jeudi 2 octobre 2008

Tendre et insoumise Rachel


Deuxième volume du Cycle de Manawaka — le premier étant L'Ange de pierre —, Une divine plaisanterie met en scène une femme rebelle comme sait si bien les dépeindre l'écrivaine manitobaine Margaret Laurence. Rachel Cameron a trente-quatre ans alors que Hagar Shipley se présentait sous l'aspect d'une vieille dame indigne mais, ô combien sympathique !

Rachel est institutrice à Manawaka, village imaginaire du Manitoba où il ne se passe pas grand-chose. Elle est célibataire, vit avec sa mère âgée, cardiaque, manipulatrice et castratrice. Rachel a une sœur aînée, Stacey, mariée, mère de quatre enfants. Celle-ci a compris qu'il lui fallait habiter loin pour ne pas subir l'emprise néfaste de leur mère. À la mort du père, entrepreneur de pompes funèbres ruiné, Rachel a interrompu ses études universitaires pour soigner la vieille femme qui partage son temps entre le bridge mensuel avec ses amies et les retours de sa fille de l'école où elle enseigne. Chaque fois qu'elle entre à la maison, Rachel a droit à des propos insidieux qui enveniment ses rapports avec sa mère et la font se replier sur elle-même. Ainsi que le mentionne avec justesse Élise Turcotte dans sa préface, Rachel a deux voix : celle, extérieure, qu'elle utilise pour échanger avec les autres, ces autres se limitant à Willard Siddley, directeur de l'école, Calla Mackie, sa collègue et amie, vaguement amoureuse d'elle, Hector Jonas, nouveau propriétaire de l'entreprise funéraire paternelle. Plus tard, cette même voix s'adressera à Nick Kazlik, premier amour et amant de Rachel. La deuxième voix, intérieure celle-ci, s'avère un monologue constant, Rachel ne saisissant pas toujours les agissements des personnes qui écorchent son extrême sensibilité percluse d'angoisse. Elle se décrit tel un « anachronisme », et craint de devenir une « originale ». Elle ne cesse de se morigéner, d'attiser les petites lâchetés auxquelles elle est confrontée. Ventriloque exacerbée Rachel !

Ce roman écrit en 1966 soulève les entraves de l'époque. À trente-quatre ans, et célibataire, Rachel fait figure de « vieille fille ». Sa foi chrétienne est ébranlée par Calla, adepte d'une étrange église évangélique — le Tabernacle —, par sa mère, fidèle acharnée à la messe dominicale, par le souvenir de son père qui, la nuit, aimait se recueillir avec les « sans paroles ». Ce qui l'emporte est l'autodérision dont se sert Rachel pour analyser, avec subtilité, des situations anodines, bien souvent cocasses. Elle donne une force inattendue à des individus communs grouillant autour d'elle, alimentant ses doutes, ses hésitations, moisissant ses convictions.

Il suffira d'un été pour que sa voix intérieure, syncopée, s'apaise, le temps d'un rêve éphémère. Sa rencontre amoureuse avec Nick Kazlik, enseignant dans une grande ville, l'éveillera enfin d'une torpeur physique et morale qu'elle ne soupçonnait pas. Elle imaginera une existence normale auprès d'un mari et de leurs enfants. Le rêve s'effilochera avec la désertion de l'amant qui, lui, ne se posera aucune question sur le destin de l'amoureuse abîmée par le mensonge qu'elle démasquera plus tard. Trop tard.

Tout de cette vie frelatée est une plaisanterie divine qu'il serait dommage de dévoiler au lecteur. On a aimé la fin surprenante de l'histoire, ultime plaisanterie qui ouvre à Rachel un horizon embelli par des suppositions contradictoires, qui ont trait à l'espérance. Dépressions et éclaircies dans sa vie à la fois poignante et férocement drôle.

Il faut lire ce roman pour découvrir une écrivaine hors pair et, pour ceux et celles qui la connaissent déjà, se délecter de l'histoire d'une femme, aux saveurs universelles.

À noter l'excellent travail de la traductrice, Édith Soonckindt, qui a su préserver intacte l'atmosphère tragique et fantaisiste du roman.



Une divine plaisanterie, Margaret Laurence
Traduit de l'anglais par Édith Soonckindt
Éditions Alto/Éditions Nota bene, Québec, 2008, 336 pages

lundi 22 septembre 2008

Nouvelles grinçantes


Dans la foulée des recueils de nouvelles publiés cet automne, on s'est arrêté sur celui intitulé joliment Mégot mégot petite mitaine avant d'en entreprendre la lecture, on ne l'a pas regretté. Le livre regroupe dix nouvelles d'une profonde originalité thématique.

