On profite des derniers sursauts passionnés qui nous restent à vivre. On ne se leurre pas, notre passé se fragmente, tel un puzzle bousculé par une main distraite. Le présent demeure entier, composé d'un semblant d'avenir, l'un et l'autre appesantis de nos incertitudes réunies en une étrange histoire. Histoire humaine qu'on emportera sous la terre ou dans les flammes. Propos lus ce matin, qui nous laissent perplexe. On commente le roman de Michaël Carlier, Arides.
Après notre lecture, on s'est interrogée sur le genre que représentait ce livre. Roman, conte, fable ? On a opté pour le conte, qui permet de se hisser hors du temps, en des lieux immémoriaux, comme si le premier nous rappelait que tout finit par se rejoindre, le deuxième, évoquant le souvenir flou de villages, désertés de sa population de laquelle n'existent plus que quelques traces, autant dire des ruines. Ce qu'on a éprouvé en refermant l'objet de papier, la dissolution fracassée d'hommes et de femmes qui se sont exprimés à l'intérieur d'une histoire presque volatile. Un homme, Daniel/Dan, se prépare pour aller travailler quand sa femme, Roselyne, lui montre un paquet qu'il a reçu par la poste. Elle aussi part travailler pendant que Dan ouvre l'enveloppe. C'est un recueil de poésie de son fils Élias, qu'il a abandonné à l'âge de quatre ans à la suite d'une liaison éphémère. Dan n'en pouvait plus de sa vie avec la mère de l'enfant, qu'il jugeait monotone. Lâchement il a fui, comme il s'enfuira en voiture après vingt ans de vie commune avec Roselyne. À la suite d'un accident, il se retrouvera dans une contrée quasiment désertique, marchant jusqu'à un bistrot où il pense trouver du secours. Il n'obtiendra qu'un silence incompréhensible de la part des quelques clients. L'un d'eux, Hubert, le conduira vers le village qu'il cherche, lieu de ses origines, mentionné vaguement par son père, agonisant. Qui ne lui a jamais révélé d'où il venait, qui était sa famille. Dan a vécu avec ce mystère jusqu'à son âge actuel, la jeune cinquantaine. À un moment donné, le conducteur l'informe qu'il ne va pas plus loin, le fait descendre et le laisse en plan, entouré de terres poussiéreuses, à la merci d'un soleil accablant. Il marchera longtemps avant d'atteindre un magasin général tenu par une vieille femme misérable, Simone. Après quelques échanges disgracieux, épuisé, il dormira dans une chambre condamnée à préserver un passé peu rassurant. Sur un mur, se trouve une photo ancienne : Théodore et Émeline, « des prénoms d'un autre temps ». Pour nous introduire plus avant dans le récit, l'auteur nous informe de la naissance d'une petite fille, Élina, née une vingtaine d'années plus tôt. Elle vit avec ses parents et son grand-père une enfance privilégiée. Proche de la nature, elle leur raconte le discours qu'elle échange avec la rivière et les arbres. Ce qui les inquiète un peu. Plus tard, nous saurons que les mots l'assaillent, qu'elle a un don, hérité de son grand-père et de son père.
