lundi 17 février 2020

Ode aux grandes et petites joies *** 1/2

D. susurre à notre oreille attentive qu'à son âge, quatre-vingt-deux ans, l'acuité de son regard lui permet de lire entre les lignes de certains livres, commentaires de Facebook compris. Elle nous fait sourire, on voit dans l'insistance de ses propos une manière étonnante de se raccrocher au monde, même si cette foule d'individus, parfois, nous fatigue. On commente le roman de Mélissa Grégoire, Une joie sans remède. 

Contrairement à notre démarche habituelle, soit décrypter le récit, noter l'appréciation, on dévoile de suite les impressions qu'on a portées sur ce roman qui, par son intelligence discrète, par sa force d'écriture, son savoir, nous a ravie, émue. L'histoire est simple, hélas, tant de fois répétée. Une jeune femme de trente-trois ans, Marie, professeure de littérature dans un collège, est en état dépressif. Elle s'observe dans son propre miroir, consigne en vrac les éclats dispersés portant les noms d'êtres aimés. Ses grands-parents, ses parents, son conjoint. Ses étudiants à qui elle enseigne des textes d'écrivains un peu surannés, oubliés, tel Georges Bernanos. Le récit nous emporte vers la dérive de Marie, sans aucune mièvrerie, qui se questionne sur ses manques affectifs, effectue une descente vertigineuse vers des blessures mal cicatrisées. Ne pouvant se libérer seule de ses entraves qui l'étouffent et l'amoindrissent, elle devra cesser de travailler. Consulter. D'abord, un médecin généraliste, un dermatologue. Enfin, un psychanalyste.

Quand Marie entre en scène, guidée par la main bienveillante et réfléchie de l'écrivaine Mélissa Grégoire, une de ses deux grands-mères agonise. Celle-ci a été institutrice, s'est mariée, a mis des enfants au monde. Parfois, Marie nous a semblé refléter la personnalité en apparence effacée de la vieille femme, chargeant ses épaules alourdies de son existence contraignante. Faisant brièvement le bilan de sa vie, la grand-mère n'a distribué que bonté et amour autour des siens. Dépendante de ses sentiments qui feront d'elle une femme frustrée, rarement amère. Sentiments insatisfaits, subodorés dans l'humilité des métaphores qu'elle utilise pour rassurer sa petite-fille. Après sa mort, Marie héritera, entre autres babioles, de son cahier intime. Il y a la mère de qui Marie est proche, elle a élevé ses deux filles comme elle a pu, le père travaillant de nuit dans une usine. Les femmes que Marie coudoie sont des êtres abimés par de douloureuses expériences, mais que la joie intérieure ne quitte jamais, ni ne trahit. Joie innée embellissant le parcours de ces femmes. C'est peut-être ce qu'il reste quand notre monde personnel a déposé les armes afin de nous apaiser. Telle Nancy, que la solitude accable. Telle Catherine, brillante et forte, qui a tenté de s'ôter la vie. Puis, la fantasque Irène qui clora le récit, assise auprès de Marie, sa vieille amie refusant de continuer à disséquer l'histoire tragique de son existence. Ne dira-t-elle pas à Marie que les histoires humaines sont pleines de trous...

Avant d'en arriver à cette féminine conclusion, la narratrice se ressaisira grâce à l'écoute de son psychanalyste avec qui elle entretiendra une relation fusionnelle. Marie se laissera aller aux souvenances déboulées de l'enfance, de l'adolescence, précisant l'âge et les lieux de quelques traumatismes nostalgiques. Les femmes, toujours, ont la part belle et souffrante dans la jeunesse de Marie, des écrivaines renommées parsemant leur réflexions entre les pages. On cite Etty Hillesum, Siri Hustvedt... Les hommes tiennent un rôle non secondaire, celui de pourvoyeur familial. Eux aussi ont des regrets qu'ils taisent, réprimant dans leur silence forcené une colère volcanique. Comme l'oncle Almanzor qui « n'était plus que l'ombre de lui-même ». Séquence émouvante de la repentance évoquée par Marie, petite fille. Son père est soumis lui aussi à de grandes peines, à de profonds regrets. Homme lucide, conscient d'avoir manqué des bouts de ses années vitales. La joie qui ensoleille les femmes tourbillonnant autour de Marie, n'atteint pas ces hommes encaqués dans leur misère morale. Il n'y a que son conjoint, Antoine, tellement compréhensif, qu'une sorte de grâce habite, qui répondra au désir de sa compagne : la laisser seule, le temps qu'elle guérisse. Qu'elle trouve une réponse à son propre interrogatoire. Les images affluent pendant qu'elle veille sur sa grand-mère mourante, que s'exposent les anciennes peurs de sa mère. La violence de son ex, brièvement surgie, la déconcerte. Sa rencontre avec Antoine, divorcé, père et grand-père. Sa nécessité à elle de vouloir un enfant, ce qu'il refuse silencieusement. C'est un puzzle qu'elle devra débroussailler avant que les pièces humaines s'ajustent à leur place initiale. Que Marie renoue avec ses semblables, les entrainant vers une réconciliation avec elle-même. Mais là où domine la joie, rien n'est impossible. Éclats de joie, éclats de peine, s'intégreront les uns aux autres, transcendant la beauté de l'écriture d'une écrivaine qui croit, avec raison, à la force de la littérature, surtout à la pensée libératrice qu'elle procure en l'enseignant à des plus jeunes qu'elle. Si la joie c'est d'exister, comme le précise Mélissa Grégoire, chacune et chacun, malgré sa fragilité, remontera de son " trou ", lieu de naissance obscur, avant d'atteindre la salvatrice lumière.


 
Une joie sans remède, Mélissa Grégoire
Leméac Éditeur, Montréal, 2020, 218 pages