Dans notre vie, il y a un homme à qui on tient énormément. Il nous donne de judicieux conseils. Il n'est pas très jeune, nous non plus. Il a beaucoup d'humour, nous aussi. Il n'est pas européen, ni nord-américain. Son pays a subi plusieurs dictatures coloniales, d'où son besoin de défendre plus démuni que lui. Sa curiosité intellectuelle l'incite à visiter notre blogue, voir qui s'y aventure imprudemment. Sa profession : avocat. On a lu le récent roman de Christiane Duchesne, Mourir de curiosité.
Un jeune homme de dix-sept ans, Emmanuel Audet, qui faisait du skateboard a été frappé gravement par un 4 x 4. Il est plongé dans un coma profond qui semble irréversible. Il se préparait à devenir danseur. Ses parents, sa proche famille, sa copine, se relaieront à son chevet, attendant douloureusement le pire. Las, chacun retourne à ses occupations, seule tante Rose, la silencieuse, lui tiendra compagnie, persuadée que sa présence quotidienne, telle une bouée improbable, le gardera en vie. Elle lui parle et, peu à peu, se laisse aller à relater l'arbre généalogique des Audet. Des histoires abracadabrantes d'hommes et de femmes excentriques, comme nous en trouvons dans toute famille qui se respecte. Rose s'occupe d'enfants maltraités, « ses petits des écoles », comme elle les appelle. Elle-même a subi bien des épreuves, qui ont réveillé en son cœur généreux un sentiment compassé envers les souffrants de ce monde.
L'histoire est simple, presque banale. L'écrivaine, grâce à son talent de conteuse, l'a transcendée en un récit imprégné de faits rémanents. Emmanuel repose dans un hôpital de Québec. La famille Audet et la copine Juliette abritent leur inquiétude près de la mer. La baie érige son œuvre conciliatrice entre le passé et le présent, orchestrée par tante Rose. Du XVIe au XXe siècle, défiant l'ordre chronologique, nous arpentons des lieux habités d'êtres qui, à l'époque où les hommes et les femmes ne devaient pas dévier du droit chemin, se sont avérés des originaux, au sens large du terme. On ne saurait tous les nommer bien que le sort de quelques-uns nous ait impressionnée ou amusée. Marie-des-Neiges entreprend un voyage périlleux pour retrouver son fiancé Fabien. Rosette-Odette et son fragile Irlandais. Onésime qui meurt une fois puis une deuxième à cent huit ans. Léonard qui attend une éventuelle fiancée devant une locomotive. Ismaël Audet, précurseur des lunettes fumées. On a aimé une très subtile métaphore sur les gènes, représentés par le fer. Un clou, une lame de couteau, une statue fondue. Ainsi nos ressemblances, physiques et psychiques, se réduisent-elles à un insignifiant minerai de fer. Plus Rose narre les aventures périlleuses de ses ancêtres, plus la mémoire d'Emmanuel se volcanise, emprisonnée dans un corps inerte. Son esprit effervescent s'insurge contre l'inertie de l'entourage familial et médical à saisir son besoin de vivre ; lentement, les élucubrations de Rose calmeront ses fureurs éruptives. Puis, ayant ressenti un changement dans le comportement du jeune homme, Rose accélèrera le rythme de ses contes, espérant en désespoir de toute probabilité qu'Emmanuel ouvrira une paupière.
Récit à l'écriture limpide, intelligemment efficace, comme sait si bien la manœuvrer l'écrivaine. En abonder des effets poétiques quand la nature, ici la mer et ses apaisements, ses plongées dans la bruyance des vagues, prend possession de la mémoire ancestrale. Au fur et à mesure qu'Emmanuel pénètre dans les méandres du coma, Rose déambule sur les avenues parfois obscures de la famille Audet. Le mystère réside aux portes de la mort, accentuant les risques qu'ont pris des hommes et des femmes pour faire évoluer le monde autour d'eux, surtout, pour que jamais nous ne les oublions. Amalgame symbolique de deux histoires qui se chevauchent, finissent par se rejoindre.
Roman qui, sous des airs de ne pas y toucher, se lit tels des contes nous enchantent avant de nous endormir. Emmanuelle et Rose se font complices involontaires, ne sachant trop sur quelle ancienne terre leurs péripéties mentales les entraîneront. Cela s'avère sans importance, le roman existe pour le meilleur de la lecture, avec ses affabulations quand il s'agit d'assoupir un volcan sur le point d'imploser. Sensibilité et tendresse émergent de ces univers dissonants, le passé se révélant une impasse feutrée où s'infiltrent les assourdissements d'un phénomène que Christiane Duchesne affronte sans faillir. Le coma et ses fantasmagories rarement élucidées. De ce roman, nous remontons soulagés de ne pas nous être heurtés à des écueils souterrains qu'ont su si bien écarter Emmanuel et Rose, guidés par la plume inspirée d'une écrivaine au talent inimitable.
Mourir par curiosité, Christiane Duchesne
Les Éditions du Boréal, Montréal, 2016, 296 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
mardi 29 mars 2016
lundi 21 mars 2016
Une distraction mortelle aux trousses *** 1/2
Notre GPS mémoriel s'avère un rousseauiste qui se promène au hasard de nos publications. Il a toujours hâte d'aller voir ceux et celles qui nous lisent, virevoltent d'une ville à une autre pour ne pas être reconnus. Nous aussi on voyage, des données, tel un ticket de train, nous sont remises en main, on n'a qu'à suivre le chemin des écoliers en compagnie de notre vagabond, qu'on n'échangerait pas contre un doux chien fidèle. On a lu Naufrage, roman signé Biz, membre du groupe rap Loco Locass.
Dans la production littéraire hivernale, les pères sont à l'honneur ou livrés au déshonneur, c'est selon. Une fillette a été violée par son géniteur, une jeune femme ne se remet pas de la mort du sien. Un homme, qui a oublié son fils de treize mois dans sa voiture, mesure l'étendue de son horrible distraction. C'est de ce court roman intense duquel on parle aujourd'hui.
