mardi 5 février 2008

L'homme invisible


D'abord, le majestueux chat noir trônant sur la couverture, nous invite à lire le titre poétique du roman, Murmures d'eaux. On pense au clapotis d'une source jouant sur des pierres moussues... Le chat insiste et dresse les oreilles au-dessous du nom de l'auteure : Marie-Claude Gagnon. On n'y échappe pas, on va ouvrir les pages, pénétrer dans une histoire dotée de parfums que distille chaque court chapitre sous-titré du nom d'un flacon aux essences spécifiques que fabrique Irène, parfumeuse allurée, peu encline à se laisser duper par la réalité. Chaque fois qu'elle rentre ou sort de sa parfumerie, appelée Murmures d'eaux, on a l'impression d'un courant d'air odoriférant. Fragrances rares qu'elle soumet à des clients ou clientes de passage. Ce n'est pas étonnant qu'un homme joue les voyeurs, la regarde aller et venir par le trou d'un mur de la boutique. Irène, intuitive et sensuelle, surveille cet homme qui lui parle comme du haut d'un nuage qui le protégerait de la séduction se dégageant de la jeune femme. Un jour, il lui confie qu'il s'appelle Fernand, qu'il a eu un accident, que son visage n'existe plus. On se demande si sa présence éthérée n'appartient pas à un rêve qu'aurait fait la parfumeuse pour mieux se séparer de Violetta, son ex-compagne. Aime-t-elle les femmes ou les parfums ? Les uns n'allant pas sans les autres, Irène se consacre à la fabrication d'eaux de toilette qu'elle baptise de noms délicieux : Falle à l'air, Défense de stationner, Aux côtés d'une joie, pour ne nommer que ceux-là. Cette passion de créer des eaux aux effluves personnalisés l'éloigne de l'univers féminin de Violetta pour la faire entrer dans l'univers, plus rude, d'hommes qui fréquentent sa parfumerie pour le plaisir de la voir, de humer des bouquets opulents.

Il y a le propriétaire de sa boutique, Nicolas Loiseau, qui se pâme sur ses mains, sur les arômes s'exhalant des murs au point qu'il s'en va le sourire aux lèvres, ce sourire particulier aux amoureux. Irène ne comprend pas très bien sa venue, elle est certaine que l'homme derrière le mur y est pour quelque chose. Plus tard, un autre homme surgira un peu du hasard, «un chaman appelé Lynx» lui confiera Fernand. Ils se sont connus quand ce dernier «[...] avait un visage.» Qui croire ? s'interroge Irène, «[...] les chamans changeant d'aspect pour de courtes périodes.» Il y aussi Blaireau, le maître chaman de Lynx, qui nous vaut deux chapitres sur la joie d'«élaborer un parfum» pour l'amant qu'on attend. Sur la fusion Fernand-Lynx. Sur les éclats de rire de Blaireau et Lynx, lors de leur rupture. Ne reste qu'une fille qui passe, hors saison, «parfumée à la Brunante

Pendant que ces hommes se superposent à la vie professionnelle d'Irène - on ne quitte jamais la parfumerie -, des clientes se présentent pour choisir un parfum ou une eau de toilette. Un sent-bon, demande la femme à la voix calcinée. À cause d'une dépression nerveuse, «On vient de lui enlever ses enfants, elle ne les reverra plus.» «Pour la route, la parfumeuse lui offre une eau de toilette de la ligne Soliloque.» Plus tôt, une femme pressée désirait «de la mousse de chêne». Elle reviendra, repartira, toujours trop pressée et brûlée par l'insomnie. Un décalage et ses failles s'instaure entre le monde angoissé des femmes et celui plus insouciant des hommes. Qui parle ? Ce n'est plus Irène, la parfumeuse, mais l'auteure, Marie-Claude Gagnon, qui, à travers une histoire de murmures et de métamorphoses, nous dit gravement que le poids du monde, depuis la nuit des temps, repose sur les épaules des femmes, sa légèreté plus souvent sur les épaules des hommes.

