Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
jeudi 5 mars 2009
Cruels instants de vie ***
Notre monde moderne étant secoué de convulsions, la lecture de nouvelles se révèle un excellent remède contre les calamités qui frappent autour de nous. Antidote aux maux les plus douloureux que les quinze courtes histoires racontées par Éric Simard. Entre l'instant de vivre et celui de mourir, les protagonistes, petits et grands, sont pour la plupart traumatisés par un événement qui a marqué leur enfance ou, plus tard, leur vie d'adulte. Une porte de sortie est-elle possible dans ce recueil au titre évocateur, Être ?
Comme dans tout livre où des textes divers sont rassemblés, certains ont eu notre préférence. Des enfants se heurtent à l'incompréhension des adultes, tel Boris qui ne veut plus aller à l'école. Il est rejeté par ses camarades et surtout par madame Lachance, son professeur. « C'était leur voisine jusqu'à ce que sa mère couche avec son mari. » Tout est dit, Boris est le fils d'une mère célibataire qui le rejette aussi. Le matin de la rentrée scolaire, il refuse les compromis et se réfugie dans une clairière. Rien ne se passe sauf que « la nature le berce doucement, tendrement. Poings serrés, recroquevillé sur lui-même, il dort comme le ferait un nouveau-né. » Au réveil, la peur et le froid l'assaillent, « tout ce qu'il déteste de sa vie refait surface. » Si sa quiétude a été éphémère, Boris aura connu un instant de liberté, celui de se sentir vivre.
Dans une autre nouvelle intitulée Souffrir, un enfant est confronté au mystère de sa naissance. Élevé par des religieuses pendant quatre ans puis, devenu un poids pour elles, on le placera dans un « établissement de soins de santé jouxtant le couvent [...] » Cet endroit est réservé aux êtres humains difformes, on y accueille parfois « des orphelins n'ayant aucun endroit où aller. » Le garçon est livré à lui-même, sans aucune éducation, ni un brin d'affection pour l'apprivoiser. Un jour, l'image de son corps lui est renvoyé dans un miroir, il se rend compte qu'il est normalement constitué, que son enfermement avec des déficients physiques ou mentaux est un non-sens. Il se révoltera contre les injustices commises à son égard ; en retour la direction l'humiliera pendant des années. Enfin, l'établissement — carcéral ? — ne recevant plus de subsides gouvernementaux, fermera ses portes. L'adolescent, qui a maintenant quinze ans, échouera dans un asile ; contrairement à l'établissement de redressements de torts, il va et vient librement, fait des découvertes. « Le parfum des fleurs, l'odeur de la pluie et du gazon fraîchement coupé, la chaleur du soleil et le froid du grillage infranchissable. » Bien des années plus tard, la liberté lui sera rendue. Mais qu'en faire ?
Les situations critiques déstabilisant plusieurs adultes, décrites par Éric Simard, ne s'avèrent-elles pas un prolongement de ce qu'ont vécu ces mêmes enfants ? On cite la nouvelle Aimer où se démène une femme devant sa vie ratée. Profitant d'une brève absence de son mari et de leurs deux enfants, elle remet sa vie d'épouse et de mère en question. Elle est heureuse, comme le sont la plupart des femmes prisonnières d'un insipide quotidien, victimes de traditions contre lesquelles elles ne peuvent pas grand-chose. Amoureuses de leur mari, sollicitées par la tendresse qu'elles vouent à leurs enfants, elles agissent en aveugle jusqu'au jour où, en manque d'air, elles plient bagages...
Dans la même veine, deux autres textes ont retenu notre attention. Respectivement, Croire et Partager. François ne s'est jamais remis de la mort de sa femme et de ses deux enfants, tués dans un accident de voiture. Quinze ans ont passé, mais lui entend toujours le vacarme des voitures qui se fracassent, des voix qui supplient. Pour oublier, François se réfugie dans une église fréquentée par des vieilles femmes ; il croit que le silence du lieu sacré lui apportera quelque réconfort... Monsieur Porter, célibataire d'un certain âge, habite un « petit village tranquille où règne la bonne entente. » C'est un homme estimé, en apparence il n'a aucun défaut, ne pose aucun geste inconsidéré. Pour consolider son image d'homme heureux, il tait une faille qui, parfois, le taraude. Il rêve à la présence d'une femme qui serait aux petits soins pour lui. Un soir, il fantasme sur les femmes qu'il a croisées dans la journée au village. Mademoiselle Ambroise, qui vit avec un chaton, ferait bien l'affaire, excepté que monsieur Porter n'est pas prêt à partager sa bienheureuse solitude avec une femme dont il ne voit plus que les défauts. Monsieur Porter n'est-il pas « un homme heureux qui adore la vie par-dessus tout » ?
La nouvelle Haïr, qui nous a particulièrement touchée, est consacrée à l'écrivain et journaliste français Hervé Guilbert, mort du sida en 1991. On dirait que son corps martyr endigue les frustrations assourdies des personnages enfermés dans une prison de papier. Comme s'il leur était impossible de s'affranchir d'une souffrance entaillant leur mémoire. D'où parfois l'amalgame des petits et des grands se réfugiant les uns contre les autres pour mieux se nourrir d'un semblant de paix reconquise, mettant de côté les affres d'une révolte inassouvie.
D'autres textes intenses parcourent le recueil. On laisse au lecteur le plaisir de les découvrir. Ceux dont on parle donnent le ton aux intentions préméditées d'Éric Simard. Des non-dits se propagent sciemment à l'intérieur d'une dimension spatio-temporelle, accentuant ainsi la compassion que l'auteur éprouve pour l'humanité. Un style épuré, concis, soutient parfaitement la platitude de vies ordinaires. Une écriture sobre où le moindre mot a son importance. À lire pour se rappeler que les préjudices portés aux enfants finissent par nous rattraper, que le profil déchiqueté d'un adulte mortifié, tous deux témoins de la misère du monde, nous demandent des comptes.
Être, Éric Simard
Éditions du Septentrion, collection Hamac,
Québec, 2009, 161 pages
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