Hier soir, on a été surprise de n'avoir parlé que de politique tout l'après-midi. Celle des pays occidentaux, qui sèment leur point de vue démocratique à tout vent. Que de naïveté, sachant que ce qui convient à une culture, ne convient pas toujours à une autre. Il en est de même dans nos petites entreprises. Pourquoi vouloir imiter ou imposer, le résultat n'étant pas probant ? On commente le roman de Laurette Laurin, Canot Western.
Quand nous venons d'ailleurs, il est agréable d'en apprendre davantage sur le pays d'accueil. Nous en savons peu, surtout quand l'apprentissage s'avère marginal. Notre curiosité a été comblée par l'histoire d'une petite fille québécoise, qui, au début des années mille neuf cent soixante-cinq, vit tranquillement avec ses parents, sa jeune sœur et son frère, entourée de la tendresse de ses grands-parents maternels et paternels. Son père, Marc Laurin, est boucher au Dominion Stores, sa mère, « reine du foyer ». À Repentigny-les-Bains. Cette fillette s'appelle Laurette, elle est terriblement intelligente, observatrice. Elle aime l'école, brillante élève, se pose beaucoup de questions sur la mort, se trouve différente de ses camarades. Cette atmosphère familiale et sociale convient parfaitement à Laurette, jusqu'au jour où son monde harmonieux va basculer dans un univers inattendu, pour le moins composite. Elle ne sera plus jamais une enfant, écrit-elle dans son Journal. « C'est arrivé tout d'un coup ! Abracadabra. » Soudainement, ses parents travaillent au bar de Grand-père Éloi, pas très éloigné de la maison. Le Bord de l'eau. Une affaire de famille. Sa mère est serveuse, elle est encore très jeune et très belle. Son père est barman. Les belles-sœurs y travaillent aussi. « Une salle immense qui peut accueillir plus de trois cents clients entassés autour de la scène où trône l'orchestre qui accompagne, entre les spectacles, les danseurs de cha-cha-cha, de rock and roll et de slow en fin de soirée. » Le ton est donné pour mesurer dans quelle ambiance évoluera Laurette qui, les soirs où sa mère travaille, s'occupe de ses sœurs et de son jeune frère, narre au lecteur comment s'est composée cette famille indestructible. Il serait trop long de mentionner ici, les alliances et mésalliances qui ont forgé cette unité familiale. La fillette grandit, ses premiers émois amoureux se portent sur un jeune homme « trop beau » qui lui a brisé le cœur. Pour lui, elle commettra un geste qui aurait pu être irréparable.
Si le bar prend de l'ampleur, un restaurant de patates frites que ses parents ont acheté s'ajoutera aux occupations de Laurette, qui y jouera le rôle de waitress tout en continuant à être la gardienne à la maison. La clientèle afflue de plus en plus nombreuse avec laquelle l'adolescente doit composer pour le mieux. Les gens de la construction, les éboueurs, les policiers. Les commis de l'épicerie. Au long de cette autofiction — c'en est une —, se découpent dans la jeune existence de Laurette des figures pathétiques qui lui apprendront une grande leçon de vie. Yolande, Noella, Linda, Venise, Coco, le P'tit Yvon, bien d'autres encore. Pendant ce temps hors norme, la fillette, qui a treize ans, poursuit ses études. Vient le jour où avec une profonde nostalgie émotive, elle évoque son dernier jour à la petite école. Elle va rentrer au collège où ses nouveaux amis ne manqueront pas de la juger, elle et sa famille, ce dont elle se moque. Le temps passant, elle verra peu ses parents, écrivant elle-même que ses sœurs et son frère sont devenus définitivement orphelins, leurs parents partant après le souper, ne rentrant que tard dans la nuit. Le bar et le restaurant prospèrent. Y sont invités à chanter des vedettes de l'heure ou, comme Céline Dion, à y faire leur apprentissage. Malgré le succès du Bord de l'eau, les frais ne sont pas toujours couverts. Une soirée mémorable de danseuses topless ne se renouvellera plus, parce que trop onéreuse. Son père ne peut embaucher de « grosses » vedettes qui coûtent trop cher, il se replie vers des artistes qui lui assurent une continuité artistique talentueuse. Les Maniboulas, l'hypnotiseur Van Horne, Saïb le fakir, Michel D. le chanteur de l'orchestre de la famille Dion.
