On a été fascinée par l'installation artistique The Clock, admirée au musée d'Art contemporain de Montréal. L'artiste nous donne une leçon d'humilité face au temps qui passe, implacable. C'est aussi une représentation déprimante de nos semblables, comme si nous survolions une partie de l'humanité, témoignant de la petitesse de l'Homme. Pour nous rassurer, fictive ou réelle, partout l'heure est analogue. Finalement, on est sortie de là en accord avec le monde et soi-même. On a lu les nouvelles de Lyne Richard, Hurler sans trop faire de bruit.
Des voix différentes, pour la plupart féminines, se font entendre. Des joies, des malheurs, des pleurs, des rires se propagent à partir d'une maison pour personnes âgées, " Les trois soleils ", que dirigent trois femmes « complètement fêlées », Fanny, Henriette, Simone. Une jeune femme ouvre le recueil en se présentant à la résidence. Recommandée par un ami qui l'a hébergée quelques jours, elle cherche à travailler. Elle est coiffeuse, s'appelle Mimi. Peu à peu, se dénoue la personnalité de chacune des protagonistes. Celle aussi des résidents. En apparence, leur vie est paisible mais, semblables à la profondeur agitée d'un lac, surgissent des souvenirs qu'un fait banal remonte en surface. Déstabilise de fond en comble. Un premier amour, des fruits joliment découpés, une cicatrice trop visible sur le visage. C'est la tête qu'il faut viser, affirmera Hessa plus tard à Mimi, quand elle tuera l'homme qui cherche à l'agresser sauvagement.
Plusieurs de ces histoires nous ont particulièrement touchée, comme Les brioches, Tu ressembles à Frida Kahlo. En douceur jusqu'à la démesure. Encore deux femmes prisonnières de conséquences douloureuses qu'elles ne savent annihiler sans les cris muets, sans les soupirs désespérés, les paroles balbutiées. Ma mère n'a pas d'histoire, le dialogue terrifiant entre une mère et sa fille. L'une l'a aimée, l'autre pas. La conclusion anéantirait la meilleure des filles. Solange Martin, infirmière à la résidence, qui mène une double vie. À qui pouvons-nous faire confiance ? Appels anonymes, madame Zofia, victime de camps de concentration, éprouve le besoin de parler à des inconnus. Un texte concis, chargé de pénibles symboles, celui d'une solitude infinie, du refus de faire naître des sentiments. Résurgence barbare de Dachau. Une indifférence convenue s'installe chez la vieille femme, le mardi et le mercredi, elle s'insinue dans d'autres solitudes ne désirant pas les défaire. Il y a aussi Angela qui, après que tous ses enfants se sont envolés du nid, se sent inutile, coule lentement dans la folie. Basculement d'hommes et de femmes fragiles quand un détail anodin les projette dans une rétrospection sordide.
Quelques hommes se manifestent entre bien et mal, entre noir et blanc, faisant fi des nuances, entre fuite éplorée et nécessité de rejoindre, ce qui souvent est masculin. Ils sont vieux, ils sont jeunes, adhèrent aux relents de la mort, plusieurs se souviennent. Ils imaginent, ils rêvent. Ils ne sont plus que fantômes. Le livre se termine sur la mort qui rôde, perçue par une voix partagée entre révolte et angoisse puis sur une pensée rédemptrice, apaisante.
Des textes brefs se rapprochent davantage de la poésie, tout en préservant l'intimité d'une prose spécifique à la nouvelle et dans laquelle l'écrivaine excelle. On serait embarrassée de mentionner ce qui vraiment nous a enchantée, le talent de Lyne Richard nous émouvant à chaque page tournée. L'écriture toujours sobre, toujours filigranée, convient magnifiquement à ces histoires intériorisées, suffisamment dosées d'un réalisme lucide jusqu'à la cruauté. Le temps de saisir la main d'un être qui cherche à se remémorer la beauté flétrie d'un visage, on a lu ces fables avec sérénité, l'intention de Lyne Richard étant de nous faire aimer la vie avant qu'elle nous quitte, inévitablement.
Hurler sans trop faire de bruit, Lyne Richard
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2014, 232 pages