Frédérick, trente-neuf ans, travaille dans un ministère. À la suite de coupures gouvernementales, une réduction du personnel s'impose. Frédérick ne sera pas remercié mais rétrogradé dans le département des Archives, à classer des dossiers, ou mieux, à ne rien faire, attendant que sonne l'heure de la retraite. Ses collègues ne sont pas particulièrement attrayants mais il n'a d'autre choix que de s'en accommoder. Cette situation, qu'il perçoit telle une injustice sociale, l'humilie amèrement. Son havre de paix se personnifie par la présence de Marieke, son épouse néerlandaise, de son fils Nestor, enfant longuement désiré, venu en ce monde alors que le couple ne l'attendait plus. Tous les trois sont heureux, ils s'aiment, se désirent. Seule ombre dans ce tableau idyllique, les humeurs taciturnes de Frédérick qui s'inquiète de son avenir, estime qu'il n'est pas considéré à sa juste valeur. Cultivé, épris d'anciennes civilisations, il se sent inutile à gagner sa vie au centre d'une inertie intellectuelle dont aucune planche de salut ne se présente. Comme beaucoup d'hommes, Frédérick est valorisé par son action sociale ; il aimerait secouer l'inertie dans ce département poussiéreux, faire mentir les propos ricaneurs de journalistes qui dénigrent la paresse des bureaucrates, l'incurie gouvernementale. Frédérick rêve au jour prochain où il dénoncera la lâcheté d'hommes, qui se résignent à n'être que des pantins habilement manipulés et non des humains dignes de ce qu'ils représentent dans une société conformiste. Il est prêt à se rendre visible, à déranger l'ordre établi par des hommes soumis à leurs habitudes routinières, ne se rendant pas compte — ou ne désirant pas — que les années passent, axées sur une médiocrité étourdissante.
Ce jour-là, chaudement printanier, il doit amener son fils à la garderie, Marieke a une réunion importante, son congé de maternité se termine. Époux et père conciliant, il confiera Nestor à Tania, l'éducatrice de la garderie, non sans avoir été troublé une fois encore par la beauté srilankaise de la jeune femme. Puis, il filera au ministère, jouera les justiciers, plus exactement les don Quichotte, ce qui donnera un sens compensatoire à son existence. Mais les choses ne se dérouleront pas comme Frédérick les avait prévues, son penchant naturel aux distractions lui fera accomplir un acte terrifiant qu'il ne pourra jamais justifier. Ni à Marieke, ni à Gilles, son meilleur ami, ni à son avocat.
Il n'est pas nécessaire d'élaborer davantage sur les causes accidentelles de ce geste irréparable. Seul, Gilles soutient Frédérick. Les bien-pensants le condamnent. Marieke, sur tous les fronts, le repousse, s'enfonce dans une paranoïa inatteignable. Frédérick s'est mis à boire, s'isole dans le sous-sol de la maison, tel un hère dévoyé livré à ses pires démons. Pouvons-nous parler de remords, cette justification semble inadéquate aux maux que ressent dans sa chair ce père au bord de la folie ? Finalement, c'est Marieke qui le sortira de son trou, tant physique que mental. Une semaine à Cuba mettra fin à leur couple.
Il fallait beaucoup de courage pour affronter le spectre de l'enfant mort dans une voiture, garée en plein soleil. La question se pose : comment un parent peut-il oublier son enfant, qu'il soit dans une voiture ou au bord d'une autoroute ? On a l'impression désagréable d'avoir lu de nombreuses fois ce fait divers désolant. Que se passe-t-il dans la tête de personnes responsables pour en arriver à ce point de non-retour ? Quelle fourberie démoniaque manigance la mémoire ancrée dans un état second, qui est celui d'une défaillance inhumaine ? État dépressif ou rancunier comme l'est le personnage de Biz, ou désintéressement soudain de l'être issu de sa propre chair ? Le temps élastique est-il réceptif aux agissements névrosés de certains parents ? Qui peut répondre à cet accablant verdict, personne. Surtout pas soi-même.
Récit narré dans un style soutenu, parfois sarcastique, convenant au thème épineux qu'aborde l'écrivain. La finale ouvre une boucle réconciliatrice sur une nouvelle vie, tant pis si elle tient du rêve, il y a cent manières de survivre à une amputation. Cependant, on émet un doute sur l'avenir de Tania, l'éducatrice de Nestor. Séduisante et sensuelle, fallait-il l'enfermer dans une condition sociale aussi peu enviable ? Les pleurs qu'elle verse avec Frédérick nous semblent superlatifs, en désaccord avec le rôle minoré qu'elle tient dans cette histoire. Ceci est un détail qui ne minimise en rien l'originalité tragique du livre, qui devrait recevoir l'accueil compassé et réfléchi d'un large public.
Naufrage, Biz
Leméac Éditeur, Montréal, 2016, 136 pages
Dans la production littéraire hivernale, les pères sont à l'honneur ou livrés au déshonneur, c'est selon. Une fillette a été violée par son géniteur, une jeune femme ne se remet pas de la mort du sien. Un homme, qui a oublié son fils de treize mois dans sa voiture, mesure l'étendue de son horrible distraction. C'est de ce court roman intense duquel on parle aujourd'hui.
