Une émission télévisée, à coups d'artefacts contestables, nous persuade que dans des temps immémoriaux, des extraterrestres auraient visité la Terre, que de chez eux ils nous observent, qu'un jour lointain ils reviendront. On en est ravie, il serait désespérant de nous savoir seuls dans l'Univers. Pourtant, une question se pose : que représentent les dieux que, sous différentes dénominations, tant d'humains implorent ? Les guerres qu'ils suscitent, les œuvres d'art qu'ils inspirent, sont-elles les suaires de ce que nous sommes vraiment ? On a lu le premier roman d'Élise Lagacé, La courte année de Rivière-Longue.
Sur les bords de la rive sud du fleuve, un village s'endort doucement. Il est peuplé de personnes revêches qui ne dérogent pas à leurs habitudes. Quand Aline, cinq ans plus tôt, est partie clandestinement, abandonnant fille et mari, celui-ci ivrogne invétéré, les villageois ont préféré l'oublier. Le maire, le curé, le quincailler, l'épicier, le préposé du bureau de poste, la boulangère, les commères agencent l'épicentre de ce lieu que rien d'insolite ne doit déranger. Même les chiens n'y sont pas admis. Jusqu'au matin où un « étrange », conduisant son pick-up rouge, s'installe dans une maison abandonnée. La Maison Seule. Il s'appelle Roland, a la mine sombre, il est « barbu comme un ours ». Grand émoi chez les villageois qui acceptent mal cet intrus ; ne sachant d'où il vient, il ne peut qu'apporter le malheur. Acharné, retapant la maison de fond en comble, il attire les marginaux de l'endroit. Martin, le pêcheur dit Le Grand ; Mario, le fou de la localité, « parle quand il fait soleil, parle quand il pleut. » Marcelle, neuf ans, la fille d'Aline. Gitane, l'avocate locale ; Simone, à trois ans, est l'égale de Mario. Un an plus tôt, elle a frappé à la porte de la maison de Gitane. Prétend qu'un grand-père Ours l'a menée jusque chez elle. Verlaine, la seule chatte du village. Un oiseau, Poilu, « affreux volatile hirsute au plumage si dense qu'il donne l'illusion d'un pelage. » La boulangère, Madeleine, se joindra bientôt à eux. Rassemblé, ce groupe hétéroclite forme une famille que n'atteignent pas les âpres railleries des bien-pensants. Sans se lasser, ils construisent la Maison Seule afin qu'elle devienne la Maison Occupée. Roland poursuit son idée, Aline reviendra bientôt. Des lettres pour sa fille, déposées au bureau de poste, qu'il est seul à lire, attestent son prochain retour...
Le récit se compose d'allées et venues dans le passé de chacun, qui éclairent le lecteur sur des points obscurs, essentiels, de leurs expériences. Nous partageons les ennuis d'Aline avant son départ et pendant son absence. Pour des motifs trop lourds à élaborer, les villageois préfèrent ne plus la revoir. Ils ne parlent pas, ne savent, comment pourraient-ils porter un jugement sensé sur sa jeunesse aliénée ? Roland, en reconstruisant la Maison Seule, soulèvera plusieurs mystères inédits. Étrangement, quand Aline reviendra, accompagnée d'un grand-père Ours, des événements salutaires se produiront, soulageant les blessures, modérant les injustices. La Maison Occupée le sera par des êtres qui ont fait de leur existence solitaire et blessée la raison primordiale de se réunir. Lieu de ralliement où n'ont pas droit d'asile ceux et celles qui refusent la marginalité. La chatte Verlaine, le grand-père Ours, l'oiseau Poilu, merveilleux symboles informels d'une société récalcitrante à donner la parole aux bêtes, tous sentiments conformes ne devant pas dévier du droit chemin, souvent aride, épineux. Les habitants de Rivière-Longue paieront le prix de leurs silences et sarcasmes. Faut-il agir comme Aline, disparaître, éteindre la flamme des médisances, puis rentrer chez soi quand un « étrange » rebâtit ce qui nous appartient ? Flammes rancunières se transformant en une flamme de Pentecôte. Les insolents ne meurent pas tous, ce que l'auteure, indulgente, n'a pas désiré. Hors de la fiction, les fautes morales commises par ignorance ne trouvent pas toujours une issue favorable.
