lundi 24 février 2020

Ça n'arrive pas qu'aux autres *** 1/2

Pour les personnes âgées ne pouvant se déplacer, ou solitaires, enfermées dans leur appartement, n'ayant aucune famille, aucun amis, les réseaux sociaux sont une aubaine miraculeuse. Ils apportent l'illusion de l'amitié puis, quand une rencontre plus intime s'y prête, l'illusion de l'amour. Nous le savons, l'illusion amicale ou amoureuse s'avère une forme de bonheur. On a lu le roman de Louise Dupré, Théo à jamais. 

Cet âge dit ingrat qu'est l'adolescence, passage oscillant entre l'enfance et l'état d'adulte. Ce n'est pas sans peine que nous l'abordons, autant seul qu'à l'instant de notre naissance. L'adolescence est une seconde mise au monde, mal définie par l'entourage familial ou amical. Parfois, elle s'accomplit plutôt bien, d'autres fois, elle s'avère compliquée, voire dramatique. Personne n'y peut rien, ni amour, ni compréhension, comme nous en informe Louise Dupré dans son récit émouvant, éprouvant, mettant en scène Théo, dix-huit ans. Il a été aimé par ses parents, par sa sœur. Il a vécu une enfance privilégiée, et soudain, sans préambule, une révolte inconcevable l'a frappé de plein fouet.

Deux ans ont passé quand Béatrice, belle-mère de Théo, mariée à Karl, devenu veuf après l'accident de voiture de sa femme, mère biologique d'Elsa et de Théo, écrit ce qu'elle a ressenti après que Théo a voulu tuer son père lors d'une conférence dans une université, à Miami. Béatrice est monteuse de films et c'est au cours de son travail sur un documentaire traitant d'adolescents dissidents que le souvenir bouleversant de Théo va la surprendre. La rattraper. Ni elle ni Karl, ni Elsa, ne se sont jamais remis de cette tragédie, occultant les raisons haineuses qui ont poussé Théo à vouloir attenter à la vie de son père. Un agent de police qui se trouvait dans l'amphithéâtre a tiré sur le jeune homme, craignant qu'il retourne son arme contre la foule des étudiants. Théo est mort de ses blessures, emportant sa désespérance. Depuis, Béatrice se pose moult questions. A-t-elle été trop insouciante envers les humeurs atrabilaires de Théo, même si des indices percutants troublaient la sérénité de la famille ? Elle imaginera la possibilité d'une folie passagère contrariant l'équilibre du jeune homme. Questionnement inassouvi, elle interrogera des camarades de Théo, qui le connaissaient peu, l'adolescent s'étant replié sur lui-même, sur ses tracas mortifères. Béatrice devra se contenter d'une douteuse vérité, ne parvenant pas à saisir la répulsion que Théo éprouvait envers son père, celui-ci trop laxiste avec son fils, qui manifestait des colères insultantes à son égard.

Récit témoignage plus que roman, Louise Dupré, par la voix tourmentée de sa protagoniste Béatrice, fera une triste constatation : de plus en plus de jeunes désenchantés, sans aucun romantisme, croyant n'avoir plus rien à perdre, se sont engagés dans des voies dangereuses, comme celle du monde irrécupérable des djihadistes. Autour d'elle se profilent des femmes et des hommes blessés par un passé incontrôlable, tel l'oncle de Karl, rescapé des camps de concentration, qui survit dans son village de Bavière. Karl, fataliste, se fie au temps qui adoucit les pires offenses, la mort de Théo faisant partie de mystères jamais résolus. Monika, sœur de Karl, qui elle aussi a vécu l'époque terrifiante du nazisme. Helen Gardner, l'agente qui recueillera Béatrice à l'aéroport de Miami. Des femmes et des hommes, comme son ami Jean-Marcel pour qui elle travaille, réalisateur aux Productions Cosmos. Elsa, si jeune, se remettra-t-elle de la mort de son frère, choc psychologique qu'elle essaie de camoufler derrière un rempart de joie simulée. Béatrice ne peut comparer sa jeunesse québécoise à celle de Karl, de Monika, de leur famille, proies innocentes du régime d'épuration ordonné par Hitler. Le point de vue de Béatrice n'est que ressassement coupable dont elle s'affuble à travers la tragédie de Théo, analysant le comportement de ce fils qui soudainement lui a échappé, remettant en cause ce qu'elle n'a jamais été, une jeune fille meurtrie par une injustice politico-sociétale. Raison valable, comme une bouée de secours, de faire intervenir le souvenir de son grand-père, mort après l'internement de son fils, Béatrice avait cinq ans. Guérit-on de ses anciennes blessures ? questionne l'écrivaine. C'est peu probable, les traces sur la chair de l'âme, sur la peau du corps, s'avèrent indélébiles. Béatrice utilisera les mots nécessaires pour essayer de décortiquer le comportement de Théo, relatant avec tendresse les phases insupportables de sa crémation à Miami, de ses obsèques à Montréal. Situation malaisée trop actuelle, retraçant la fuite de garçons et de filles vers un destin trompeur, confinant les parents et les proches dans une inexplicable responsabilité contre laquelle ils demeurent impuissants. Dépassés par des événements démentiels, impossibles à nommer. Que justifie cette fiction dépeinte courageusement par Louise Dupré ? Une triste réalité représentée par un manque de héros socio-politiques auxquels les adolescents se frottent, s'initient, miroitant un idéal discutable, un idéal provisoire, le transcendant vers un rêve humainement accessible.

Chacune et chacun est faillible, exploite des moyens de survie, nous assure l'écrivaine et poète Louise Dupré. Madeleine, mère accablée par les agissements criminels de sa fille, dénoue son agressivité en exposant sa souffrance. Monika, si solide, voyage au bout du monde, pour combler sa détresse. Helen Gardner, victime d'un burn-out, usée par les adolescents en crise tous les jours au travail. De leur côté, Karl, chercheur pharmaceutique, Elsa, étudiante amoureuse, compensent le manque du fils et du frère par un bonheur quotidien si simple, au-delà d'interrogations qui ne résolvent rien. Béatrice retrouve une forme de réconfort en elle-même, proposant à Helen de venir passer quelque temps chez elle.

Nous devons considérer ce livre comme un réveil en soi et de soi, prendre conscience qu'il est parfois impossible de sonder l'esprit abimé de certains êtres encore mal sevrés de l'enfance, la sœur de Béatrice vivant à Vancouver, ne cessant de mettre en évidence les qualités intellectuelles de son jeune fils Martin, promis à un avenir tracé d'avance. Qu'en sait-elle ? Il suffirait que se déclenche une rébellion dans le cerveau du garçon, qu'une rencontre néfaste le déstabilise pour le transformer en un tueur implacable. Ce n'est plus Louise Dupré qui s'interroge mais une éventuelle lectrice, un potentiel lecteur, secoués, dérangés, par les innombrables suppositions d'une auteure généreuse, dénonçant les iniquités victimisant de jeunes individus livrés au vide existentiel de l'époque magmatique qui est la nôtre...


Théo à jamais, Louise Dupré
Éditions Héliotrope, Montréal, 2020, 236 pages