Frédérick, trente-neuf ans, travaille dans un ministère. À la suite de coupures gouvernementales, une réduction du personnel s'impose. Frédérick ne sera pas remercié mais rétrogradé dans le département des Archives, à classer des dossiers, ou mieux, à ne rien faire, attendant que sonne l'heure de la retraite. Ses collègues ne sont pas particulièrement attrayants mais il n'a d'autre choix que de s'en accommoder. Cette situation, qu'il perçoit telle une injustice sociale, l'humilie amèrement. Son havre de paix se personnifie par la présence de Marieke, son épouse néerlandaise, de son fils Nestor, enfant longuement désiré, venu en ce monde alors que le couple ne l'attendait plus. Tous les trois sont heureux, ils s'aiment, se désirent. Seule ombre dans ce tableau idyllique, les humeurs taciturnes de Frédérick qui s'inquiète de son avenir, estime qu'il n'est pas considéré à sa juste valeur. Cultivé, épris d'anciennes civilisations, il se sent inutile à gagner sa vie au centre d'une inertie intellectuelle dont aucune planche de salut ne se présente. Comme beaucoup d'hommes, Frédérick est valorisé par son action sociale ; il aimerait secouer l'inertie dans ce département poussiéreux, faire mentir les propos ricaneurs de journalistes qui dénigrent la paresse des bureaucrates, l'incurie gouvernementale. Frédérick rêve au jour prochain où il dénoncera la lâcheté d'hommes, qui se résignent à n'être que des pantins habilement manipulés et non des humains dignes de ce qu'ils représentent dans une société conformiste. Il est prêt à se rendre visible, à déranger l'ordre établi par des hommes soumis à leurs habitudes routinières, ne se rendant pas compte — ou ne désirant pas — que les années passent, axées sur une médiocrité étourdissante.
Ce jour-là, chaudement printanier, il doit amener son fils à la garderie, Marieke a une réunion importante, son congé de maternité se termine. Époux et père conciliant, il confiera Nestor à Tania, l'éducatrice de la garderie, non sans avoir été troublé une fois encore par la beauté srilankaise de la jeune femme. Puis, il filera au ministère, jouera les justiciers, plus exactement les don Quichotte, ce qui donnera un sens compensatoire à son existence. Mais les choses ne se dérouleront pas comme Frédérick les avait prévues, son penchant naturel aux distractions lui fera accomplir un acte terrifiant qu'il ne pourra jamais justifier. Ni à Marieke, ni à Gilles, son meilleur ami, ni à son avocat.
Il n'est pas nécessaire d'élaborer davantage sur les causes accidentelles de ce geste irréparable. Seul, Gilles soutient Frédérick. Les bien-pensants le condamnent. Marieke, sur tous les fronts, le repousse, s'enfonce dans une paranoïa inatteignable. Frédérick s'est mis à boire, s'isole dans le sous-sol de la maison, tel un hère dévoyé livré à ses pires démons. Pouvons-nous parler de remords, cette justification semble inadéquate aux maux que ressent dans sa chair ce père au bord de la folie ? Finalement, c'est Marieke qui le sortira de son trou, tant physique que mental. Une semaine à Cuba mettra fin à leur couple.
Il fallait beaucoup de courage pour affronter le spectre de l'enfant mort dans une voiture, garée en plein soleil. La question se pose : comment un parent peut-il oublier son enfant, qu'il soit dans une voiture ou au bord d'une autoroute ? On a l'impression désagréable d'avoir lu de nombreuses fois ce fait divers désolant. Que se passe-t-il dans la tête de personnes responsables pour en arriver à ce point de non-retour ? Quelle fourberie démoniaque manigance la mémoire ancrée dans un état second, qui est celui d'une défaillance inhumaine ? État dépressif ou rancunier comme l'est le personnage de Biz, ou désintéressement soudain de l'être issu de sa propre chair ? Le temps élastique est-il réceptif aux agissements névrosés de certains parents ? Qui peut répondre à cet accablant verdict, personne. Surtout pas soi-même.
Récit narré dans un style soutenu, parfois sarcastique, convenant au thème épineux qu'aborde l'écrivain. La finale ouvre une boucle réconciliatrice sur une nouvelle vie, tant pis si elle tient du rêve, il y a cent manières de survivre à une amputation. Cependant, on émet un doute sur l'avenir de Tania, l'éducatrice de Nestor. Séduisante et sensuelle, fallait-il l'enfermer dans une condition sociale aussi peu enviable ? Les pleurs qu'elle verse avec Frédérick nous semblent superlatifs, en désaccord avec le rôle minoré qu'elle tient dans cette histoire. Ceci est un détail qui ne minimise en rien l'originalité tragique du livre, qui devrait recevoir l'accueil compassé et réfléchi d'un large public.
Naufrage, Biz
Leméac Éditeur, Montréal, 2016, 136 pages
lundi 14 mars 2016
Entre les maux, il y a la fuite ***
Une vie ordinaire, avec femme et enfants, pour un homme extrêmement brillant, nous semble un choix farfelu. On a rêvé pour lui d'un avenir aventurier, inspiré du Grand Nord, symbolisé par le Sahara. Les espaces grandioses, même explorés, déjà conquis, se démesurent quand il s'agit d'ouvrir leurs frontières à tout être un tant soit peu original, de façonner un décor digne de nos espérances. On achève la lecture du roman de Marie Demers, In between.
Après avoir lu un essai éclairé mais exigeant, il nous est difficile de revenir à la facilité reposante de la fiction. Aussi attirant soit-il, un récit basé sur des faits allégoriques, nous déroute. On conçoit qu'un premier roman, avec ses maladresses, ses balbutiements, mérite qu'on s'y attarde indulgemment. On a donc accordé le bénéfice du doute à Marie Demers, jeune auteure qui, débordante d'énergie créatrice, nous a séduite avec ses éléments de fuite. Nous savons que fuir signifie souffrir au-delà du possible, vouloir guérir une profonde blessure que nous sommes incapables d'assumer. Échapper aux êtres qui nous entourent, nous aiment. C'est le cas d'Ariane, vingt et un ans, qui, séjournant en Asie, apprend que son père est mort brusquement. De retour à Montréal, elle va et vient entre sa mère, femme égarée en une perpétuelle adolescence, et sa belle-mère, pas trop abîmée par la perte de son conjoint. On a omis de mentionner que les parents d'Ariane ont divorcé quand celle-ci avait quatorze ans. Première rupture avec son monde coutumier, avec ses études. D'où ce voyage en Asie pour tenter, peut-être, de renouer avec une famille imaginaire. Après les obsèques de son père, elle n'hésitera pas à repartir. Elle choisira l'Argentine. Là-bas, elle sera serveuse, suivra des cours d'espagnol avec Alfredo, trente-cinq ans, de qui elle s'éprendra farouchement. Pour la première fois de sa courte existence, un sentiment amoureux bouleverse sa manière de regarder la vie à travers les yeux d'un homme qui, blessé par une autre femme, ne se décide pas à l'aimer comme elle voudrait l'être. Passionnément. Manque de confiance en lui, manque d'affection parentale en elle. Les deux se confondent sans jamais parvenir à un accord sentimental. Ariane s'éloignera de cet amant qui a peur d'unir un brin de son existence à la sienne, tellement endeuillée.
