Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 31 août 2009
Année de plomb *** 1/2
L'été persistant à ralentir le cours normal de notre vie, on lit tout son soûl. Quelques nouveaux livres attirent notre regard ; selon nos humeurs estivales, on se laisse emporter par des histoires parfois douces et tendres, parfois dramatiques et cruelles comme celle du quatrième roman de Guy Lalancette, La conscience d'Éliah.
Nous sommes le 23 décembre 1964, dans un pensionnat de jeunes adolescents. Nous savons mesurer leur valeur quand, intégrés en petits groupes, ils s'en prennent à l'un d'entre eux. En l'occurrence Éliah Pommovosky, replié sur lui-même, victime d'une tragédie familiale qu'il a occultée à l'âge de six ans et demi. Depuis, tout amour lui est interdit. Et quand il s'attachera démesurément à l'un de ses camarades, aucun acte d'automutilation ne lui sera assez douloureux pour empêcher que se reforme l'image de sa mère clouée dans un fauteuil, du sang dégoulinant jusqu'à ses pieds ; son père regarde la télé, secoué d'un rire démoniaque. Le garçon responsable de telles commotions, entraînant d'irrépressibles blessures dans la chair d'Éliah, se nomme Gabriel Blanc. Il est beau et son sourire « lui prenait tout le visage ». Au fur et à mesure que son charme opère, un désir d'amour-haine se dessine dans la conscience épuisée d'Éliah ; sans cesse, il souhaite que Gabriel n'ait jamais existé, de la même manière qu'il a dénié le meurtre de sa mère, poignardée par son père. La souffrance occasionnée par l'amour de Gabriel sera l'exutoire nécessaire à dénouer l'horreur de son enfance au prix de la vie de son ami. De la sienne, neuf ans plus tard.
Nous sommes le 23 décembre 1973, Éliah agonise sur un lit d'hôpital. Sa conscience « squatteuse » — utilisait-on un tel terme dans les années soixante-dix ? — interpelle le lecteur en de courts et dissolus paragraphes. Le mystère d'Éliah, contenu dans un cahier bleu, titré Année Gabriel, est élucidé par Valérie Lambres, infirmière, confinée au chevet du jeune homme. Elle a été son amie d'enfance, son amante, par la suite son épouse délaissée le soir de ses noces. De leur liaison tumultueuse naîtra un enfant, Julian. Enseignant le français à la maternelle, Éliah sera de plus en plus oppressé par un passé qui s'étoffera de preuves accusatrices contre le soi-disant suicide de Gabriel Blanc. L'enquête menée à l'époque a été jugulée par les pères soucieux de protéger la réputation de leur établissement.
Si le meurtre de sa mère a amputé l'enfance d'Éliah, celui survenu au pensionnat le poursuivra sans répit. Que s'est-il passé la veille de Noël 1964 qui jettera Éliah du haut de la tour d'un réservoir ? Il n'a fallu que trois mois, de septembre à la fin de décembre, pour que l'existence d'élèves, témoins de pareille atrocité, soit bouleversée à jamais. Même le frère Léo, maître de salle, retournera à l'état civil. L'ère des pensionnats religieux loués par André Gide, Henry de Montherlant, Roger Peyrefitte, ne sera suffisamment dépeinte. Ces auteurs ont connu les émois de la sensualité, les affres de la sexualité en éveil. Il semblerait qu'une nostalgie amère ait griffé leur cœur, perverti leur esprit, puisque, mettant leur talent d'écrivain au service de leur plume naguère qualifiée de sulfureuse, ils ont éprouvé le besoin d'absoudre leur détresse adolescente. Ainsi, Guy Lalancette, se saisissant à son tour d'un thème universel, le situe partout et nulle part. Faisant d'un drame intolérable une raison majeure de l'aborder en toute plénitude, de le raconter à distance des manques peureux, des vides que cerne le poids des mensonges. De la fragilité de l'âge vert...
C'est un récit poignant décalé dans le temps que les jeunes des années deux mille ne comprendraient pas : filles et garçons partagent leurs troubles juvéniles loin de tout enfermement empoisonné de miasmes d'encens, de parfums capiteux. L'écriture, qui elle-même porte les stigmates réparateurs, mais indélébiles, d'un vocabulaire fertile, épuré, donne un ton et un style passionnés parfaitement accordés au profil du monstre assoupi dans la tête d'Éliah, qu'il essaie de neutraliser en se tailladant la peau à coups d'objets divers. Quel dommage qu'un père, semblable au curé de campagne de Georges Bernanos, ne lui ait pas chuchoté : « Tout est grâce ». Roman provoquant en nous de sourdes rumeurs, sur nos lèvres certains sourires empreints d'une indicible indulgence.