Premier roman percutant qui nous a agréablement surprise. Élise Lagacé écrit avec une assurance poétique convenant à l'atmosphère menaçante d'une histoire se déroulant dans un espace-temps qui, espérons-le, n'existe plus que dans l'imaginaire. Un style épuré, des phrases qui lancinent à tout propos. Effets théâtraux que souligne le décor précis d'un village aux prises avec des réfractaires, qu'ils soient ennemis de quelque changement ou enclins à dénoncer la monotonie d'années semblables aux autres. Tous ne s'attendent-ils pas à ce que Rivière-Longue soit « effacé des cartes routières » ? On souhaite qu'Aline et ses compagnons se réveillent d'un trop long sommeil épuisant, déjà ancrés qu'ils sont dans une routine confortable, risquant de malmener l'attente. Celle d'un avenir prometteur...
La courte année de Rivière-Longue, Élise Lagacé
Éditions Hurtubise, Montréal, 2013, 195 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
mardi 30 avril 2013
lundi 22 avril 2013
Deux siècles, deux femmes ***
En réponse aux abonnés-es de Ma page littéraire, qui nous ont écrit. Pour contrer les agissements d'une personne qui, depuis des mois, nous harcèle en ne cessant de s'abonner à notre blogue et de se désabonner selon ses humeurs, on a préféré supprimer cette liste. On s'en excuse vivement. On a lu le roman de Hélène Rompré, Novembre veut ma peau.
Qu'ont en commun deux jeunes femmes de vingt et un ans ? L'une s'appelle Carmen, l'autre Mathilde. L'une est belle, l'autre pas. La première tourbillonne, prend le risque de se brûler les ailes, la deuxième est contrainte à une discipline rigoureuse en vigueur dans son milieu bourgeois. Deux jeunes femmes, qui auraient pu être amies intimes si elles n'étaient pas nées à plus d'un siècle de distance. Mathilde vit en 1875, elle est fille unique de parents à peu près ruinés, sa mère veut la marier à tout prix, au meilleur prétendant qui se présentera. N'importe l'amour, Mathilde doit sauver l'honneur financier de la famille. Carmen se débat en 2012 entre ses amants, son colocataire, l'université. Elle a pris la décision de se refaire une vertu alors que Mathilde souhaite perdre la sienne ! Toutes les deux font des rêves propres à leur siècle en marche. Femme libérée, Carmen réclame plus de chaleur aux hommes qu'elle fréquente, plus de complicité, moins de... elle ne sait plus très bien où elle en est. Au siècle de Mathilde, ce n'est pas simple d'échapper à une mère envahissante, qui n'a de tendresse que pour l'image de sa fille enfin casée. Heureusement, il y a Armande, vieille servante au " grand cœur ", qui aime et protège Mathilde. Au grand dam de sa mère, sa fille passe trop de temps dans la cuisine avec elle. On n'a pas mentionné que la jeune fille est gourmande, elle adore confectionner des desserts. Elle déteste les bals, s'y sent gauche, inutile. Pourtant, un jeune homme la remarquera, un dénommé Jean Dupossible sur qui la mère jette son dévolu, un très bon parti pour sa fille rêveuse. Mathilde n'a qu'une amie, Madélie, sœur aînée d'une nombreuse fratrie, promise à un avenir sombre. Contre toute attente, un homme d'âge mûr, anglophone protestant, se présente et l'épouse rapidement, défiant les convenances. Mathilde en est ébranlée. En 2012, Carmen, sur les conseils impératifs d'Aurélie, sa meilleure amie, fait la connaissance d'Arthur, étudiant en philosophie avec qui elle partagera de savoureuses expériences pendant que Mathilde s'éprend de Liam, pauvre et délicat, qui donne des cours particuliers de philosophie et d'histoire. Ces femmes à l'esprit moderne, que moult similitudes rapprochent, concluront-elles une union prospère? Carmen n'épousera pas Arthur, Mathilde n'épousera ni Jean Dupossible, ni Liam. Elles voyageront à travers le temps, Mathilde envoyant, de son siècle entravé, un clin d'œil surprenant à Carmen.