Sans transition, le lecteur déambule en France, d'abord à Paris, puis à Pau en compagnie d'une Ariane désemparée. C'est l'été, la ville est calme, elle a loué une chambre chez une vieille dame qui la prend en affection. Ariane a maintenant vingt et un ans, la boucle n'est pas encore bouclée, le deuil de son père la submerge ; plus tard, elle lui écrira des lettres qu'il ne recevra jamais. Sa mère lui envoie des textos, narrant ses jeux amoureux avec des hommes rencontrés sur des sites. Sa belle-mère, stable et réaliste, a trouvé avec qui combler sa solitude. À Pau, parmi les jeunes qu'elle fréquentera en suivant des cours de dessin, elle fera la connaissance de Daniel, qu'elle affectionne mais qu'elle n'aime pas. Alfredo dessine son ombre encombrante à laquelle Ariane est incapable d'échapper.
À travers ces périples endeuillés, des réminiscences de l'enfance et de l'adolescence d'Ariane parsèment le roman. Les discordes de ses parents, leur divorce, Diane, la « nouvelle amoureuse » de son père, Jaime, un homme plus âgé, qui la déflorera sur une plage des Caraïbes. Ainsi, nous avançons à pas saccadés dans le passé et le présent d'Ariane jusqu'à parcourir l'Inde avec elle. Elle rencontrera Teresa, amie du moment, avec qui elle se rendra d'une ville à l'autre. Le souvenir d'Alfredo s'est dissous, mais reste, tenace, l'image poignante du père à qui de là, elle adressera une dernière lettre. Il faudra qu'une catastrophe climatique secoue une région de l'Inde pour qu'Ariane choisisse l'une des routes qu'elle s'est douloureusement tracée.
Marie Demers rue dans les brancards hasardeux de l'écriture avec un talent qu'il nous a fait grand bien de découvrir. Il est dommage que son récit n'ait pas fait l'objet d'un travail éditorial plus exigeant. Des ruptures trop brusques, des emballements indomptés, auraient dû être évités. Un resserrement de l'ensemble du récit, surtout le séjour en Inde, aurait apporté plus de rigueur à l'histoire émouvante d'Ariane. Cependant, on n'hésitera pas à recommander ce premier roman, pour suivre la désespérance vagabonde d'une jeune femme intelligente et lucide. Savoir quels baumes modernes elle utilise pour cicatriser ses marasmes intérieurs. En abordant cette critique, on parlait d'indulgence...
In between, Marie Demers
Éditions Hurtubise, Montréal, 2016, 232 pages
Après avoir lu un essai éclairé mais exigeant, il nous est difficile de revenir à la facilité reposante de la fiction. Aussi attirant soit-il, un récit basé sur des faits allégoriques, nous déroute. On conçoit qu'un premier roman, avec ses maladresses, ses balbutiements, mérite qu'on s'y attarde indulgemment. On a donc accordé le bénéfice du doute à Marie Demers, jeune auteure qui, débordante d'énergie créatrice, nous a séduite avec ses éléments de fuite. Nous savons que fuir signifie souffrir au-delà du possible, vouloir guérir une profonde blessure que nous sommes incapables d'assumer. Échapper aux êtres qui nous entourent, nous aiment. C'est le cas d'Ariane, vingt et un ans, qui, séjournant en Asie, apprend que son père est mort brusquement. De retour à Montréal, elle va et vient entre sa mère, femme égarée en une perpétuelle adolescence, et sa belle-mère, pas trop abîmée par la perte de son conjoint. On a omis de mentionner que les parents d'Ariane ont divorcé quand celle-ci avait quatorze ans. Première rupture avec son monde coutumier, avec ses études. D'où ce voyage en Asie pour tenter, peut-être, de renouer avec une famille imaginaire. Après les obsèques de son père, elle n'hésitera pas à repartir. Elle choisira l'Argentine. Là-bas, elle sera serveuse, suivra des cours d'espagnol avec Alfredo, trente-cinq ans, de qui elle s'éprendra farouchement. Pour la première fois de sa courte existence, un sentiment amoureux bouleverse sa manière de regarder la vie à travers les yeux d'un homme qui, blessé par une autre femme, ne se décide pas à l'aimer comme elle voudrait l'être. Passionnément. Manque de confiance en lui, manque d'affection parentale en elle. Les deux se confondent sans jamais parvenir à un accord sentimental. Ariane s'éloignera de cet amant qui a peur d'unir un brin de son existence à la sienne, tellement endeuillée.
Sans transition, le lecteur déambule en France, d'abord à Paris, puis à Pau en compagnie d'une Ariane désemparée. C'est l'été, la ville est calme, elle a loué une chambre chez une vieille dame qui la prend en affection. Ariane a maintenant vingt et un ans, la boucle n'est pas encore bouclée, le deuil de son père la submerge ; plus tard, elle lui écrira des lettres qu'il ne recevra jamais. Sa mère lui envoie des textos, narrant ses jeux amoureux avec des hommes rencontrés sur des sites. Sa belle-mère, stable et réaliste, a trouvé avec qui combler sa solitude. À Pau, parmi les jeunes qu'elle fréquentera en suivant des cours de dessin, elle fera la connaissance de Daniel, qu'elle affectionne mais qu'elle n'aime pas. Alfredo dessine son ombre encombrante à laquelle Ariane est incapable d'échapper.