Pour retenir l'attention de Fernand-Lynx, Irène utilise la méthode de Schéhérazade : elle lui lit de courts textes de son cru, des textes où la réalité implacable gouverne chaque jour, efface momentanément les senteurs fugaces flottant dans la boutique. On sait combien cette manière de conter peut charmer Fernand qui, dans sa vie, en a vu d'autres et s'ennuie derrière son mur. D'autant qu'il considérait les femmes «comme une race dangereuse pour l'humanité». Persuasive, la voix de Marie-Claude Gagnon se faufile dans celle de son amoureux pour nous affirmer que les femmes ne sont pas différentes des hommes, entre qualités et défauts. Ainsi, l'auteure propage des messages sur l'amitié, l'amour, la politique ; sur les rêves éveillés qui tiennent tant de place dans le livre. Ce sont eux qui permettent d'inventer des métamorphoses entre Fernand et Lynx, entre Fernand et Nicolas Loiseau. De qui est amoureuse Irène ? Des parfums et du temps qui passe. Des hommes pas tout à fait vrais. Des filles d'été «aux cheveux noirs et courts.» De la chatte Mercure, morte d'une maladie des reins.

Ce roman complexe à l'écriture autant majestueuse que le chat à l'affût sur la couverture, mérite une lecture attentive. Sous ses airs d'effleurer ce qui compose une vie sans surprise, Marie-Claude Gagnon se penche sur la misère inconcevable de l'être humain. Derrière les portraits de deux hommes - Fernand et Lynx - qui se recoupent, derrière des femmes qui entrent et sortent de son commerce - Irène et la parfumeuse ne se dédoublent-elles pas elles aussi ? -, l'auteure nous convie à suivre Nicolas Loiseau, symbole d'une réalité morose qui, de nos jours empreints de scepticisme, n'échappe à personne.



Murmures d'eaux
, Marie-Claude Gagnon
Hurtubise HMH, Montréal, 2008, 138 pages

vendredi 11 janvier 2008

Femmes de Chine


Quatrième roman de Félicia Mihali, Sweet, sweet China nous convie à un fabuleux voyage dans une Chine «hétéroclite, pays de contradictions et d'extrêmes». C'est à travers la voix de la Déesse Sakiné, Déesse du regard, que l'histoire d'Augusta et celle de Mei Hua (Fleur de prune) nous seront racontées. Désirée, Déesse du goût, et Flora, Déesse de l'odorat, les accompagneront durant leur extraordinaire périple. Augusta, professeure de français, séjourne pendant dix mois à Beijing pour enseigner cette langue aux Chinois qui veulent émigrer au Canada. Mei est une jeune fille de la Chine impériale, mariée de force à un général qu'elle déteste. À partir de ces situations, ancienne et moderne, la Déesse Sakiné relatera les aventures des deux jeunes femmes. Augusta tient un journal dans lequel elle note les impressions de son quotidien, la vie de son quartier, le désarroi qu'elle ressent au fur et à mesure que le temps passe. Et les jours sont longs face à des étudiants déconcertants, à «Beijing ensoleillé, venteux et poussiéreux.» À son insu, les trois déesses ont pris Augusta sous leur protection. Elles se faufilent dans les objets de son appartement, se transforment même en stylo à billes ! La Déesse Flora s'infiltrera dans l'écran de son ordinateur pour supprimer quelques remarques de son journal qu'elle juge dérangeantes ou inutiles. Au grand dam de la Déesse Sakiné, la Déesse Désirée ira jusqu'à faire apparaître l'ancien amant chinois d'Augusta avec qui elle a rompu dix ans plus tôt. Le pouvoir des trois déesses est si fantastique et séculaire qu'elles protégeront Mei contre son mari, le général Wu. Avant que surgisse Mei dans un rêve d'Augusta, plus tard, dans une télé-série qu'elle regarde chaque soir chez elle, on est déjà informé que la «petite épouse» se réfugie à volonté dans un lac situé dans le paysage d'une estampe !