Une fois le livre refermé, que reste-t-il des mésaventures de Mathilde et de Carmen ? Un joyeux plaisir de lecture, ce qui n'est pas rien. Sous des abords légers, on a décelé les intentions de l'auteure : nous rappeler le lot insupportable des femmes qui languissaient à l'époque de Mathilde, en même temps que les conditions astreignantes d'une société constamment influencée par les lois du qu'en-dira-t-on. Armande, la vieille servante lucide, témoigne à voix haute de sa désapprobation envers une certaine classe, représentée par les parents de sa protégée. La scène sexuelle entre son fils Pierrot, charbonnier, et Mathilde, est hilarante, combien révélatrice. Est-il vrai que nous nous trompons parfois de siècle ? Cela est moins sûr. Mathilde et son amie Madélie ont été nécessaires à l'avancée libertaire de Carmen, délurée blasée en 2012.
On a lu ce roman avec bonheur. Tant pis si quelques grincements de dents nous ont obligée à réfléchir sur l'heureux hasard qui nous a vue naître loin d'obligations surannées. Tout est dit dans des dialogues dynamiques, efficaces. Hélène Rompré s'attarde peu sur des considérations philosophiques, sur des propos moralistes. Ici, les truismes ne se faufilent que durant un mois de novembre froid, imprévisible.
Novembre veut ma peau, Hélène Rompré
Éditions Pierre Tisseyre, Montréal, 2013, 206 pages
Qu'ont en commun deux jeunes femmes de vingt et un ans ? L'une s'appelle Carmen, l'autre Mathilde. L'une est belle, l'autre pas. La première tourbillonne, prend le risque de se brûler les ailes, la deuxième est contrainte à une discipline rigoureuse en vigueur dans son milieu bourgeois. Deux jeunes femmes, qui auraient pu être amies intimes si elles n'étaient pas nées à plus d'un siècle de distance. Mathilde vit en 1875, elle est fille unique de parents à peu près ruinés, sa mère veut la marier à tout prix, au meilleur prétendant qui se présentera. N'importe l'amour, Mathilde doit sauver l'honneur financier de la famille. Carmen se débat en 2012 entre ses amants, son colocataire, l'université. Elle a pris la décision de se refaire une vertu alors que Mathilde souhaite perdre la sienne ! Toutes les deux font des rêves propres à leur siècle en marche. Femme libérée, Carmen réclame plus de chaleur aux hommes qu'elle fréquente, plus de complicité, moins de... elle ne sait plus très bien où elle en est. Au siècle de Mathilde, ce n'est pas simple d'échapper à une mère envahissante, qui n'a de tendresse que pour l'image de sa fille enfin casée. Heureusement, il y a Armande, vieille servante au " grand cœur ", qui aime et protège Mathilde. Au grand dam de sa mère, sa fille passe trop de temps dans la cuisine avec elle. On n'a pas mentionné que la jeune fille est gourmande, elle adore confectionner des desserts. Elle déteste les bals, s'y sent gauche, inutile. Pourtant, un jeune homme la remarquera, un dénommé Jean Dupossible sur qui la mère jette son dévolu, un très bon parti pour sa fille rêveuse. Mathilde n'a qu'une amie, Madélie, sœur aînée d'une nombreuse fratrie, promise à un avenir sombre. Contre toute attente, un homme d'âge mûr, anglophone protestant, se présente et l'épouse rapidement, défiant les convenances. Mathilde en est ébranlée. En 2012, Carmen, sur les conseils impératifs d'Aurélie, sa meilleure amie, fait la connaissance d'Arthur, étudiant en philosophie avec qui elle partagera de savoureuses expériences pendant que Mathilde s'éprend de Liam, pauvre et délicat, qui donne des cours particuliers de philosophie et d'histoire. Ces femmes à l'esprit moderne, que moult similitudes rapprochent, concluront-elles une union prospère? Carmen n'épousera pas Arthur, Mathilde n'épousera ni Jean Dupossible, ni Liam. Elles voyageront à travers le temps, Mathilde envoyant, de son siècle entravé, un clin d'œil surprenant à Carmen.