À travers ces périples endeuillés, des réminiscences de l'enfance et de l'adolescence d'Ariane parsèment le roman. Les discordes de ses parents, leur divorce, Diane, la « nouvelle amoureuse » de son père, Jaime, un homme plus âgé, qui la déflorera sur une plage des Caraïbes. Ainsi, nous avançons à pas saccadés dans le passé et le présent d'Ariane jusqu'à parcourir l'Inde avec elle. Elle rencontrera Teresa, amie du moment, avec qui elle se rendra d'une ville à l'autre. Le souvenir d'Alfredo s'est dissous, mais reste, tenace, l'image poignante du père à qui de là, elle adressera une dernière lettre. Il faudra qu'une catastrophe climatique secoue une région de l'Inde pour qu'Ariane choisisse l'une des routes qu'elle s'est douloureusement tracée.
Marie Demers rue dans les brancards hasardeux de l'écriture avec un talent qu'il nous a fait grand bien de découvrir. Il est dommage que son récit n'ait pas fait l'objet d'un travail éditorial plus exigeant. Des ruptures trop brusques, des emballements indomptés, auraient dû être évités. Un resserrement de l'ensemble du récit, surtout le séjour en Inde, aurait apporté plus de rigueur à l'histoire émouvante d'Ariane. Cependant, on n'hésitera pas à recommander ce premier roman, pour suivre la désespérance vagabonde d'une jeune femme intelligente et lucide. Savoir quels baumes modernes elle utilise pour cicatriser ses marasmes intérieurs. En abordant cette critique, on parlait d'indulgence...
In between, Marie Demers
Éditions Hurtubise, Montréal, 2016, 232 pages
lundi 7 mars 2016
Répression totalitaire *** 1/2
Le temps passe, l'hiver tire à sa fin. Allègrement, on envisage les prochains mois qui nous éloigneront des livres, nous propulseront vers des projets tout autres. On se rapprochera de personnes qui nous ressemblent, savent se taire quand il le faut. Au soleil, notre mémoire caméléon retiendra l'essentiel de ce qu'il faut entendre. Oasis rigoureuse où les fâcheux n'auront aucune place. On les laissera très loin derrière, à mâchouiller leurs rancœurs. On parle du roman de Sergio Kokis, Un petit livre.
On connaît peu l'œuvre prolifique de cet écrivain, lauréat de grands prix littéraires. Pourquoi lit-on un livre plutôt qu'un autre ? Question à laquelle on ne saurait répondre. Cette fois, le hasard a mis entre nos mains le dernier opus de Kokis, on ne pouvait passer outre. L'homme qui fait les frais de cette histoire crispante s'appelle Anton Antonitch Setotchkine, il a trente-neuf ans, est chargé de cours de langue et de littérature russes à l'Institut de formation des maîtres de Moscou. C'est la fin de l'année universitaire, ce soir-là, le professeur rapporte chez lui les dissertations de ses étudiants, ne se doutant pas du danger qui le guette. Une de ses étudiantes parmi les plus douées, et dont le père est un haut gradé de l'armée, en guise d'examen final a glissé dans sa « besace » un livre subversif signé Ievgueni Ivanovitch Zamiatine, accompagné d'une note explicative. Nous sommes au début des années 1930, Joseph Staline est au pouvoir et a établi une dictature personnelle. La délation bat son plein, chacun se méfie de jusqu'à son ombre. Dès 1921, le livre de Zamiatine, Nous autres, est censuré par le régime soviétique, son auteur a dû s'exiler en France où il mourra dans la misère.
Terrorisé, aidé de vodka et de cigarettes, sécurisé par l'absence momentanée de sa femme, Setotchkine lira l'ouvrage, nous fera part de son mariage désastreux avec une de ses anciennes étudiantes, de quatorze ans de moins que lui. Son parcours d'homme timide, introverti, son retour de la Première Guerre en 1918. Usant d'introspection, il finira par admettre qu'il est un dissident qui s'ignorait. Le livre de Zamiatine lui a révélé d'où lui venait son obscure marginalité. Pour son bien-être mental, il aimerait le remettre à la jeune femme qui s'est permis une telle indiscrétion. Le lendemain, arpentant les couloirs et la cantine de l'université, il ne peut que constater son absence. Après bien des tourments d'ordre paranoïaque, il finira par laisser le livre dans sa besace. Plus tard, il sera arrêté pour une raison à laquelle il ne s'attendait pas. De fil en aiguille traîtresse, il sera suspecté de rébellion intellectuelle, ce qu'il admettra face à un inspecteur contaminé par l'absurdité de la machine totalitaire soviétique. Des interrogatoires exténuants, des nuits éprouvantes, enfermé dans une prison sordide, Setotchkine sera condamné à l'exil. Entretemps, il apprendra qui l'a dénoncé, qui l'a surpris dans un état d'angoisse intermittente, lui qui, solitaire, n'aspire qu'à lire Dostoïevski dans un coin de son minuscule appartement.
Roman poignant où l'intelligence des dialogues nous montre à quel point il est simple de détourner un être de ses fonctions initiales, celles qui le responsabilisent, émancipent ses choix. Simple mais aussi risqué, l'absurde étant dépeint ici dans son entièreté grotesque, impuissant à élaborer une inférence sereine, incontestable. Les entretiens entre le professeur et l'inspecteur sont d'une humanité cruelle qu'il eût été rassurant de démonter, imitant en cela le père de l'étudiante, qui se rallie secrètement à la cause désespérée de Setotchkine, intervenant jusqu'à son départ en exil, au nord du Kazakhstan. Étonnamment, on a ressenti que les hommes de cette histoire, se situant à une époque peu éloignée de la nôtre, étaient empreints d'une fatidique lassitude morale, comme s'ils attendaient qu'une chose trop lourde allège leur fardeau. Il est impossible que l'inspecteur Piatakov, interrogeant habilement Setotchkine, n'ait pas envié le philosophique raisonnement de ses propos. Ramené à ce qu'il est devenu, confronté de temps à autre à lui-même sous la forme d'un double incorruptible, on se dit que sa tranquillité d'esprit devait être enraillée par des absurdités bureaucratiques auxquelles il lui était impossible d'échapper.