Pendant ce temps, Dan n'arrivera nulle part, continuant son périple désespéré, tournant en rond dans son obscur passé et sur lui-même. Manière d'entrer dans l'histoire d'une famille qui commence avec le grand-père Théodore, patriarche autoritaire venu nous ne savons d'où, avec sa jeune épouse Émeline. Il apportera l'abondance au village, fera reverdir les terres en jachère, embauchera des villageois qu'il mènera rudement. De ce couple, naitront deux fils, Gustave et Édouard, différents, presque opposés quand sonnera l'heure tragique de rendre des comptes. Théodore meurt, les villageois qui ont établi un rapport amour-haine avec lui et sa famille se posent bien des questions sur l'avenir de la ferme. En parallèle, Dan arrive au village, rempli de ses illusions qu'il devra mettre en veilleuse. On le laisse à son onirisme pour faire mieux connaissance avec Élina, vingt ans, qui exacerbe le désir de Hubert, amante occasionnelle de Frank, homme à tout faire. Elle habite une petite maison dont plus tard nous connaitrons l'origine, tout dans cette histoire étant une affaire de commencement et de fin, ce qui crée un étrange suspense intemporel. Cette nuit-là, Élina ne dort pas, des voix subconscientes la submergent. Allongée sur la terre sèche, elle se perd en incantations adressées à un être ou aux nuages, nous ne savons trop. Elle se remémore quelques scènes de son enfance avant la mort de son grand-père Gustave qui avait repris la ferme, ce que ne souhaitait pas Théodore, préférant son fils Édouard. Rivalité entre les deux frères qui, sans aller plus avant dans le récit, nous convaincra d'un drame, qui se serait passé des décennies plus tôt. Au présent, dans cette contrée aride, nous ne ressentons que la fracture haineuse d'hommes et de femmes en proie à des rêves irréalisables, leur personnalité empêtrée de situations qu'ils n'ont pas assumées, chacune et chacun souhaitant, par une magique espérance, remettre le village sur les rails de l'abondance. Au loin, se profile Dan qui attend son heure pour se présenter aux villageois. Élina et Frank entretiennent des rapports de force qu'ils confondent avec l'amour, Élina persuadée qu'un étranger viendra pour elle... La vieille Simone, qui fut jadis éprise follement de l'un des deux frères. Passion à laquelle Théodore mettra fin sans état d'âme autre que celui de son autorité implacable sur la famille et sur ses biens.
Tous ces êtres, certains innommés, ne sont que l'ombre d'eux-mêmes, pétris de haine et de violence les uns envers les autres. Histoire familiale bâtie autour d'une maison que deux femmes se disputent, mais dont les fondations, écrasées sous des brèches humaines, ne sont plus que des résidus d'existences grugées par des sentiments contraires à la réconciliation. Encore moins enclins à une harmonieuse entente, les villageois ayant saisi les colères de cette famille déchirée par elle-même. Ce ne sont que des fuites qui prennent allure d'apaisement, basées sur un héritage personnel, celui d'une convention improbable. On dirait que l'inertie accablante du village alimente durement le comportement nocif des protagonistes, toujours dressés sur leurs ergots vengeurs. Et ce n'est pas d'évoquer des temps meilleurs qui vont rapprocher ces hommes et ces femmes, porteurs de leur propre défaite, pétris de leurs ressentiments. Élina, héritière d'un don familial, celui de gouverner les éléments naturels, ne saura profiter de ce privilège, ne songeant qu'à l'étranger, entrevu dans les collines, qui est venu la chercher, croit-elle. Ce dont on doute, l'auteur le décrivant peu conciliant avec autrui, seule la survie lui accordera quelque indulgence envers la jeunesse désemparée d'Élina.
Premier roman complexe, Michaël Carlier a dépeint des tragédies qui se déroulaient autrefois dans des villages repliés sur leur silence, sur la monotonie des jours qui se déroulent sans que rien n'arrive pour les distraire. L'imagination a plein terrain vierge pour se créer des histoires bancales, quelques langues vipérines les enveloppant de douteuses alarmes. Hors du temps, comme on l'a mentionné, hors de propos équitables, pour ne pas dire charitables quand une catastrophe se nourrit de diaboliques préjugés. Ce qu'on avance ne sont que suppositions, on s'est sentie loin de ces hommes et de ces femmes qui ne distillent que des tricheries, s'empoisonnent eux-mêmes de leurs dissensions, ne songeant pas à les adoucir de quelques transcendantes paroles, ce qui ne manquait pas à la jeune Élina, les paroles, affirmant qu'elle en était submergée quand elle parlait en parfaite harmonie avec la rivière et les arbres...
Arides, Mickaël Carlier
Annika Parance Éditeur, Montréal, 2021, 304 pages