Une fois le livre refermé, que reste-t-il des mésaventures de Mathilde et de Carmen ? Un joyeux plaisir de lecture, ce qui n'est pas rien. Sous des abords légers, on a décelé les intentions de l'auteure : nous rappeler le lot insupportable des femmes qui languissaient à l'époque de Mathilde, en même temps que les conditions astreignantes d'une société constamment influencée par les lois du qu'en-dira-t-on. Armande, la vieille servante lucide, témoigne à voix haute de sa désapprobation envers une certaine classe, représentée par les parents de sa protégée. La scène sexuelle entre son fils Pierrot, charbonnier, et Mathilde, est hilarante, combien révélatrice. Est-il vrai que nous nous trompons parfois de siècle ? Cela est moins sûr. Mathilde et son amie Madélie ont été nécessaires à l'avancée libertaire de Carmen, délurée blasée en 2012.
On a lu ce roman avec bonheur. Tant pis si quelques grincements de dents nous ont obligée à réfléchir sur l'heureux hasard qui nous a vue naître loin d'obligations surannées. Tout est dit dans des dialogues dynamiques, efficaces. Hélène Rompré s'attarde peu sur des considérations philosophiques, sur des propos moralistes. Ici, les truismes ne se faufilent que durant un mois de novembre froid, imprévisible.
Novembre veut ma peau, Hélène Rompré
Éditions Pierre Tisseyre, Montréal, 2013, 206 pages
lundi 8 avril 2013
Amours éternelles *** 1/2
Humour. Vieillir n'est plus « être jeune autrement », comme on l'a écrit dans l'un de nos romans. Vieillir, c'est ne pas trimballer son Iphone ou autre appareil du genre jusque dans la salle de bains. On est démodée mais libre ! Un sourire aux lèvres, on parle du roman de Virginia Pésémapéo Bordeleau, L'amant du lac.
L'auteure, Amérindienne, situe son récit dans la nature sauvage de l'Abitibi. Son introduction nous instruit de ses intentions. Un amour fou entre une Algonquine et un métis « dans un monde qui n'a pas encore connu les pensionnats pour Autochtones et les abus multiples des religieux sur les enfants. » Pour notre plaisir, on sait à quoi s'en tenir. Elle dénonce aussi les pertes, toutes les pertes : celle du territoire, de l'identité individuelle et citoyenne, surtout, perte du corps-jouissance, des jeux de l'amour, avilis par les « abus des prêtres [ ... ] sur nos corps et nos âmes. »
L'histoire est simple et ample. Un coup de foudre, dirions-nous aujourd'hui, secouera le métis Gabriel et l'Algonquine Wabougouni. Ils se rencontrent quand Gabriel, trappeur, accoste une plage de sable du lac Abitibi, près du camp d'Algonquines qui attendent le retour de leur mari, partis à la chasse depuis plusieurs jours. Gabriel a échappé à la police montée chargée d'arrêter les braconniers traquant les bêtes en territoire algonquin. Les femmes l'accueillent, attentives et moqueuses. Dans le groupe, se tient la vieille Zagkigan Ikwé qui, de son œil perçant, jauge la beauté du jeune homme de sang mêlé. Celui-ci porte son attention sur Wabougouni, petite-fille de la vieille, vêtue d'une robe rouge fleurie. Sous l'emprise d'une attirance mutuelle, leurs regards s'agrippent l'un à l'autre. Gabriel aime d'emblée l'allure fière de la jeune femme, sa longue chevelure fauve. Zagkigan Ikwé, s'étant rendu compte du trouble de sa petite-fille, offre l'hospitalité à Gabriel.
Quand, repu, épuisé, Gabriel sera dirigé vers l'abri de Wabougouni, un sentiment indestructible nouera le destin des deux jeunes déracinés. Intensité voluptueuse qui ne durera que quelques jours, Gabriel apprenant que sa compagne est mariée, qu'elle vit un début de grossesse. Lui-même est vaguement fiancé à Rose-Ange, la fille du docteur du village où réside son oncle et tuteur Pierre-Arthur. Affligé de perdre Wabougouni, Gabriel, à la fois poète et artiste, retourne dans sa famille. Débordant d'une rage manifeste envers la vie, il écrit des poèmes à sa bien-aimée qu'elle ne lira jamais, s'adonne aux pires excès. L'alcool, les femmes. Il s'engage dans la Seconde Guerre, conflit mondial où il apprend à tuer des hommes. Une terrifiante humiliation le conduira aux limites de la folie. Dans l'étouffante obscurité du puits où il se noie, grâce à la bonté d'une jeune femme de chambre de « cet hôtel minable où il créchait », il ne pourra que remonter vers la lumière. Une lumière teintée de l'opacité de ses ombres visqueuses. Il comprend alors que la véritable déchirure provient de sa séparation d'avec Wabougouni. Comment la reconquérir, la mériter, elle est mariée à un autre, son enfant a dû naître.
