Nous sommes entrés dans une ère de violence. Qu'elle soit le résultat de religions aux théories rétrogrades, d'une transhumance humaine dérivant sur des mers impossibles à dompter, de l'incompréhension de cultures distinctes, le monde bouge comme il semble ne jamais l'avoir fait. Et l'amour ne cesse de revendiquer les reliquats de ces manifestations désordonnées. On commente le roman de France Martineau, Ressacs.
On a fait la connaissance de l'œuvre de cette écrivaine avec son premier roman, Bonsoir la muette. Autofiction qui narre l'histoire d'une petite fille, nommée France, violée par son père durant son enfance et son adolescence. Elle dresse le portrait d'un homme semblable à l'océan, aux apparences paisibles, agité en eau profonde. Dans cette nouvelle autofiction aux nombreux ressacs, il s'agit de la mère que France, femme adulte, mère à son tour, essaie de cerner sans y parvenir tout à fait, cette femme lui glissant désespérément entre les doigts. Elle vient de mourir, le père est désemparé, il mourra quelques mois plus tard. Le couple est séparé, chacun vit dans sa propre maison et c'est en vidant les deux habitations que France et ses sœurs renoueront avec un peu d'amour filial. Sentiment fragilisé par les souvenirs d'un père manipulateur, violeur de ses filles, que l'on devine en filigrane, les sœurs, surtout la mère, se taisant sur le comportement répugnant du père. Au point que la petite France, réfugiée dans la bibliothèque paternelle, en perdra la parole pendant un an. Premier ressac traversé des obsèques des parents, des encombrants souvenirs que renferment tous les meubles des deux maisons.
Cet homme, Armand, né dans un quartier populaire de Montréal, intelligent, doué pour les études, n'a qu'un but, malgré ses réticences intérieures, s'élever dans une échelle sociale qu'il croira atteindre en épousant une jeune fille d'un milieu bourgeois, qu'il rencontrera dans l'autobus. Accepté par la famille, Armand et Suzette commettront l'irréparable dans une société gouvernée encore par l'Église — nous sommes dans les années soixante et soixante-dix —, la jeune fille attendra un enfant hors mariage. C'en est fini de la confiance parentale envers l'amoureux de Suzette, il devra épouser sa fiancée. Éprise follement de son amant, la future mère se repliera sans hésitation vers la famille ordinaire de son mari. Les grossesses se succèdent, Armand, faisant preuve d'une personnalité indépendante, doublée d'un complexe d'infériorité envers la condition sociale de sa femme, se montrera de plus en plus autoritaire, despotique. Prendra des maitresses. Il enseigne dans un collège, ayant échoué à sa thèse de doctorat. Il ressent une colère permanente qui se manifestera par l'achat d'une maison délabrée qu'il ne cessera de rénover. Au bout de cinq ans de cette existence dispersée, compromise par des maternités que Suzette repoussera du revers de la main, elle quitte Armand, achète une maison où son tempérament inadapté atteindra son paroxysme. Si Armand est déséquilibré pour des raisons sociétales qui lui répugnent, investit dans des maisons à logements, les loue à un prix dérisoire à des personnes déclassées, Suzette se range dans d'obsessionnelles occupations, comme la fabrication de poupées, comme le tissage. Indifférente à ses cinq enfants, ils sont misérables, affamés de tendresse maternelle. France, la plus éprouvée, essaie de se rapprocher de cette mère imprévisible, sans succès aucun, désirant l'apprivoiser, mais ne parvenant qu'à se blesser intérieurement. Ce sont des allers-retours d'Armand, de sa maison à celle de Suzette, qui solidifient un étrange et brutal lien amoureux. Malgré ses maitresses, il a choisi les traditions familiales, même s'il a agressé ses filles, abomination devant laquelle Suzette fermera les yeux, comme beaucoup de mères à cette époque restrictive. Faussement pudique. Le drame de cet homme et de cette femme se prolonge bien au-delà des convenances trahies, ils ne savent se passer l'un de l'autre, Suzette se réfugiant dans l'amour inconditionnel qu'elle porte à son mari. Subissant ses humeurs patibulaires exigeantes, elle sombre dans des périodes dépressives que personne, ni rien, ne peut soulager. Armand porte le malheur en lui, ce qu'il entreprend échoue, Suzette représentant le reflet miroité de ses échecs.
C'est en vidant la maison de leur mère, après son décès, que France, lisant son journal intime, analysera le comportement de cette femme égocentrique, qui la repoussera jusqu'à son agonie. Blessée, sa fille continuera à vouloir la séduire, contrairement à ses sœurs qui se seront éloignées de cette mère rébarbative, lourdement handicapée moralement par une existence ratée, échappée d'un milieu social qu'elle entretiendra quand elle vivra seule, s'enivrant d'une certaine musique qu'Armand déteste. Mésalliance que ce mariage, ruinant l'existence d'un homme et d'une femme, qui se sont entêtés à s'ancrer dans une routine opposée à ce qu'ils représentaient, avant de tisser eux-mêmes des franges inhumaines, irréconciliables. Déchirés constamment par des mouvements contraires.
Ce retour de France Martineau sur ses parents, sur elle-même, s'avère un acte courageux, dépeint dans les moindres détails d'ordre psychologique, libérant peut-être l'odieux de ce que fut sa relation intime avec ce père indigne, saturant certainement l'incapacité d'aimer une mère versatile, manipulatrice, celle-ci se plaignant auprès de son mari que ses enfants, ingrats, l'abandonnent, alors qu'elle fuit leur présence. Oscillation de la fillette et de la jeune fille que deviendra France vers cette mère immature. Elle s'éloigne, elle revient, avide de trouver la mère qu'elle cherchait. Nulle idéalisation qui fausserait le récit. Intrusion dans la douleur mais aussi dans la rédemption, France Martineau ayant magnifiquement réussi sa vie professionnelle, embellie de l'amour qu'elle porte à ses filles. Réconciliation avec soi quand il n'y a plus rien à perquisitionner dans l'âme humaine, qui en vaille la peine. Ne reste plus que l'art, la part indispensable, essentielle, que l'écrivaine utilise avec talent, laissant aller la mère en dernier lieu, desserrant ses bras d'une femme, morte de n'avoir su inspirer la joie de vivre, rejetant constamment le bonheur d'aimer et d'être aimée.
Ressacs, France Martineau
Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2019, 168 pages