sur l'adversaire que nous représentons pour nous-mêmes. Il y a, à la fin de ces fictions qui, sans cesse, se recoupent et s'animent, une fillette qui, repoussant les obstacles, écartant les ronces, nous assure que nous ne sommes pas à l'abri d'une forêt sombre qui se referme, rappelant au lecteur que ces histoires de femmes et d'hommes photographiés sur le vif ne sont qu'une pause aléatoire, la vie qui nous est impartie continue de vibrer, haletante et bruyante.
Un très original recueil de nouvelles qu'il faut lire en ignorant les êtres que nous croisons chaque jour, ne pas leur prêter attention. Pourquoi le ferions-nous, ils ont si bellement inspiré Annie Perreault. Nous nous contenterons de la suivre en une longue promenade déambulatoire, pavée de ronces certes, mais requinqués serons-nous grâce au talent somptueux d'une écrivaine, qu'à notre tour, on imagine s'attardant nonchalamment dans des sentiers rousseauistes.
L'occupation des jours, Annie Perreault
Collection Écarts
Éditions Druide, Montréal, 2015, 368 pages
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