Le présent symbolisé par Augusta nous convie à des promenades dans la ville - marché, boutiques, antiquaires -; le passé évoqué par Mei nous projette dans un temps révolu où les femmes «valaient moins que des rats.» D'une écriture sobre, poétique, saupoudrée d'humour et de féminisme, Félicia Mihali se questionne, elle aussi, quand des êtres de passage ou des faits singuliers la confondent. L'auteure en profite pour nous entraîner dans des lieux touristiques, comme la Cité interdite, la Grande Muraille, le Palais d'été, le site des soldats en terre cuite à Xi'An. Et bien d'autres lieux prodigieux encore. Chaque fois que Mihali se fait guide, elle dépeint avec minutie des pages d'histoire passionnantes qui nous renseignent sur la civilisation plus que millénaire de L'Empire du Milieu. Avant le Nouvel An chinois, Augusta partira quatre jours à Hong-Kong. À bord de l'avion, elle fera un rêve étrange dans lequel se manifestera Mei Hua. La Déesse Sakiné avouera qu'elle et la Déesse Désirée l'avaient «abandonnée au creux du temps, au milieu de l'empire.» Les péripéties de Mei occuperont alors une merveilleuse place dans le roman. Pour échapper à son époux qui la pourchasse, elle accepte de faire n'importe quoi. Chez Dame Miao et Dame Vase, elle sera brodeuse ; chez Dame Poisson, propriétaire d'une maison close, au restaurant Le Cheval blanc où règne Dame Carotte, elle devient servante, puis copiste chez «un auteur pauvre qui vivait d'une petite subvention.» À nouveau servante chez un peintre célèbre, Mei sera retrouvée par le général Wu. Bien sûr, on ne dévoilera pas la fin de son histoire houleuse, émaillée de pages sensuelles, érotiques.

Le récit de Mei Hua se recoupe constamment avec celui d'Augusta au point que le général Wu, «en proie au désespoir, se demande où errait cette étrangère ? [...] Dans quel rêve s'était-elle glissée pour apporter le malheur ?» Le voyage de Mei s'achève sur des pages où le rôle des femmes orientales et occidentales prend toute son ampleur. Sur une toile, le peintre célèbre chez qui Mei s'est enfuie, «avait rassemblé autour d'un étang toutes les déesses de la création». Dans une envolée lyrique, Mihali énumère les femmes qui furent à l'origine de la création «[...] lorsque la Mère-terre vivait loin du Père-ciel.» De la Déesse-mère jusqu'à la Déesse de la connaissance. Un symbole occurrent est la présence de la grand-mère du général Wu qui, constamment, défend Mei Hua contre ceux et celles qui lui veulent du mal, alors qu'elle fut l'instigatrice de son mariage avec son arrière-petit-fils.

Peu à peu, on entre à nouveau dans le présent d'Augusta ; doucement, elle prépare son retour au Québec. Si elle «est guérie de la nostalgie de la Chine», le fait de quitter les êtres avec qui elle a tissé des liens la déchire. Dans le métro de Montréal la ramenant chez elle, un tour de magie s'opère où les trois déesses interviennent une dernière fois...

C'est un roman imprégné d'odeurs sulfureuses, pétri de sensations physiques et morales que nous offre Félicia Mihali. On aime que «la Chine profonde reste inconnue et lointaine.» C'est avec un réel bonheur de lecture que nous suivons Mei Hua dans son «voyage en papier» ; durant son parcours, nous apprenons que cette époque impériale fut à la fois prestigieuse et cruelle. Nous apprenons aussi que toute réalité, vue et vécue par Augusta, contient sa part de rêve pour affronter un pays aux mille facettes insondables. On ferme ce roman, émerveillés, en se promettant d'y revenir le plus tôt possible...



Sweet, sweet China, Félicia Mihali
XYZ éditeur, Montréal, 2007, 330 pages