Des sentiments farouches animent Gabriel, qu'il déverse sur la nature, les forêts, les animaux, les plantes. Sur le passé douloureux de Zagkigan Ikwé. Sur Maria, femme mûre, qui l'a initié aux attouchements sexuels du corps féminin. Œuvre de passion s'il en est. On a l'impression que des forces invisibles entraînent Gabriel vers des courants telluriques, le persuadant d'acquérir sa liberté à l'intérieur de paysages que la civilisation n'a pas encore souillés.
Séquences érotiques où le désir exacerbé diffuse une tendresse stigmatisée par une sexualité à fleur de peau moite. Y sont dépeintes les conditions déplorables auxquelles se heurtent des peuples minoritaires confrontés à un pouvoir étranger despotique, convertis à des croyances religieuses dogmatiques, oppressant leur éducation originelle, arrachant leurs racines profondes à ce qu'elles représentent réellement. À notre époque de transhumance humaine, le livre de Virginia Pésémapéo Bordeleau nous est offert comme le miroir d'une triste réalité. Des pans d'Histoire qui s'effritent, des mondes peu à peu effacés de la croûte terrestre.
À lire, pour se rallier à la beauté pure de deux êtres qui demandent si peu au monde civilisé, sinon de les laisser s'aimer librement, éloignés des contingences de toutes sortes. Ne sont-ils pas frère et soeur de Tristan et Siegfried, d'Iseult et de Brünnhilde ?
L'amant du lac, Virginia Pésémapéo Bordeleau
Éditions Mémoire d'encrier, Montréal, 2013, 142 pages
L'auteure, Amérindienne, situe son récit dans la nature sauvage de l'Abitibi. Son introduction nous instruit de ses intentions. Un amour fou entre une Algonquine et un métis « dans un monde qui n'a pas encore connu les pensionnats pour Autochtones et les abus multiples des religieux sur les enfants. » Pour notre plaisir, on sait à quoi s'en tenir. Elle dénonce aussi les pertes, toutes les pertes : celle du territoire, de l'identité individuelle et citoyenne, surtout, perte du corps-jouissance, des jeux de l'amour, avilis par les « abus des prêtres [ ... ] sur nos corps et nos âmes. »
L'histoire est simple et ample. Un coup de foudre, dirions-nous aujourd'hui, secouera le métis Gabriel et l'Algonquine Wabougouni. Ils se rencontrent quand Gabriel, trappeur, accoste une plage de sable du lac Abitibi, près du camp d'Algonquines qui attendent le retour de leur mari, partis à la chasse depuis plusieurs jours. Gabriel a échappé à la police montée chargée d'arrêter les braconniers traquant les bêtes en territoire algonquin. Les femmes l'accueillent, attentives et moqueuses. Dans le groupe, se tient la vieille Zagkigan Ikwé qui, de son œil perçant, jauge la beauté du jeune homme de sang mêlé. Celui-ci porte son attention sur Wabougouni, petite-fille de la vieille, vêtue d'une robe rouge fleurie. Sous l'emprise d'une attirance mutuelle, leurs regards s'agrippent l'un à l'autre. Gabriel aime d'emblée l'allure fière de la jeune femme, sa longue chevelure fauve. Zagkigan Ikwé, s'étant rendu compte du trouble de sa petite-fille, offre l'hospitalité à Gabriel.