À lire pour saisir l'aspect sociologique d'un temps heureusement révolu, pour démasquer des mentalités contraintes, mais aussi pour savourer le talent de l'auteur confirmé dans son troisième roman, Un amour empoulaillé, réédité en format de poche chez TYPO, paru en 2004 chez VLB.
La conscience d'Éliah, Guy Lalancette
VLB éditeur, Montréal, 2009, 202 pages
lundi 10 août 2009
Être bien ou mal dans sa peau *** 1/2
Profitant des beaux jours de l'été, on laisse les romans de côté pour s'intéresser à quelques revues littéraires. Le dernier envoi de la revue MŒBIUS, traitant du thème de la peau, nous a réjouie. Étienne Lalonde a piloté ce numéro 121 avec une austère sensibilité. Quant aux auteurs invités, ils ont fait preuve de singularité et de hardiesse.
Telle une outre en peau de chèvre, le corps renferme ses humeurs solides et liquides. Le choix proposé aux nouvellistes et poètes s'étageait sur plusieurs niveaux. Intérieur, extérieur de la chair, quelle passerelle escalader ? D'où peut-être l'impulsion textuelle ressentie au cours de notre lecture. Poésie et prose se complètent, s'amalgament en des peaux de plaisir ou de colère, rarement de chagrin. Les auteurs ont utilisé à souhait la peau et ses appendices pour faire part au lecteur d'impressions théoriques, d'empreintes imagées. Peaux de guerre, que présente Élise Turcotte, dans un récit poétique divisé en trois parties où se déploient des « canons de brume » où s'assèchent « les lacs furieux. » Concises, efficaces, les phrases sont là, essentielles. Tel un boulet de canon, elles frappent droit au cœur. Dans la même veine, la nouvelle de Carole David, Les stigmates de Rita, témoigne de la peau « hypothéquée » de son héroïne, livrée à toutes les aiguilles, à toutes les écritures. Douloureuses et poignantes. Le cancer sera le dernier scapel incisant la peau de la jeune femme. Au bord de la mer, la narratrice se souvient de la peau si peu lisse de son amie, déjà torturée par un homme qui n'avait su l'aimer.
De fil d'Ariane en aiguillage ordonné, on continue à tourner les pages, à chercher dans un titre l'anthèse d'un poème. On l'a trouvée dans le monologue que Céline Bonnier consacre à sa mère vieillissante. Se reconnaissant en elle, apeurée, elle se réfugie vers l'amant silencieux ; le sublime instant de la vie l'emporte momentanément sur la mort. L'ampleur du poème est si dense qu'il propose au lecteur une interprétation distincte à ses joies, à ses malheurs. On a aimé la brève nouvelle, Chambres, signée Ananda Devi, « chambre louée pour une heure », tout est dit de ces lieux de passage où la peau a juste le temps de suinter sur des « draps tirés mais incertitude de propreté. » De Martin Grange, on retient la phrase suivante : « Je ne crois pas en Dieu mais à la prière. » En peu de mots, la qualité de son poème épique est mentionnée.
On ne peut, hélas, énumérer toutes les plumes triturant la peau à l'endroit, à l'envers. Roger Des Roches y va de son immense talent, Nicole Brossard, Marie Darrieussecq. Yvan Bienvenue harmonise tendrement, Alain Fisette érotise gaiement. On a été charmée par les nostalgies du sculpteur vieillissant évoqué par Henri Cachau, Réseau (Q). Que dire de l'écriture où chaque mot semble contenir des morceaux de peau, tel un trophée, de femmes aimées, mal oubliées... À lire aussi l'extrait du prochain roman de Diane Vincent, Peaux de chagrins : l'auteure stimule nos papilles dermiques, aiguise notre envie de connaître la suite des aventures de Josette Marchand et de Vincent Bastianello.
L'ensemble de ce numéro est délicieusement invitant, comme on le dit d'un après-midi reposant au Jardin botanique, d'une soirée estivale à contempler les étoiles. En compagnie, évidemment, de quelques auteurs participants qui ont répondu à l'appel de la peau métamorphosée ici en de surprenantes histoires de papier.
Revue MŒBIUS, numéro 121, « La Peau »
Piloté par Étienne Lalonde
Triptyque, Montréal, 2009, 133 pages
lundi 3 août 2009
Rencontre avec une drôle de dame *** 1/2
On continue notre périple littéraire estival en feuilletant des livres qui titillent notre curiosité. On les met de côté, on les reprend, on les rejette ou bien on s'arrête à une quatrième de couverture qui nous interpelle. Profitant d'une journée pluvieuse, on paresse davantage, on tourne lentement les pages ; une histoire se dessine, des personnages s'incarnent. Finalement, on s'est laissé captiver par Stacey MacAintra, l'attachante dame du troisième roman de Margaret Laurence, Ta maison est en feu.