Hormis l'évocation d'une Russie sous influence politique meurtrière, Sergio Kokis rend hommage à l'écrivain Ievgueni Zamiatine qu'il cite en exergue. Il avise le lecteur de la force d'un individualisme constructif, d'une solitude nourricière, ces deux conjonctures s'avérant sources d'aspirations créatrices, apprises durant les phases nombrables de liberté et non sous le joug d'une poignée d'hommes affamés de pouvoir, développant méfiance délatrice et paroles mensongères, la peur de l'autre affranchissant les pires bassesses. Une société future devant se convertir au bonheur collectif, régie par un État Unique, comme le mentionne Ievgueni Zamiatine dans son brûlot visionnaire, Nous autres, publié la première fois à l'étranger, en 1924, tôt ou tard, se pulvérise, se désagrège.
Un petit livre, Sergio Kokis
Lévesque éditeur, Montréal, 2016, 224 pages
On connaît peu l'œuvre prolifique de cet écrivain, lauréat de grands prix littéraires. Pourquoi lit-on un livre plutôt qu'un autre ? Question à laquelle on ne saurait répondre. Cette fois, le hasard a mis entre nos mains le dernier opus de Kokis, on ne pouvait passer outre. L'homme qui fait les frais de cette histoire crispante s'appelle Anton Antonitch Setotchkine, il a trente-neuf ans, est chargé de cours de langue et de littérature russes à l'Institut de formation des maîtres de Moscou. C'est la fin de l'année universitaire, ce soir-là, le professeur rapporte chez lui les dissertations de ses étudiants, ne se doutant pas du danger qui le guette. Une de ses étudiantes parmi les plus douées, et dont le père est un haut gradé de l'armée, en guise d'examen final a glissé dans sa « besace » un livre subversif signé Ievgueni Ivanovitch Zamiatine, accompagné d'une note explicative. Nous sommes au début des années 1930, Joseph Staline est au pouvoir et a établi une dictature personnelle. La délation bat son plein, chacun se méfie de jusqu'à son ombre. Dès 1921, le livre de Zamiatine, Nous autres, est censuré par le régime soviétique, son auteur a dû s'exiler en France où il mourra dans la misère.
Terrorisé, aidé de vodka et de cigarettes, sécurisé par l'absence momentanée de sa femme, Setotchkine lira l'ouvrage, nous fera part de son mariage désastreux avec une de ses anciennes étudiantes, de quatorze ans de moins que lui. Son parcours d'homme timide, introverti, son retour de la Première Guerre en 1918. Usant d'introspection, il finira par admettre qu'il est un dissident qui s'ignorait. Le livre de Zamiatine lui a révélé d'où lui venait son obscure marginalité. Pour son bien-être mental, il aimerait le remettre à la jeune femme qui s'est permis une telle indiscrétion. Le lendemain, arpentant les couloirs et la cantine de l'université, il ne peut que constater son absence. Après bien des tourments d'ordre paranoïaque, il finira par laisser le livre dans sa besace. Plus tard, il sera arrêté pour une raison à laquelle il ne s'attendait pas. De fil en aiguille traîtresse, il sera suspecté de rébellion intellectuelle, ce qu'il admettra face à un inspecteur contaminé par l'absurdité de la machine totalitaire soviétique. Des interrogatoires exténuants, des nuits éprouvantes, enfermé dans une prison sordide, Setotchkine sera condamné à l'exil. Entretemps, il apprendra qui l'a dénoncé, qui l'a surpris dans un état d'angoisse intermittente, lui qui, solitaire, n'aspire qu'à lire Dostoïevski dans un coin de son minuscule appartement.
Roman poignant où l'intelligence des dialogues nous montre à quel point il est simple de détourner un être de ses fonctions initiales, celles qui le responsabilisent, émancipent ses choix. Simple mais aussi risqué, l'absurde étant dépeint ici dans son entièreté grotesque, impuissant à élaborer une inférence sereine, incontestable. Les entretiens entre le professeur et l'inspecteur sont d'une humanité cruelle qu'il eût été rassurant de démonter, imitant en cela le père de l'étudiante, qui se rallie secrètement à la cause désespérée de Setotchkine, intervenant jusqu'à son départ en exil, au nord du Kazakhstan. Étonnamment, on a ressenti que les hommes de cette histoire, se situant à une époque peu éloignée de la nôtre, étaient empreints d'une fatidique lassitude morale, comme s'ils attendaient qu'une chose trop lourde allège leur fardeau. Il est impossible que l'inspecteur Piatakov, interrogeant habilement Setotchkine, n'ait pas envié le philosophique raisonnement de ses propos. Ramené à ce qu'il est devenu, confronté de temps à autre à lui-même sous la forme d'un double incorruptible, on se dit que sa tranquillité d'esprit devait être enraillée par des absurdités bureaucratiques auxquelles il lui était impossible d'échapper.
Hormis l'évocation d'une Russie sous influence politique meurtrière, Sergio Kokis rend hommage à l'écrivain Ievgueni Zamiatine qu'il cite en exergue. Il avise le lecteur de la force d'un individualisme constructif, d'une solitude nourricière, ces deux conjonctures s'avérant sources d'aspirations créatrices, apprises durant les phases nombrables de liberté et non sous le joug d'une poignée d'hommes affamés de pouvoir, développant méfiance délatrice et paroles mensongères, la peur de l'autre affranchissant les pires bassesses. Une société future devant se convertir au bonheur collectif, régie par un État Unique, comme le mentionne Ievgueni Zamiatine dans son brûlot visionnaire, Nous autres, publié la première fois à l'étranger, en 1924, tôt ou tard, se pulvérise, se désagrège.