Quand, repu, épuisé, Gabriel sera dirigé vers l'abri de Wabougouni, un sentiment indestructible nouera le destin des deux jeunes déracinés. Intensité voluptueuse qui ne durera que quelques jours, Gabriel apprenant que sa compagne est mariée, qu'elle vit un début de grossesse. Lui-même est vaguement fiancé à Rose-Ange, la fille du docteur du village où réside son oncle et tuteur Pierre-Arthur. Affligé de perdre Wabougouni, Gabriel, à la fois poète et artiste, retourne dans sa famille. Débordant d'une rage manifeste envers la vie, il écrit des poèmes à sa bien-aimée qu'elle ne lira jamais, s'adonne aux pires excès. L'alcool, les femmes. Il s'engage dans la Seconde Guerre, conflit mondial où il apprend à tuer des hommes. Une terrifiante humiliation le conduira aux limites de la folie. Dans l'étouffante obscurité du puits où il se noie, grâce à la bonté d'une jeune femme de chambre de « cet hôtel minable où il créchait », il ne pourra que remonter vers la lumière. Une lumière teintée de l'opacité de ses ombres visqueuses. Il comprend alors que la véritable déchirure provient de sa séparation d'avec Wabougouni. Comment la reconquérir, la mériter, elle est mariée à un autre, son enfant a dû naître.
Des sentiments farouches animent Gabriel, qu'il déverse sur la nature, les forêts, les animaux, les plantes. Sur le passé douloureux de Zagkigan Ikwé. Sur Maria, femme mûre, qui l'a initié aux attouchements sexuels du corps féminin. Œuvre de passion s'il en est. On a l'impression que des forces invisibles entraînent Gabriel vers des courants telluriques, le persuadant d'acquérir sa liberté à l'intérieur de paysages que la civilisation n'a pas encore souillés.
Séquences érotiques où le désir exacerbé diffuse une tendresse stigmatisée par une sexualité à fleur de peau moite. Y sont dépeintes les conditions déplorables auxquelles se heurtent des peuples minoritaires confrontés à un pouvoir étranger despotique, convertis à des croyances religieuses dogmatiques, oppressant leur éducation originelle, arrachant leurs racines profondes à ce qu'elles représentent réellement. À notre époque de transhumance humaine, le livre de Virginia Pésémapéo Bordeleau nous est offert comme le miroir d'une triste réalité. Des pans d'Histoire qui s'effritent, des mondes peu à peu effacés de la croûte terrestre.
À lire, pour se rallier à la beauté pure de deux êtres qui demandent si peu au monde civilisé, sinon de les laisser s'aimer librement, éloignés des contingences de toutes sortes. Ne sont-ils pas frère et soeur de Tristan et Siegfried, d'Iseult et de Brünnhilde ?
L'amant du lac, Virginia Pésémapéo Bordeleau
Éditions Mémoire d'encrier, Montréal, 2013, 142 pages
mardi 2 avril 2013
Yeux fermés, yeux ouverts ***
Les humeurs de Facebook. L'humour coquin de R. La vulgarité de certains échanges. Les aquarelles bellement colorées et légendées de N. Les commentaires et autres fonctions lâchement masqués. La lecture de textes qui nourrit notre journée. La poursuite des uns dans les sites des autres, assouvissant leurs frustrations. L'éclat de rire de Y. quand elle nous lira. On parle du premier roman de la nouvellière Claude-Emmanuelle Yance, La mort est un coucher de soleil.
Elle est correctrice de manuscrits et fait appel de temps à autre à Alexis, technicien en informatique, pour prendre soin de son ordinateur. Nous sommes au début de juin, la lumière inonde la chambre de la narratrice. Elle se souvient de l'appel de Samantha, une amie d'Alexis, qui lui annonce qu'il « a pris sa vie ». Marié à Héléna, père de deux jeunes enfants, il s'était bâti un nid confortable. Rien ne laissait présager qu'une terrible colère l'habitait jusqu'à le détruire. Elle ne comprend pas. Un coup de fusil sous la mâchoire a eu raison de sa jeunesse, de ses projets. De ses résolutions professionnelles et sentimentales. La narratrice sait qu'avec Héléna les choses n'allaient plus très bien. Elle comprend si mal qu'elle fouillera dans le passé du jeune homme, fera la connaissance de sa mère qui « habite tout près, à trois coins de rue. » Plus la colère la rend impuissante, plus elle s'immisce dans un temps flétri qui la bouleverse. Celui d'Alexis et le sien.
