Fatigue ce matin pourtant ensoleillé. Fatigue généralisée que le monde ressent ayant pour moteur essentiel, la pandémie qui va et vient dangereusement. Les guerres fratricides, les pays qui crient famine. Les nantis indifférents à la misère humaine, qui ne pensent qu'à s'enrichir davantage. Le parti pris d'organismes internationaux qui penchent du côté du plus puissant. Cercle vicieux qui nous persuade que l'homme, symbole authentique de l'humanité, n'est pas encore de ce monde. On a lu le récit de Baptiste Thery-Guilbert, Pas dire.
Des livres nous surprennent encore par leur thématique inattendue. Au premier abord, ces livres ne paient pas de mine, ils se font discrets sous la pile d'ouvrages aux nombreuses pages, celles-ci ne justifiant pas toujours leur teneur délayée. À la fin de la saison printanière, c'est un de ces petits opus qui a retenu notre attention. L'histoire est connue, une rupture amoureuse, passion échevelée, décorée de Paris durant les années 1987-1992, époque où le sida s'en donnait à cœur triste et mortel. Qui dit sida sous-entend homosexualité, métaphore douloureuse pour décourager les hommes qui s'aiment, ne démordent pas de leurs sentiments encore réprouvés par une morale rigoureuse instaurée dans notre société bien-pensante.
Étonnante confession d'un jeune homme de vingt-trois ans. Il se souvient avec une souffrance aiguë de sa liaison avec un garçon de son âge. La mémoire l'emporte, c'est un flot discontinu de réminiscences toujours vives. Les sentiments sont tellement passionnels que le nom de son partenaire est biffé d'un trait noir, il l'appelle l'autre. Des témoins, abordés de loin, se souviennent eux aussi, ne semblent pas comprendre que le narrateur se soit compromis dans cette liaison démentielle. Il se prétend un voleur, cette histoire ne lui appartient pas exclusivement. Il narre les faits sans le consentement de son ex-amoureux. Ce sont des fragments, comme souvent cela se passe, embellis ou dévastateurs. Amour et haine se désagrègent à mesure que nous faisons connaissance du partenaire, exigeant et capricieux. Qui bannit les hommes. Désirant fréquenter des femmes, il s'attarde devant une vitrine de lingerie féminine. Repère accablant, comme pour se fustiger, le narrateur nous apprend que leur ami Bastien est mort du sida.
De temps à autre, intervient la famille. Des parents qui font la sourde oreille à l'orientation sexuelle de leur fils, sans toutefois juger ses attirances. Un frère ainé, dépressif, qui reproche à son cadet son départ de la demeure familiale. Le narrateur est un écrivain en herbe, qui confie son manuscrit à Mathieu, nous ne savons trop ce que fait ce dernier. Flou des amis proches, flou d'un « ami commun » avec qui il dine. Et ces flous renforcent l'imaginaire, ces individus ne faisant que passer occasionnellement dans le discours confessionnel du narrateur. Écrire des notes sur sa liaison avec l'autre suffit-il pour se venger, se délivrer d'années trop plombées, trop imprégnées d'une adolescence mal dégrossie qui les aurait poussés l'un vers l'autre ? Il affirme que ces notes feront mal si on les découvre. « Reste l'écriture lorsque la parole est interdite. » Ambivalence et dualité de son comportement. Des scènes sexuelles, sans préliminaires, narcissiques de la part de l'autre, l'affrontement érotique à même les peaux attise le désir épidermique. Nous apprenons que l'ami Hervé, lui aussi, est mort du sida, il n'est plus là pour adoucir les larmes amères du narrateur, ni pour entendre ses rires excessifs. Téléphoner s'avère un moyen pratique pour éviter de parler, de mentir, de faire silence. Démanteler à tout prix ce qui fut. Les rendez-vous ne s'avèrent que tricherie inconsistante. Il espère que ses rencontres avec leurs amis, leurs mots parviennent aux oreilles de son amant. Ne veulent-ils pas se rendre fous l'un de l'autre ?
Peu de femmes dans ce monde encombré d'hommes. Iris, une amie de qui parfois il garde la fille. Natalia, la gardienne de l'immeuble. La mère n'a « pas l'air d'aller fort » depuis que les deux fils ont quitté la maison. Des allusions plutôt que des confidences. Une invitation à souper avec l'autre. Une soirée chez des amis. Confidences malencontreuses de l'autre qui incite le narrateur à vouloir le tuer. Le récit se situe sans aucun point de repères : le passé, le présent s'entremêlent, attisant la souffrance mais jamais jusqu'au point de rupture. Le narrateur laisse entendre qu'ils se connaissent depuis de longues années, le temps lui-même se dissoud en quelques phrases évocatrices. Il a été tenté de nier cet amour naissant, sans y parvenir, pas mieux qu'il ne réussit à rompre. Effet de miroir entre l'enfance innocente, l'adolescence avortée, sans discontinuer l'autre s'y contemple. Source de Jouvence qui nous rappelle le roman de l'écrivain irlandais Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray. Vieillir, c'est tout perdre. Souffrons, mais gardons-nous violents, comme nous le sommes quand le noir et le blanc gouvernent nos actes. Le gris se faufile dans les cheveux de l'âge mûr. Des moments de douceur glissent entre la brusquerie des rapports sexuels et quand l'autre « cesse sa comédie, son corps tremble sous mes caresses. » Reniement constant de l'autre qui s'efforce de ne pas aimer les hommes. Affirmation craintive du narrateur qui s'attribue le rôle protecteur du père, du frère, de l'amant.
Ponctuée de phrases incisives, sous une apparence de trompeuse simplicité, que la première personne du singulier rehausse, cette histoire, à peine une fiction, exige une grande attention de lecture. Les souvenances allant dans plusieurs sens allusifs, comme autant de métastases symbolisant l'horrible maladie dont sont morts Bastien et Hervé, redoutée par l'autre, témoignent de leur attraction irrépressible pour son compagnon. De cet imbroglio amoureux nous retenons qu'aimer est épuisant, ce qui est véridique. Nous devons ne penser à rien. Devenir neutre. Est-ce possible cette viduité martelant des sentiments qui, eux-mêmes, ne savent s'épuiser ? La finitude s'étire sans conclure lorsque dans un café, l'autre donne un rendez-vous péremptoire, sans réplique, au narrateur, la boucle ne faisant que se nouer, plus suffocante. Une corde où pendre nos certitudes qu'on ne peut toujours dire...
Pas dire, Baptiste Thery-Guilbert
Collection Sauvage
Annika Parance Éditeur, Montréal, 2021, 110 pages