Pour éviter que le temps au cours duquel se déroule le roman propage un air démodé, reportons-nous sans tarder aux années soixante, époque où la condition féminine laissait à désirer. Parmi tant de femmes frustrées, on a repéré Stacey Cameron qui habite près de Vancouver. Elle est mariée à Mac MacAintra, fils de pasteur, représentant en encyclopédies puis en vitamines. Il a suffi qu'un matin, elle fredonne une « comptine stupide » à sa fille de deux ans pour mesurer l'insipidité aliénante de son existence. Depuis quinze ans, épouse dévouée, mère de quatre enfants, elle fustige Dieu de ne pas avoir fait d'elle une femme différente. Fille de la prairie, Stacey se souvient combien elle aimait danser, combien ses rêves amplifiés par le désir de quitter sa petite ville, l'avaient encouragée à fuir une mère castratrice, une sœur célibataire, Rachel. Hélas, son escapade vers la liberté s'était interrompue dans les bras de Mac. Il avait abandonné ses études pour subvenir aux nécessités de sa famille grandissante. Stacey se rend compte que sa maison, illusion du bonheur qu'elle recherchait, ne correspond en rien aux espoirs qui la berçaient quand, jeune fille avide, elle imaginait une existence indépendante et accomplie. Comment se dépêtrer de l'angoisse qui l'étreint lorsqu'un mari rentre tard, refuse de parler tellement il est exténué ? Et qu'il s'attend à être servi ? Comment s'octroyer une heure à soi quand les enfants se chamaillent à longueur de journée et que la petite dernière ne va pas encore à l'école ?
Pourtant, le parcours de Stacey diffère peu de celui de beaucoup de femmes mariées et mères de famille. Pendant que le mari travaille, chacune s'organise une vie en apparence exemplaire. Stacey, brûlant de faire l'amour avec des hommes autres que le sien, se trouvera un amant, lequel aura la prudence de rompre avant que le feu, incendiant le cœur de sa maîtresse, ne crée un douloureux malentendu, alors que tous deux se sont menti sur leur âge. De prévisibles événements interviennent au fil de la vie familiale : Katie, l'aînée des filles, entre dans l'adolescence ; les deux garçons deviennent de plus en plus turbulents, Jennifer commence à parler. Et le mari, doutant de sa profession, se rapproche timidement de sa femme. Scènes de jalousie, quand il apprend qu'elle s'est attardée un soir chez Buckle Fennick, camionneur, « prince de la route ». Mondanités burlesques chez le patron de Mac qui s'avère un imposteur... Autant de tableaux vivants provoquant des sourires tant l'humour fait rage dans la tête de Stacey ; refusant de trop se questionner sur son rôle d'épouse révoltée, de mère envahissante, elle ingurgite des gin tonics et morigène Dieu en de savoureux dialogues désopilants.
L'histoire de Stacey MacAintra bat son plein, pendant que Rachel Cameron, institutrice à Manawaka, subit les manipulations maternelles. Margaret Laurence a fait de Rachel le personnage central de son deuxième roman, Une divine plaisanterie. C'est de ce passé dont se sert Stacey — et qu'elle exalte — pour survivre, jusqu'au jour où elle reçoit une lettre de sa sœur l'avertissant du déménagement de leur mère et elle à Vancouver. On devine que le clan familial se resserre autour de Stacey mais qu'au moindre geste intempestif, à la moindre parole aboyée, il risque d'exploser. Stacey ne se résigne pas, elle s'adapte aux circonstances gouvernant sa vie et dont elle dépend.
Troisième volet du cycle de Manawaka, Ta maison est en feu, roman paru il y a quarante ans, surprend par sa magistrale modernité ; le style et le ton, telle une œuvre rare, ne font pas douter de la signature de l'auteure. Les conversations intérieures de Stacey MacAintra avec Dieu, qu'elle ramène à un personnage ordinaire, rappellent les incessants bougonnements de Hagar Shipley, première figure féminine créée par Margaret Laurence dans L'Ange de pierre.
Clins d'œil rapides aux deux titres précédents, résumant l'admiration fascinante que nous a procurée la lecture du troisième titre.
Ta maison est en feu, Margaret Laurence
Traduction Florence Lévy-Paolini
Éditions Alto/Éditions Nota bene, Québec, 2009, 440 pages
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