Son père âgé vit dans une maison de retraite. Homme replié sur ses chagrins, il parle avec parcimonie. Il redoute l'avenir précaire de son pays qui est en train de se suicider, dit-il, un soir à sa fille. Cette constatation brutale la ramène à la mort d'Alexis ; elle refuse la mort délibérée, elle en a peur. Nous devons accepter de mourir les yeux fermés, à l'heure qui sonne, inexorable. Mourir les yeux ouverts correspond à interrompre une existence de laquelle nous nous détachons, comme nous finissons par ne plus aimer l'être qui nous était destiné. Révolte de la narratrice contre Alexis, révolte contre elle-même, contre la petite fille de cinq ans qui s'était embourbée dans un acte horrible. Il faudra que madame Alice, amie de son père, meurt les yeux ouverts pour que ses colères culpabilisantes s'adoucissent, l'éloignent du suicide à peine éclairci d'Alexis. Quelques paroles prononcées par son père l'aideront à retrouver une lueur aux rayons de son propre soleil. N'aimait-elle pas Alexis comme le fils qu'elle aurait voulu avoir ? Son drame personnel ne pouvait la diriger vers la maternité. Son corps a réclamé son plaisir, elle le lui a donné sans y accorder grande importance.
Constamment, un effet de miroir réfléchit l'histoire d'Alexis et celle de madame Alice. Le jeune homme et la vieille femme ont laissé des cahiers où sont mentionnés les noms de personnes qui leur ont manqué. Une demi-sœur, un frère jumeau. Chacun vit avec l'impression d'être amputé d'un double sublimé dont l'ombre palpable ne les quitte jamais. Le père absent, d'étranges yeux bleus, une discrimination étonnante qui finit par tuer. La narratrice est déçue du flou des confidences, des choix vers lesquels nous tendons les mains, vides, remplies cependant de nos secrets intimes. Pourquoi n'a-t-elle su écouter Alexis, pourquoi cette fulgurante approche dans sa petite enfance à elle ? Questions qu'elle ne sait élucider. Le suicide de madame Alice la déconcerte, elle aurait tant voulu ne pas passer « à côté de sa vie, à côté d'elle vivante. » Aveu qui portera ses fruits, elle qui n'a su regarder Alexis. Gens vivants, gens morts, où vont ceux qui nous interrogent quand il est encore temps de les entendre ?
Roman touchant où l'écriture obsédante l'emporte agréablement sur la trame narrative. L'auteure, Claude-Emmanuelle Yance, connaît suffisamment l'art de la nouvelle pour que des scories ne souillent les pages. Pourtant, l'histoire d'Alexis semble abandonnée en cours de route pour faire place à celle de madame Alice, même si on a conscience que l'une ne va pas sans l'autre. Peut-être est-ce dû à la gravité déchirée des cahiers de la vieille femme, comme s'ils permettaient à l'écrivaine de se reposer d'un léger essoufflement. Si le cœur d'Alexis contenait une petite musique que la narratrice n'a su capter, on est ravie d'avoir perçu, tout au long du récit, la même petite musique jaillie de la plume stylisée de Claude-Emmanuelle Yance, allégeant le thème récurrent traitant de la vie, de la mort. La vie s'apparentait aux forces décisives de madame Alice, la mort se nourrissait de la fragilité d'Alexis.
À lire, les yeux grands ouverts sur nos révoltes intérieures, les yeux fermés au-delà de toute finitude. Vivants et morts cernent nos fissures et défaillances pour mieux nous faire comprendre l'immensité de la vie. Mur blanc transparent reflétant le tableau trop parfait de nos démarches existentielles.
La mort est un coucher de soleil, Claude-Emmanuelle Yance
Lévesque éditeur, collection « Réverbération »
Montréal, 2013, 142 pages
Elle est correctrice de manuscrits et fait appel de temps à autre à Alexis, technicien en informatique, pour prendre soin de son ordinateur. Nous sommes au début de juin, la lumière inonde la chambre de la narratrice. Elle se souvient de l'appel de Samantha, une amie d'Alexis, qui lui annonce qu'il « a pris sa vie ». Marié à Héléna, père de deux jeunes enfants, il s'était bâti un nid confortable. Rien ne laissait présager qu'une terrible colère l'habitait jusqu'à le détruire. Elle ne comprend pas. Un coup de fusil sous la mâchoire a eu raison de sa jeunesse, de ses projets. De ses résolutions professionnelles et sentimentales. La narratrice sait qu'avec Héléna les choses n'allaient plus très bien. Elle comprend si mal qu'elle fouillera dans le passé du jeune homme, fera la connaissance de sa mère qui « habite tout près, à trois coins de rue. » Plus la colère la rend impuissante, plus elle s'immisce dans un temps flétri qui la bouleverse. Celui d'Alexis et le sien.