Un petit livre, Sergio Kokis
Lévesque éditeur, Montréal, 2016, 224 pages
mardi 1 mars 2016
Le champ magnétique de l'amour ****
Hiver inévitable malgré quelques sursauts de tiédeur en décembre. Neige grise en ville, neige blanche dans les campagnes. Les arbres du parc dégoulinent de larmes glacées, les écureuils panachent leur queue, s'en recouvrent le museau. Les canards de l'étang ne seront de retour qu'en mai. Le temps de mourir d'ici l'éclosion des fleurs, le friselis des pelouses. En attendant de cligner des yeux face au soleil bienfaisant sur la peau, on commente le roman de Sean Michaels, Corps conducteurs.
C'est une vie légendaire que nous propose le jeune écrivain. Celle de Léon Termen, inventeur du thérémine, premier instrument de musique électronique. En fait, il se nommait Lev Sergueïevitch Termen. Né en 1896 à Saint-Pétersbourg, il relate son histoire exceptionnelle à bord du bateau qui le ramène en Russie. Séquestré dans sa cabine, il s'adresse à la femme aimée, la plus grande interprète de thérémine, Clara Rockmore. Amour à sens unique qui nourrira le génie de Léon Termen, ingénieur touche-à-tout fasciné par l'électromagnétisme, les effets de l'électricité. Il ne vivra qu'à travers des prismes sonores d'inventivité, de torpeur amoureuse, de crédulité insouciante envers ses semblables.
Si Termen ne croyait pas au destin, sa vie s'en imprégna, les circonstances historiques et sociétales le façonnant pour le meilleur et pour le pire. Il visita l'Europe, retourna en Russie où il inventa le thérémine. Il présentera son instrument à Vladimir Ilitch Lénine, alors au pouvoir, qui s'en éprendra. Grâce à ce dernier, lors de tournées et de conférences, il démontra au peuple russe les capacités étonnantes de cet instrument. À Berlin, il a fait la connaissance d'un homme suspect, Pash, qui aura une influence compromettante sur lui. L'homme deviendra son agent, son gérant. Ensemble, ils partiront en Amérique, où peu de temps après leur arrivée, la presse internationale louera les découvertes de Termen, qui séduisent les hommes d'affaires, les industriels, les musiciens, les compositeurs. Ébloui mais lucide, Termen se rend compte que les artifices environnants ne lui suffisent pas. Il est un chercheur, pas un mondain. Pourtant, il sera adulé, sollicité pour son génie, estimé pour son charisme. Sa vie est une fête qui se déroulera pendant onze ans. Il ouvrira le premier studio Thérémine à New York, qui sera fréquenté par des danseurs, des compositeurs célèbres et, lui, Termen, vautré dans ses bocaux pleins d'écrous, de boulons, de tournevis. De câbles, de matériel électrique. Il fera la connaissance de Clara Rockmore, la femme qui deviendra son unique amour. Plus tard, elle refusera de l'épouser. Lors d'un concert, il apprendra son mariage. Brisé, dépité, il épousera la danseuse noire américaine, Lavinia Williams.
Pendant ce temps de fastes, le piège se resserre. Pash a disparu, deux hommes, à figure patibulaire, Karl et Karl, donnent rendez-vous régulièrement à Termen dans un « casse-croûte » anonyme. S'ajoute à ces sournoises menaces, le crash de 1929 qui secouera l'Amérique. RCA, qui a signé avec l'ingénieur une entente de commercialisation du thérémine, change ses plans. Plus tard, quand il sera accusé de plagiat par la De Forest Radio Company, RCA retirera les thérémines du marché. Lénine est mort, Joseph Staline lui succède, Termen sera sommé de rentrer expressément au pays. Il devra abandonner ses biens, au point que ses amis croiront qu'il a été assassiné. Même Lavinia, sa femme, à la suite de démarches dans les ambassades, n'aura plus de ses nouvelles.
Le livre étant une sorte de biographie libre, l'auteur ayant prêté à son personnage des rôles fictifs, nous débordons de sa teneur pour entrer dans la terrifiante odyssée qui attend Lev Sergueïevitch après son arrivée à Léningrad. Très vite, il sera convoqué dans les bureaux du NKVD, interrogé avec une violence psychologique insensée qui lui fait avouer ce qu'il n'a jamais été : un espion à la solde des États-Unis. Condamné à huit ans de goulag, il connaîtra l'humiliation, la famine, entouré de dangereux criminels. Après plusieurs mois de souffrance inhumaine, son ingéniosité de savant lui vaudra d'être rappelé à Moscou. Enfermé avec d'autres scientifiques dans une charachka, laboratoire surveillé par la police secrète du Kremlin, il inventera le système d'écoute Bourane, précurseur du micro-espion laser, utilisé pour espionner les ambassades européennes à Moscou. Après sa libération, en 1947, il continuera ses recherches. Deux ans avant sa mort, en 1993, il se rendra à New York pour, une ultime fois, revoir Clara Rockmore.
Roman magistral où les péripéties se chevauchent, renouant avec une époque aujourd'hui révolue. Les folles années du début du XXe siècle. La Seconde Guerre mondiale balaiera la facilité frivole commune aux grandes capitales. Années extravagantes — celles aussi de la Prohibition — qui ne pouvaient durer sans que la tragédie humaine ne les saccage. Époque qui a servi le génie de certains hommes, comme le fut Léon Termen, admiré par une société qui, au fond, lui ressemblait, le soustrayait aux responsabilités auxquelles il n'a su faire face, ce qu'avait pressenti Clara Rockmore, malgré sa jeunesse. Les temps forts du roman, sinon électrisés, conduisent le lecteur vers des fins plausibles qui n'en sont pas, le thérémine passionnant les musiciens contemporains.
L'excellence de la traduction par l'écrivaine Catherine Leroux est à souligner. Le dynamisme de l'écriture, orchestrée par Sean Michaels, retentissant dans les airs, si chers à Lev Termen, sa vie ayant été un souffle brûlant s'appesantissant sur les êtres et les choses qu'il approchait. Catherine Leroux, avec virtuosité, s'est faite la fidèle interprète de ce roman biographique fascinant.
