On ne sait trop pourquoi, on ressent une extrême lourdeur dans le monde, comme si tout allait mal ou sur le point de s'effondrer. Un tout insidieux qu'on ne saurait identifier. Un univers de plomb, parfois de cendres, rarement de pollen allégeant l'air tout juste respirable. Partagée entre ville et campagne, rien ne différencie notre malaise. On attend qu'implose ou qu'explose notre prémonition à la Cassandre. On a lu le récit de David Turgeon, La raison vient à Carolus.
Comme on a raison de préférer la qualité à la quantité. Il n'est pas nécessaire qu'un livre étale indéfiniment les comportements de ses protagonistes, devenus parfois ennuyeux. Il suffit d'un texte bref pour nous séduire, nous apprendre à lire entre les lignes, accompagner du mieux qu'on peut le narrateur dans ses contradictions. Ce qu'on a ressenti en lisant le récit de David Turgeon, publié une première fois en 2013, puis nouvellement réapparu chez le même éditeur avec, on doit le dire, un grand plaisir. Une raison recevable pour justifier l'immense talent de cet écrivain discret. Sa manière d'écrire, de faire parler, et même penser le narrateur, nous ravit, quelques subjonctifs de l'imparfait nous ayant reportée aux livres qui nous ont le plus nourrie de leur savoir.
Que se passe-t-il dans cette histoire intimiste ? L'essentiel d'une amitié sauvée des eaux. Dans la cave du narrateur, l'eau s'accumule risquant de noyer plusieurs boites empilées à même le sol, dont les archives de Carolus. L'homme les remonte, avoue ne jamais les avoir ouvertes. Alors qu'il attend le plombier, il se remémore Carolus qu'il a connu durant leur enfance. Relation au premier abord de bon voisinage, les deux habitant l'un près de l'autre : un sous-bois et un ruisseau délimitent leur point de ralliement. Souvenirs approximatifs desquels le narrateur se défend. Manque affectif pour l'un et pour l'autre, l'un a une sœur qui ne lui suffit pas, l'autre est un enfant unique. C'est un après-midi qu'a surgi Carolus, sorti du sous-bois. Des souvenirs de jeux, d'intérêts communs, de l'anniversaire de Carolus. Il a sept ans, sa mère affirme que cet âge est celui de la raison. Le narrateur ressasse ses souvenirs sans avoir encore ouvert une boite, leur nombre le surprend, attise sa curiosité. Carolus aimait les livres, leur assemblage davantage que leurs histoires. Il avait découvert que pliant deux feuilles ensemble, elles étaient déjà un livre. Très jeune, il inventera les aventures de C. P. , personnage qui fascinera son camarade. Les relisant dans son salon, le narrateur éprouvera un malaise, retraçant l'enfant qui a dessiné ces pages. Carolus était un garçon déterminé, pragmatique, ses dessins, souvent mathématiques, étonnent aujourd'hui le narrateur qui découvre les labyrinthes, autre jeu inventé par Carolus, sur lesquels les deux se penchent, se perdent, et rêvent.
Le plombier n'arrivant toujours pas, le narrateur revient à lui-même. À ses quatorze ans, à ses études au pensionnat, à ses balades dans la ville. Il y rencontrera Carolus, perdu de vue depuis plusieurs années. Il habite chez son père, dans un appartement austère, brièvement dépeint par le narrateur d'alors, réalisant tout à coup que les vacances approchent. Qu'est devenu Carolus ? Celui-ci prétend avoir oublié sa « vie précédente ». De l'époque de ses sept ans. Il ne se souvient pas de son camarade, l'ayant exclu de l'enfance. Le plombier en retard sert de prétexte au narrateur pour s'interroger sur les intentions de Carolus, à propos de ses dessins d'enfant, comme ceux des labyrinthes, concluant que la vie elle-même en est un, insoluble. Carolus a grandi, il se soustrait à ses sept ans, « l'enfance lui pesait. » Une belle occasion de se rappeler Macha, née le même jour que lui. Fille dépeinte physiquement, qui deviendra un jour la femme du narrateur. Portraits juvéniles de Carolus qui remplissent le récit, des babioles d'adolescent, tout ceci découvert dans une boite. Qui nous ramènent à Macha, retrouvée chez des amis communs. Diversion autour de disques, comme pour ne pas s'attarder inutilement sur le temps qui déroule, sur la pluie qui tombe, sur Carolus qui n'aimait pas les chats, ni les autres animaux. Son animal préféré étant l'humain. Affectation symbolique de Carolus qui se déjoue de ses préférences, ou bien est-ce la mémoire du narrateur qui minimise ses écarts oublieux ? Après des trésors soutirés d'autres boites, le narrateur se souvient de ses quatorze ans à regarder un film avec Macha et Carolus. Pour une fois disert, Carolus prophétise que les hommes disparaitront de cette planète, ne resteront que le femmes, faisant éclater de rire Macha, qui émet des perspectives masculines amusantes, contrariant Carolus. Retournant vivre chez sa mère, Carolus disparaitra à nouveau de la vie du narrateur, qui s'est rapproché de Macha. Ce sont les dernières années d'adolescence, la jeune fille sérieuse qu'elle est envisage d'étudier l'astrophysique, alors que le narrateur essaie de trouver le moyen de devenir riche. Ce qu'il ne sera jamais, mais sa profession lui offrira une existence aisée. Dans ce temps présent raccordé à d'innombrables éclairs de lucidité, il réalise que Carolus n'avait pas d'amis, que leur amitié avait quelque chose de « revêche », un arrangement pour tromper le vide que ni l'un ni l'autre ne savaient nommer.
Chaque boite ayant été dépouillée d'un brin de son passé enfantin et adolescent, le narrateur se réfugie dans la banalité de l'instant, comme celui de téléphoner à son associé, retraité. À son fils, celui-ci lui donnant des nouvelles de sa mère. On devine que cette femme n'est pas Macha, même s'il se remémore ses noces avec elle. Un séjour dans une auberge où ils étaient quasiment seuls. Réminiscences douloureuses que les boites renferment, nous font penser à une sculpture de Jean-Louis Corby, elles sont si lourdes à ramasser, tels des linceuls ne contenant plus que des os décharnés... Récit poignant, où la solitude l'emporte sur la présence d'êtres à peine ébauchés mais présents au long du voyage d'un homme qui, les bras tendus vers sa propre nuit, ne parvient pas à débroussailler les ronces qui depuis des décennies, ont occulté sa vie d'adulte. Souvent, un détail, telle l'eau assiégeant une cave, nous remet à flot, nous empêche de nous asphyxier, de nous noyer dans nos propres refus. Le plombier ne viendra pas, n'importe au narrateur, ses sept ans miroitent ceux de Carolus, un souvenir de sa mère l'enveloppe dans la couverture de laine de ses oublis volontaires...
La raison vient à Carolus, David Turgeon
Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2013/2021, 96 pages