Son père âgé vit dans une maison de retraite. Homme replié sur ses chagrins, il parle avec parcimonie. Il redoute l'avenir précaire de son pays qui est en train de se suicider, dit-il, un soir à sa fille. Cette constatation brutale la ramène à la mort d'Alexis ; elle refuse la mort délibérée, elle en a peur. Nous devons accepter de mourir les yeux fermés, à l'heure qui sonne, inexorable. Mourir les yeux ouverts correspond à interrompre une existence de laquelle nous nous détachons, comme nous finissons par ne plus aimer l'être qui nous était destiné. Révolte de la narratrice contre Alexis, révolte contre elle-même, contre la petite fille de cinq ans qui s'était embourbée dans un acte horrible. Il faudra que madame Alice, amie de son père, meurt les yeux ouverts pour que ses colères culpabilisantes s'adoucissent, l'éloignent du suicide à peine éclairci d'Alexis. Quelques paroles prononcées par son père l'aideront à retrouver une lueur aux rayons de son propre soleil. N'aimait-elle pas Alexis comme le fils qu'elle aurait voulu avoir ? Son drame personnel ne pouvait la diriger vers la maternité. Son corps a réclamé son plaisir, elle le lui a donné sans y accorder grande importance.
Constamment, un effet de miroir réfléchit l'histoire d'Alexis et celle de madame Alice. Le jeune homme et la vieille femme ont laissé des cahiers où sont mentionnés les noms de personnes qui leur ont manqué. Une demi-sœur, un frère jumeau. Chacun vit avec l'impression d'être amputé d'un double sublimé dont l'ombre palpable ne les quitte jamais. Le père absent, d'étranges yeux bleus, une discrimination étonnante qui finit par tuer. La narratrice est déçue du flou des confidences, des choix vers lesquels nous tendons les mains, vides, remplies cependant de nos secrets intimes. Pourquoi n'a-t-elle su écouter Alexis, pourquoi cette fulgurante approche dans sa petite enfance à elle ? Questions qu'elle ne sait élucider. Le suicide de madame Alice la déconcerte, elle aurait tant voulu ne pas passer « à côté de sa vie, à côté d'elle vivante. » Aveu qui portera ses fruits, elle qui n'a su regarder Alexis. Gens vivants, gens morts, où vont ceux qui nous interrogent quand il est encore temps de les entendre ?
Roman touchant où l'écriture obsédante l'emporte agréablement sur la trame narrative. L'auteure, Claude-Emmanuelle Yance, connaît suffisamment l'art de la nouvelle pour que des scories ne souillent les pages. Pourtant, l'histoire d'Alexis semble abandonnée en cours de route pour faire place à celle de madame Alice, même si on a conscience que l'une ne va pas sans l'autre. Peut-être est-ce dû à la gravité déchirée des cahiers de la vieille femme, comme s'ils permettaient à l'écrivaine de se reposer d'un léger essoufflement. Si le cœur d'Alexis contenait une petite musique que la narratrice n'a su capter, on est ravie d'avoir perçu, tout au long du récit, la même petite musique jaillie de la plume stylisée de Claude-Emmanuelle Yance, allégeant le thème récurrent traitant de la vie, de la mort. La vie s'apparentait aux forces décisives de madame Alice, la mort se nourrissait de la fragilité d'Alexis.
À lire, les yeux grands ouverts sur nos révoltes intérieures, les yeux fermés au-delà de toute finitude. Vivants et morts cernent nos fissures et défaillances pour mieux nous faire comprendre l'immensité de la vie. Mur blanc transparent reflétant le tableau trop parfait de nos démarches existentielles.
La mort est un coucher de soleil, Claude-Emmanuelle Yance
Lévesque éditeur, collection « Réverbération »
Montréal, 2013, 142 pages
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