Sortant du cinéma avec un ami, celui-ci était bouleversé par le sujet dramatique du film. Assis à une terrasse, nous étions silencieux, presque tendus. Alors qu'on ne s'y attendait pas, l'ami s'est mis à pleurer doucement, des larmes rondes coulaient sur ses joues jusqu'à son menton. Étant d'une génération où les hommes ne devaient pas dévoiler leurs états d'âme, on a été touchée par la sincérité avec laquelle l'ami mettait à nu ses émotions. On termine de lire le deuxième roman de Hélène Custeau, Tant qu'il y aura des rivières.
Douze individus, hommes et femmes, morcellent le récit. Ils se sont aimés, se sont quittés, parfois regrettent de s'être laissés emporter par une décision impulsive. Lassitude ou colère. Naïveté de penser qu'un être différent se montrerait plus compréhensif et complice. Ultime erreur qui pousse au geste fatal ; amère déception qui écarte l'amour, jamais atteint, dans ses retranchements. Tout d'abord, nous faisons connaissance avec Lisa, vingt-sept ans. Hospitalisée, elle a fait une tentative de suicide après que son amant, Antoine, l'a quittée. Dans la même chambre, Réjeanne, femme de ménage de deux cents livres, occupe l'autre lit. Elle s'est trompée dans le décompte de ses tranquillisants, se lamente sur l'absence de son fils. La parole est à Antoine, séducteur invétéré, qui se défend d'aimer Lisa. Chez elle, Réjeanne a préparé un repas pour fêter son soixantième anniversaire. Encore une fois son fils s'est défilé. Désespérée, elle oscille entre la boulimie et le chant italien. Puis, intervient Mona qui apprend qu'elle a un cancer du sein. Elle a quitté Gabriel qui vit comme un « sauvage » en Abitibi. Ensemble, ils ont eu deux enfants, Lisa et Francis. Elle tient un salon de coiffure, s'est associée à Kevin, coiffeur comme elle. Francis se réveille dans sa chambre minable, le cœur nauséeux de son « bad trip ». Sa copine, Nahima, le prévient qu'ils n'ont plus un sou, que le frigidaire est vide. Kevin est chez Mona. Il hésite entre prendre soin de sa patronne, qui dépérit à force de chimiothérapie, et son vieil amant. Dans le cabinet du docteur Demers, Lisa lui annonce qu'elle ne reviendra plus. Elle est guérie, elle a un nouvel amant. Fou amoureux d'elle, docteur Demers remettra sa profession de psychanalyste en question. Catherine, journaliste, amie de Lisa, accorde une entrevue au premier ministre, imaginaire, du Québec. Une satire sans complaisance sur le comportement infatué d'un homme politique. Olivier, violoniste, bénévole dans l'hôpital où ont été soignées Lisa et Réjeanne, patiente en pleine chaleur caniculaire : un ex-soldat de la guerre en Afghanistan menace de se lancer du pont de Québec. Sur l'autoroute bloquée, il se liera avec un autre Olivier. Hilarant et grinçant. Nahima a été rejetée par Francis quand elle lui a appris sa grossesse. Triste réflexion d'une jeune femme du Grand Nord sur sa condition d'exilée à Montréal. Gabriel a cinquante ans, vit toujours en Abitibi. Amant de Linou, enceinte de leur enfant. À la veille d'une tempête de neige, son fils Francis lui apporte une lettre de la part de sa mère Mona. Farouche confrontation muette entre le père et le fils qui se détestent. Linou ferme le roman. Sur le point d'accoucher de leur fils Élie, au début de l'été, anxieuse, elle attend Gabriel dont le Cesna a disparu depuis un mois.
Si on a énuméré brièvement les personnages qui composent le roman, c'est pour insister sur le fait qu'ils appartiennent à un monde que chaque jour nous côtoyons. Leur existence se découpe en sédiments fragmentaires, tous ayant eu le temps de se nourrir de leurs propres échecs. Mais aussi de l'amour qui les a portés, en a fait des êtres à part. Aimer équivalant à une exception. L'auteure, Hélène Custeau, ne s'y est pas trompée en les campant orgueilleux, révoltés, combattant, acharnés, leurs démons intérieurs, leur accordant une importance d'humains contradictoires, rarement apaisés, luttant contre des frustrations que génère l'inaccomplissement de certains rêves. Docteur Demers cite l'ombre de celui qui l'habite, nous habite tous : l'exaspérant Mr Hyde. Des détails récurrents, comme les yeux bleu turquoise de Lisa, tissent une toile gluante et translucide de laquelle les protagonistes ne savent se dépêtrer. Dépendants d'un passé trop lourd, ils essaient d'enfouir au plus profond de leur conscience des agissements tronqués d'erreurs de jeunesse. Comme Mona qui a quitté Gabriel et qui l'aime toujours. Comme Olivier qui croit ne pas avoir été suffisamment attentif à sa femme avant qu'elle se suicide. Hélène Custeau a sondé des êtres en proie à une tardive maturité ou face à la mort inéluctable. Les expériences qu'ils ont traversées se projettent dans le courant précipité de la vie, toujours en mouvement. D'où l'insigne du titre, se rattachant à une chanson de Jean Leloup. La solitude qui les empêche de renouer pleinement avec eux-mêmes s'imprègne d'un désespoir à la limite de la folie, d'un manque de confiance les empêchant d'assimiler leur fourvoiement. Pourtant, la vie n'est-elle pas la plus forte, symbolisée par la naissance de l'enfant de Linou ? « Car voilà Élie » mentionne prophétiquement l'auteure, comme elle aurait pu écrire : Voici l'homme...
Roman émouvant et généreux que nous offre Hélène Custeau. Généreux, parce que la vie sous toutes ses formes y coule abondamment. Observatrice attentive et lucide, l'auteure trempe sa plume poétique, acérée et tranchante, dans un courant d'encre qui ne cesse d'alimenter des sentiments en débandade, la détresse de personnages en déroute. Aucune conclusion moralisatrice ne ternit le récit. La vie continue, telle une rivière finit par se jeter dans l'océan...
Tant qu'il y aura des rivières, Hélène Custeau
Les éditions De Courberon, collection « Lueurs »
Saint-Patrice-de-Beaurivage, 2011, 170 pages