Votre premier éclat de rire depuis que nous avons fait connaissance. Vous extrayez d'un livre d'art grec, le visage d'une Athénienne qui, prétendez-vous, ressemble au nôtre. On connaît votre nécessité de nous savoir étrangère à votre continent. Que votre premier éclat de rire avec nous ait été inspiré par une icône surgie d'une ancienne civilisation méditerranéenne, nous semble un oracle heureux présagé à Delphes. On parle du numéro 120 de la revue XYZ. La revue de la nouvelle.
Sur le thème des " dettes ", Bertrand Bergeron et Christine Champagne ont invité seize écrivains à méditer sur le sujet, à bâtir une histoire qui, à un moment de leur vie, les aura marqués suffisamment pour en faire part au lecteur. L'ensemble de ce numéro a atteint le but visé par les deux présentateurs, Bergeron et Champagne. Avec conviction, les auteurs sont allés fouiller dans leurs souvenirs, ils ont mis au jour d'étranges incidents qui les ont privés ou enrichis d'une poignée de sous noirs. On les nomme ainsi, ces pièces de monnaie faisant partie d'un monde révolu. Il sera donc aisé de les transformer en de palpables réminiscences. La souffrance imprègne plusieurs de ces textes, comme celui de Hugues Corriveau, Les deux dollars qu'un enfant, à l'école, devenu le souffre-douleur de plus grands que lui, doit remettre au garçon qui le défend contre « les méchants de la troisième. » L'apparente bonté n'est pas gratuite. L'innocence en trop, signé Jean-Sébastien Lemieux, ne vaut guère mieux. Nous savons ce que génèrent des lettres anonymes, ce qu'elles détruisent en celui ou celle qui les reçoit. Un couple, anonyme lui aussi, essaie de saisir d'où provient cette menace inscrite sur une feuille blanche : " Le coupable va payer ". Courte phrase accusatrice, renforcée d'une photo compromettante, éveillera la conscience endormie de l'homme et de la femme accusés de crimes inqualifiables. La mémoire enregistre sans défaillir l'acuité d'un regard qui, plus tard, se souvient. La nouvelle de Marc Rochette, Quitte ou double, nous fait suivre un individu lui-même suivi par un couple, d'abord dans un ascenseur, ensuite dans de banals lieux publics comme l'épicerie, puis une librairie où, en sortant, le narrateur sera pris à partie par un inconnu. Une pléthore d'insultes s'ensuivra qui lui fera reconnaître le couple de l'ascenseur. Seul indice qui le ramène aux deux quidams : un picotement à la base de la nuque. Des incidents malencontreux se produiront au point de craindre pour la raison du personnage. N'est-il pas nécessaire de se retrouver face à soi-même en risquant de tout perdre ? Ou de se renouveler ?
Il est important de souligner l'apport enrichissant de plusieurs écrivaines. Des récits nostalgiques, ironiques, esthétiques, empreints d'un style particulier appartenant à chacune d'entre elles. Pour les avoir lues en diverses occasions, on connaît ce qui les différencie, les particularise. À travers la voix d'une narratrice reconnaissante, Louise Cotnoir propose la mort d'un frère qui, de temps à autre, se manifeste, lui rappelle qu'elle lui doit son amour de l'écriture. Que devons-nous véritablement aux morts ? La protagoniste mise en scène par Louise Dupré se charge de garder durant quelques semaines une adolescente difficile, la fille de son ex. Le talent de cette écrivaine n'étant plus à démontrer, on fait confiance à sa manière discrète de disséquer les états d'âme d'une jeune fille perturbée, d'une femme que la mélancolie du passé effleure. Un texte qui nous a réjouie, celui de Camille Deslauriers, Bas noir et cardamome verte. Entre recette de cuisine indienne et souvenirs heureux partagés avec son ex, une jeune femme nous donne à lire les raisons peu convaincantes de leur séparation. Ce soir-là, elle attend son compagnon sans s'inquiéter de son retard. Même s'ils ne se doivent rien, nous ne pouvons que sourire à la déconvenue rageuse de la narratrice quand elle lit son message sur son iPad. Lise Vekeman, dans sa nouvelle Elle y gagnerait, décrit la tentation d'un peintre désirant fixer au pinceau le regard trouble d'une inconnue. Nouvelle subtile, la fin de l'histoire, la chute devrait-on avancer, s'alourdit d'un non-dit bouleversant, comme on aime en découvrir dans le genre. Cependant, le récit qui nous a impressionnée se titre La souveraine, signé Claude-Emmanuelle Yance. L'auteure nous renvoie aux époques indignes de la colonisation, aux injustices rancunières qui se sont commises, outrageantes. Ici, un chasseur de fourrures est fait prisonnier chez les Indiens. Deux de ses compagnons ont été tués, lui, il ne sait trop pourquoi, a été délivré par un vieillard qui l'a remis à une jeune Indienne. Le prix à payer ? Elle est liée à lui, à la vie à la mort. Originalité du thème et solidité sensuelle de l'écriture. Cette femme qui attend un enfant de ce Blanc ne représente-t-elle pas ce qu'il y a de souverain lorsqu'un homme et une femme se régénèrent l'un à l'autre ?
On n'a pu s'attarder à tous les textes. Des noms s'imposent. André Berthiaume, David Dorais, Gilles Pellerin, Maude Poissant, Maude Déry et d'autres. Rassemblés, ces noms adhèrent à ceux cités plus haut, tous ont contribué à la réussite d'un excellent numéro, le sujet s'avérant périlleux, presque tabou. L'argent, garant de nos dettes, ne représente-t-il pas la part du diable que nous taisons, de crainte d'en ternir davantage l'aspect vert-de-grisé ?
À lire, pour féliciter les auteurs qui ont eu le courage et l'honnêteté de confier à un éventuel lecteur ce qu'ils devaient aux autres, ce qu'ils devaient aussi à eux-mêmes, au moment de rembourser leur dette, de calculer ce qu'ils avaient gagné à se départir de leurs sous noirs sans valeur aucune.
Dettes, XYZ. La revue de la nouvelle
Numéro 120, piloté par Bertrand Bergeron et Christine Champagne,
Lévesque éditeur, Montréal, 2014, 102 pages