Les histoires mettent en scène des femmes, la plupart trompées par la vie. Elles sont à la fois tendres et violentes, remplies de commisération et de colère. Lauréanne, trop « grâce », au chevet de sa mère morte, se remémore les désobligeances masculines que lui a values son embonpoint. Dans une autre nouvelle, Isabelle se retrouve elle aussi au chevet de sa mère agonisante. La mourante, déjà dans un monde inaccessible aux vivants, répond mentalement à sa fille quand celle-ci lui glisse quelques mots. Ces deux histoires décrivent les rapports crispés entre certaines mères et filles. Même la mort devient un pis-aller réconciliateur. En parallèle, l'auteure dépeint les relations tendues entre une monoparentale et son jeune fils tandis qu'une autre, exaspérée par une « rage de dents. Rage dedans », imagine les périples de son fils au Portugal puis en Asie. Elle le suit de loin, faisant part au lecteur de son existence étriquée. Cette mère porte en elle l'espoir d'un sommet à atteindre, son « Zimalaya », soit une vie meilleure. Une nouvelle qui fait frémir, relate la naïveté de Dominique, membre d'une secte religieuse. Dans une lettre décousue, elle explique à sa meilleure amie pourquoi le Père l'a choisie pour « opérer le transit vers la Source » ou plus réaliste, pour incendier la ferme où elle et ses « vingt-sept frères et sœurs » résident, et de quelle manière elle a échappé momentanément au massacre. Doutant des convictions humaines, Dominique a une pensée terrifiante et combien révélatrice : « [...] la vérité exige tant de ratures ! » Le précepte s'applique aux six jeunes comédiens d'une troupe minable de théâtre qui vont d'un lieu à un autre pour « se consacrer à l'art » sous l'égide de Master qui « dans une vie antérieure, avait flamboyé dans son théâtre [...] en communion artistique intense avec ses acteurs et ses actrices... » Autre gourou, autre catastrophe en vue.

À partir de la nouvelle sous-titrée Le dos de pierre, on explore un monde différent, celui qui ramène tout être à ses origines. Monde de l'eau vivante, des pierres chahuteuses, de la nature grandiose évoqué par Sylviane quand elle abandonne la ville pour retrouver l'héritage autochtone. Johanne Alice Côté dénonce les injustices qu'ont subies les Innus en suivant Sylviane qui étrenne, seule et téméraire, son canot sur la « grande rivière ». Prétexte fictif dont se servira encore l'auteure dans la nouvelle éponyme Mégot mégot petite mitaine. Que représentent ces objets qui balisent une route, tel un chemin de Poucet ? Ils nous valent de courts poèmes entrecoupant la voix vibrante de la narratrice contre ceux qui ont colonisé les Indiens. Elle cite des noms, des lieux, des dates tout en évoquant la « douleur de la terre croûtée » qu'est le tracé des rues de Montréal, dépeuplées de leurs arbres. Après tant de bruits furieux, l'auteure rend hommage au silence que recherche une étudiante dans l'œuvre de Virginia Woolf. Sous le signe de la fable, la quête d'une supposée Hélène est drôle, se moquant au passage de l'éloquence de professeurs qui n'ont fait que renforcer sa manière craintive de s'exprimer ; elle cafouille et renonce à ses cours! En filigrane, se dresse l'ombre de l'arrière-grand-mère autochtone, une contemporaine de Virginia Wolf. L'une « tannait une peau d'orignal », l'autre « écrivait Les Vagues. » Le recueil se termine sur une ode à un amoureux qui a la passion des mots alors qu'elle, l'amoureuse, s'exaspère de sa lenteur à aller canoter sur la rivière Sauvage.

Si, entre les lignes, la fureur suinte, ces histoires comportent une immense tendresse qu'amplifie une écriture polyphonique. Johanne Alice Côté n'a peur de personne ; avoir choisi l'écrivaine Virginia Woolf, dans la nouvelle intitulée Exposition orale n'est pas vain. À l'instar de la magistrale auteure anglaise, Côté tape rageusement de la plume pour défendre la cause des femmes, qu'elles soient issues d'une époque révolue ou qu'elles se démènent dans la société actuelle, dure comme un « bloc de granit » parfois poli par une crue.

À noter que la talentueuse et originale écrivaine a été récompensée de deux prix littéraires pour deux textes publiés dans ce recueil. Les autres nouvelles ne démériteraient pas cet honneur tant leur saveur regorge d'éloquence intelligente et poétique. On a aussi aimé le non-conformisme d'une œuvre peuplée de femmes revendicatrices.



Mégot mégot petite mitaine, Johanne Alice Côté
Éditions Triptyque, Montréal, 2008, 131 pages