Cette première œuvre a valu à Sean Michaels le prestigieux prix Giller.
Corps conducteurs, Sean Michaels
Traduction de l'anglais par Catherine Leroux
Éditions Alto, Québec, 2015, 392 pages
C'est une vie légendaire que nous propose le jeune écrivain. Celle de Léon Termen, inventeur du thérémine, premier instrument de musique électronique. En fait, il se nommait Lev Sergueïevitch Termen. Né en 1896 à Saint-Pétersbourg, il relate son histoire exceptionnelle à bord du bateau qui le ramène en Russie. Séquestré dans sa cabine, il s'adresse à la femme aimée, la plus grande interprète de thérémine, Clara Rockmore. Amour à sens unique qui nourrira le génie de Léon Termen, ingénieur touche-à-tout fasciné par l'électromagnétisme, les effets de l'électricité. Il ne vivra qu'à travers des prismes sonores d'inventivité, de torpeur amoureuse, de crédulité insouciante envers ses semblables.
Si Termen ne croyait pas au destin, sa vie s'en imprégna, les circonstances historiques et sociétales le façonnant pour le meilleur et pour le pire. Il visita l'Europe, retourna en Russie où il inventa le thérémine. Il présentera son instrument à Vladimir Ilitch Lénine, alors au pouvoir, qui s'en éprendra. Grâce à ce dernier, lors de tournées et de conférences, il démontra au peuple russe les capacités étonnantes de cet instrument. À Berlin, il a fait la connaissance d'un homme suspect, Pash, qui aura une influence compromettante sur lui. L'homme deviendra son agent, son gérant. Ensemble, ils partiront en Amérique, où peu de temps après leur arrivée, la presse internationale louera les découvertes de Termen, qui séduisent les hommes d'affaires, les industriels, les musiciens, les compositeurs. Ébloui mais lucide, Termen se rend compte que les artifices environnants ne lui suffisent pas. Il est un chercheur, pas un mondain. Pourtant, il sera adulé, sollicité pour son génie, estimé pour son charisme. Sa vie est une fête qui se déroulera pendant onze ans. Il ouvrira le premier studio Thérémine à New York, qui sera fréquenté par des danseurs, des compositeurs célèbres et, lui, Termen, vautré dans ses bocaux pleins d'écrous, de boulons, de tournevis. De câbles, de matériel électrique. Il fera la connaissance de Clara Rockmore, la femme qui deviendra son unique amour. Plus tard, elle refusera de l'épouser. Lors d'un concert, il apprendra son mariage. Brisé, dépité, il épousera la danseuse noire américaine, Lavinia Williams.
Pendant ce temps de fastes, le piège se resserre. Pash a disparu, deux hommes, à figure patibulaire, Karl et Karl, donnent rendez-vous régulièrement à Termen dans un « casse-croûte » anonyme. S'ajoute à ces sournoises menaces, le crash de 1929 qui secouera l'Amérique. RCA, qui a signé avec l'ingénieur une entente de commercialisation du thérémine, change ses plans. Plus tard, quand il sera accusé de plagiat par la De Forest Radio Company, RCA retirera les thérémines du marché. Lénine est mort, Joseph Staline lui succède, Termen sera sommé de rentrer expressément au pays. Il devra abandonner ses biens, au point que ses amis croiront qu'il a été assassiné. Même Lavinia, sa femme, à la suite de démarches dans les ambassades, n'aura plus de ses nouvelles.
Le livre étant une sorte de biographie libre, l'auteur ayant prêté à son personnage des rôles fictifs, nous débordons de sa teneur pour entrer dans la terrifiante odyssée qui attend Lev Sergueïevitch après son arrivée à Léningrad. Très vite, il sera convoqué dans les bureaux du NKVD, interrogé avec une violence psychologique insensée qui lui fait avouer ce qu'il n'a jamais été : un espion à la solde des États-Unis. Condamné à huit ans de goulag, il connaîtra l'humiliation, la famine, entouré de dangereux criminels. Après plusieurs mois de souffrance inhumaine, son ingéniosité de savant lui vaudra d'être rappelé à Moscou. Enfermé avec d'autres scientifiques dans une charachka, laboratoire surveillé par la police secrète du Kremlin, il inventera le système d'écoute Bourane, précurseur du micro-espion laser, utilisé pour espionner les ambassades européennes à Moscou. Après sa libération, en 1947, il continuera ses recherches. Deux ans avant sa mort, en 1993, il se rendra à New York pour, une ultime fois, revoir Clara Rockmore.
Roman magistral où les péripéties se chevauchent, renouant avec une époque aujourd'hui révolue. Les folles années du début du XXe siècle. La Seconde Guerre mondiale balaiera la facilité frivole commune aux grandes capitales. Années extravagantes — celles aussi de la Prohibition — qui ne pouvaient durer sans que la tragédie humaine ne les saccage. Époque qui a servi le génie de certains hommes, comme le fut Léon Termen, admiré par une société qui, au fond, lui ressemblait, le soustrayait aux responsabilités auxquelles il n'a su faire face, ce qu'avait pressenti Clara Rockmore, malgré sa jeunesse. Les temps forts du roman, sinon électrisés, conduisent le lecteur vers des fins plausibles qui n'en sont pas, le thérémine passionnant les musiciens contemporains.
L'excellence de la traduction par l'écrivaine Catherine Leroux est à souligner. Le dynamisme de l'écriture, orchestrée par Sean Michaels, retentissant dans les airs, si chers à Lev Termen, sa vie ayant été un souffle brûlant s'appesantissant sur les êtres et les choses qu'il approchait. Catherine Leroux, avec virtuosité, s'est faite la fidèle interprète de ce roman biographique fascinant.
Cette première œuvre a valu à Sean Michaels le prestigieux prix Giller.
Corps conducteurs, Sean Michaels
Traduction de l'anglais par Catherine Leroux
Éditions Alto, Québec, 2015, 392 pages
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