C'est officiel, sept milliards d'humains peuplent notre planète. Trois milliards cinq cents millions de personnes asservissent ce même nombre. On ne peut imaginer un juste milieu quand, chaque jour, les divers moyens de communication nous informent que les uns menacent les autres de représailles internationales. Ces représailles représentant des chiffres incalculables en intérêts, chacun se soumet avant de continuer. La roue inventée par un ancêtre inconnu serait-elle le premier signe de notre décadence ? On a lu Faux et filatures de l'écrivain Fabien Ménar.
Désœuvré, Thomas Parenteau, vingt-cinq ans, concierge de l'immeuble qu'il habite, épie les gens qui vont et viennent. Une fin d'après-midi de mai 2008, il se promène dans le Vieux-Montréal. Un orage menaçant la ville, Thomas se réfugie au restaurant Le Saint-Gabriel. Assis à une table, il remarque un homme « affligé d'embonpoint [...], il fait dos à la salle comme s'il conspirait contre le monde. » Thomas ne pourrait mieux dire, l'homme, Georges Lepetit, propriétaire d'une galerie d'art, agent de l'artiste espagnol mondialement connu, Alberto Bodega, trempe dans le trafic d'œuvres d'art. Avant de faire cette découverte aberrante, Thomas vivra des aventures époustouflantes où se manifeste son voisin de palier, monsieur Defoe, aveugle et masseur. Son père, premier ministre du Québec, avec qui il a coupé les ponts depuis l'adolescence, est l'ami de Paul Bourbonnet, conservateur du musée des Beaux-Arts de Montréal. Robert Roche, expert de l'œuvre de Bodega, a écrit une monographie consacrée à l'artiste peintre. Pour le remercier, celui-ci lui a offert un tableau de son cru qui lui réservera une humiliante surprise. Ernst Lantherman, autre expert véreux circulant dans le milieu de l'art, en phase terminale d'un cancer généralisé, a menacé Georges Lepetit de révéler le pot aux roses. De rebondissement en rebondissement, ces personnages s'enferreront dans le plan machiavélique dressé par Thomas et monsieur Defoe.
Les femmes ne manquent pas de croiser le chemin de Thomas Parenteau et de monsieur Defoe. La première, figure de proue de cette passionnante histoire, est enquêtrice en œuvres d'art à son compte. Haïtienne, elle se nomme Vierge Lys, dite Mona Lisa par ses collègues. En rendant visite à un richissime et prétentieux collectionneur américain, elle doutera de l'authenticité d'un de ses tableaux, signé Kandinsky. Hasard ou coïncidence, le musée des Beaux- Arts de Montréal possède un Kandinsky identique. Piste révélatrice qui la dirigera vers Thomas et monsieur Defoe. Autre figure impressionnante, Laure, la fille de Georges Lepetit, artiste surdouée pour fabriquer des faux, que son père influencera à mauvais escient. Noémie, étudiante à l'École nationale de théâtre, petite-fille de la femme de ménage de Georges Lepetit. Il y a aussi la séduisante Béatrice, secrétaire de Georges Lepetit et comptable de sa galerie. Monsieur Defoe tombera sous le charme alors que Thomas s'éprendra d'une femme entrevue un soir, la Belle Mystérieuse.
Si tous les protagonistes se rencontrent, se recoupent, eux-mêmes victimes d'un passé douteux, il suffira d'une péripétie pathétique pour que des grains de sable enrayent la bonne marche d'enquêtes routinières. Thomas nous apprendra la raison pour laquelle il a rompu avec son père ; nous saurons pourquoi Mona Lisa a disparu pendant un an à la suite de rumeurs insupportables. Ni Georges Lepetit, ni Gilles Parenteau, ni Alberto Bodega n'échapperont à ce douloureux questionnement intérieur. Est-ce à croire que personne ne devient vertueux ou corrompu par dérision ? Suffit-il qu'un témoin oculaire se présente, brouillant ingénument les desseins d'hommes assoupis sur leurs méfaits incontrôlables ? Au haut de leur empire vacillant, ne perçoivent-ils jamais de fissures impossibles à colmater, ébranlant leurs certitudes vibrantes d'interférences ? Alberto Bodega, usé par le remords, se rendra compte de sa tragique erreur à l'instant de se tirer une balle en plein cœur.
Ce roman, dépourvu de moralité, se chargeant de punir et de récompenser hommes et femmes assujettis à un destin impopulaire ou bienveillant, se lit sans interruption, sans essoufflement. L'auteur, Fabien Ménar, a su donner à tout un chacun une personnalité suffisamment solide et percutante pour tenir en éveil la curiosité d'une lectrice peu adepte au genre du thriller. Si quelques longueurs endommagent certains dialogues — parle-t-on ainsi sans être interrompu ? — l'excellence de l'écriture, la structure habile et spiralée, nous font oublier ce léger inconvénient. On a aimé que l'auteur évite les effusions de sang, une violence trop souvent superflue, enjolivant une séquence où ne fleurit aucune pertinence psychologique. Chaque fois qu'un individu justifie sa conduite éhontée, il est guidé par l'instinct sensible et tendre d'un écrivain, qui a pris le temps de s'attarder sur les manigances d'humains en proie à des contradictions insolubles. Roman parfaitement maîtrisé, qui nous invite à décrypter ses machinations dans le silence ouaté du musée des Beaux-Arts.
Faux et filatures, Fabien Ménar
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2011, 407 pages