L'adolescence de la narratrice se partage entre ses succès scolaires, ses premières amours avec des garçons du collège. La situation financière du bar et du restaurant s'est stabilisée. Après le tremblement de terre, comme Laurette désigne les aléas du commerce, une autre secousse sismique remettra tout en question, une fois de plus. Grand-père Éloi vient de mourir. Inévitablement, à la suite de son testament, les relations familiales vont s'envenimer jusqu'à la reprise des deux établissements, gérés avec succès par Marc Laurin, contraint de quitter son travail de boucher. C'est l'époque des grandes vedettes comme Nanette Worman. Boule noire, Michel Stax. Martin Stevens. Enthousiaste, le père se lancera dans une affaire véreuse de produits de beauté qui échouera. À nouveau, les marges de crédit ont plafonné. Il faut trouver autre chose. C'est une chanteuse western, Denise Rousselle, qui incitera Marc Laurin à transformer le bar. Qui deviendra le Canot Western. Une flopée d'artistes assure à nouveau le succès du bar. Laurette n'a d'autre choix que de suivre le mouvement, tant musical que personnel. Elle fera ses études de droit à l'université, se rangeant au désir de son père. Menant de front le théâtre scolaire et professionnel. Elle aura bientôt dix-huit ans. Que de maturité a acquis la jeune fille qui a commencé à travailler au bar à onze ans et trois quarts. Elle ne cessera de mettre en valeur ce que lui ont appris les femmes et les hommes qu'elle a côtoyés, édifiant en elle une réserve de générosité, son regard toujours acéré sur le comportement étrange de personnages insolites. Effleurant avant l'heure une pensée féministe. De beaux jours se multiplient au Canot Western, les parents de Laurette ont acheté un appartement en Floride. Deux jours par semaine, ils se réfugient dans un chalet loué dans les Laurentides. Mais les temps changent, le Canot Western crée des rivalités qu'il faut prendre à bras le corps. En politique, Jacques Parizeau et Camille Laurin impressionnent. Les chanteurs western, qui fréquentent fidèlement les lieux, les considèrent comme deux hommes importants. Mais les descentes policières du samedi soir devenant de plus en plus fréquentes, les habitués du bar se désistent, l'établissement étant jalousement lorgné par le propriétaire du bar en face. Marc Laurin vieillit. L'envie de se battre s'émousse. La musique elle-même a changé de registre. Après moult mésaventures et déceptions, ce leader extraordinaire de la vie en tous genres, vendra le bar et prendra sa retraite, auprès de sa femme aimante et dévouée. Tout d'abord dans leur bungalow de Repentigny puis au quinzième étage de leur trois et demie, dans un résidence pour personnes âgées autonomes.
On n'a pu que passer au travers de nombreuses péripéties, parfois dramatiques, survenues dans l'histoire relatée par Laurette Laurin. On s'est attardée sur son étonnante présence au bar et au restaurant, fascinée par la fillette lucide, intègre, qui a dû affronter bien des risques, depuis devenue avocate. Fiction qui témoigne d'une époque révolue mais qui prend tout son sens et son poids dans un certain Québec qu'on n'a pas connu. C'est avec un plaisir immense qu'on s'est attardée sur cette lecture qui nous a démontrée combien la détermination et le courage abattent des montagnes soi-disant infranchissables. On fait confiance à l'écrivaine qui a rédigé ce récit atypique avec un bonheur évident dans la plume, quand elle affirme que cette adolescence hors norme l'a façonnée, l'a construite. Elle, qui a placé haut bien des individus discutables avec qui elle a partagé des jours et des nuits effervescents, s'avère un exemple à suivre, ne s'entachant jamais de quelque promiscuité humaine. Des désillusions peut-être...
Canot Western, Laurette Laurin
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2019, 321 pages