Il fut un temps où on visitait quelques sites artistiques. Depuis, on les a désertés, ces mondes virtuels ne se renouvelant pas. À force de se scléroser, ils ont fini par nous lasser. Cependant, on éprouve un réel plaisir à suivre des artistes qui, sans cesse, agrémentent leurs concepts visuels d'une inventivité jubilatoire. Grâce à leur importance créatrice, ces lieux inspirés réjouissent le regard qu'on porte sur eux. On a lu Trans, le récent roman de Marie-Christine Arbour.
On peut avancer que ce titre n'incite pas à la lecture du cinquième opus de cette écrivaine que depuis son premier roman, on suit avec curiosité et rigueur. Intelligente, elle nargue et intrigue le lecteur avec ses histoires psychanalytiques. Faut-il la prendre au sérieux, faire confiance à la fiction derrière laquelle se profilent tant de vies tronquées ?
On entre dans Trans — préposition latine signifiant " à travers " — par la porte grande ouverte de l'enfance, celle de la petite fille Christine, déjà personnage central des précédents livres de l'écrivaine. Elle se présente dès son plus jeune âge, celui où l'enfant commence à raisonner. Ses parents sont des excentriques cultivés, un père physicien libéral, une mère élégante, soucieuse de ne pas vieillir trop vite. Plus tard, ils divorceront, le père ayant jeté son dévolu sur une très jolie jeune femme qui lui donnera trois fils. La mère se trouvera un amant, homme d'affaires, compagnon débonnaire, s'intéressant peu à la petite fille. Christine s'ébroue entre les deux couples, elle rêve de devenir ballerine mais son corps aux formes déjà « rondes » et ses « pieds plats » briseront ce refuge dans la beauté éphémère. Les voyages servent de dérivatif à modeler son indépendance, à nourrir ses fantasmes. Avec les quatre parents recomposés, elle arpente des univers disparates, tels les Baléares, le Mexique, l'Équateur, la Martinique. Des continents plus conventionnels, la France, l'Italie, les États-Unis. Des îles, des terres sur lesquelles elle s'accoutrera de personnages fictionnels, des marginaux excessifs, comme il y en a de surprenants dans l'œuvre d'Arbour, attirée par les laissés pour compte de notre planète. En même temps qu'elle les fréquente, sa personnalité rebelle s'affirme. Lucide, elle a conscience que son jeune âge la retient auprès de sa famille, surtout avec le père, qui lui donnera le goût des nombres. Modérément avec la mère qui lui prodigue des conseils corporels, chrysalide qui s'éveille, se transforme. Papillon, Christine ne le sera jamais, elle s'ennuie avec les êtres trop civilisés. Engoncés dans un conformisme qu'elle ne peut tolérer, tout en profitant de leurs largesses. Laconique, elle observe, se distrait avec des déclassés auxquels elle s'attache momentanément, sa famille ignorant le but de ses balades solitaires. Quand l'après-midi, ses parents — lesquels ? —font l'amour, ne la livrent-ils pas à la rue, à de douteuses rencontres ?
Elle se perd dans Paris, fait la connaissance d'un pickpocket qui l'abandonne sur un quai de métro, puis d'une transsexuelle, Marthe-Jules, qui la ramène au Ritz où séjourne le père. Aux îles Caïmans, elle rencontre un juif, rescapé d'un camp de concentration, qui l'accuse de ressembler à une nazie. Sa chevelure blonde exulte. Aux États-Unis, lors d'un voyage organisé pour jeunes filles aisées, suggéré par le père, elle délaissera ses compagnes, se hasardera dans une rue qu'elle a repérée, soudoiera une prostituée, Lesbia, qui lui révélera sa véritable identité. En Martinique, c'est avec des jumeaux identiques qu'elle apprendra l'apport du narcissisme entre deux frères. Toujours ce double qui fascine Marie-Christine Arbour. Qui nous étonnera dans ses romans, mascarade d'elle-même et de ses protagonistes. Christine se considère comme une marionnette, assoupie entre ses parents délurés — sur un yacht luxueux ne pratiquent-ils pas l'échangisme avec un couple ami ? Ranimée au contact d'hommes-femmes qui la maintiennent dans un flot de sensualité qu'elle réprime, s'interdisant de grandir, les adultes l'abrutissant de leurs contraintes.
C'est l'un des romans les plus achevés de Marie-Christine Arbour, qu'on a lu avec délices. Si nous y retrouvons le monde cher à l'écrivaine, cette fois, elle a embelli ses récits de jeunesse d'une fraîcheur légère, faisant grâce au lecteur d'une représentation inutile à la compréhension de sa démarche fictive ou réelle, peu importe. La maturité de la fillette ne pouvait la diriger que vers l'essentiel d'une vie de femme qu'elle n'envisage pas sereinement, contrecarrée par une mère esclave des apparences, par un père cynique, superbement miroité dans la longue silhouette évanescente de sa deuxième épouse. Constamment, le roman se liquéfie dans le sang menstruel, d'où un clin d'œil ironique à la psychanalyse, se révèle à travers le mystère de sexes mal définis. L'acte d'amour interprété par Christine s'alimente d'un platonisme aux limites d'une anorexie amorcée par son corps qui, refusant de montrer sa nudité, se reflète dans le corps épanoui de ses compagnes et compagnons invertis. Manière jumelée de se suffire à soi-même.
Trans, Marie-Christine Arbour
Éditions Triptyque, Montréal, 2016, 241 pages
Encore une fois, votre billet me rend curieuse du livre. Irai donc y jeter un coup d'oeil et feuilleter. On verra si...
RépondreSupprimerL'œuvre de cette auteure est très particulière. Dans mon blogue, j'ai parlé de toutes ses publications, chez le même éditeur. Merci Claude, bon lundi.
RépondreSupprimerEncore une envie de lecture !
RépondreSupprimerMerci Yannick, c'est un beau roman marginal...
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