lundi 5 juillet 2010

Entre la terre et l'eau ****

Il en est des livres comme des êtres humains : il est rare d'en trouver d'exceptionnels. Quand cela se produit, on ne voudrait pas que le livre se termine, que l'être humain s'en aille. L'un et l'autre enrichissent notre quotidien parfois insipide. On aimerait avoir écrit le livre en question, garder pour soi l'être qui nous a fait don de sa grâce. Après avoir lu le roman d'Anne Michaels, Le tombeau d'hiver, on a éprouvé un sentiment d'inachevé face à nos accomplissements.

Nous sommes en Égypte, en 1964. Avery et Jeanne sont mariés depuis un an. Il est ingénieur, elle, botaniste. Avery fait partie d'une équipe affectée au démantèlement d'Abou Simbel, à la reconstruction des anciens temples nubiens de Ramsès II et de son illustre épouse, Néfertari. Quelques années plus tôt a eu lieu l'érection du barrage d'Assouan. Jeanne, enceinte, sur la péniche qu'ils habitent, s'émerveille du désert, des étoiles au-dessus de sa tête, s'attriste des conséquences qu'entraînera le déplacement de cent vingt mille Nubiens, dont les villes seront noyées sous les eaux du Nil. Pour Avery et ses collègues, c'est l'ultime « solution du désespoir. » Plus ce dernier avancera dans sa mission, plus il sera révolté par l'entreprise inhumaine que les ingénieurs font subir au Nil, aux temples. Il imagine le fleuve, qui « offrait sa puissante fertilité au désert  [...] bientôt harnaché, sa soumission. » Avery imagine encore ce qui restera à sa place : « un réservoir immense redessinerait le territoire [...] ». Durant l'inauguration, « pas un mot ne sera prononcé sur les Nubiens forcés de quitter leurs anciennes demeures, ni sur les vingt-sept villes et villages disparus sous le nouveau lac. » Avery se remémore leurs noms, ce qui le ramène à Long Sault, en Ontario, où, en 1957, plus de deux cents kilomètres carrés de terres ont été inondées pour rendre les rapides navigables.

L'immersion dans le passé nous apprendra l'enfance douloureuse de Jeanne qui, toute petite, a perdu sa mère, l'immense tristesse de son père qui ne s'est jamais remis de son deuil. Nous connaîtrons la mère d'Avery, Marina, illustratrice de livres pour enfants ; l'affectueuse admiration qu'il porte à son père, lui-même ingénieur. Avery et Jeanne se sont rencontrés alors que celui-ci se promenait dans le lit asséché, pierreux, du Saint-Laurent. Les maisons et les fermes des comtés de Stormont, de Glengary et de Dundas ont été pillées pour en extraire les matériaux de construction. Tout ce qui restait a été éradiqué par « le feu et les bulldozers [...] » Première désillusion d'Avery sur les intentions insensées des experts à vouloir détourner l'eau et la terre de leur cours naturel. Plus tard, s'avérera l'erreur monumentale de ces sites artificiels... Ce jour-là, Jeanne ramasse les dernières plantes qui peuvent être sauvées. Avery et Jeanne, tout à leur colère personnelle, essaieront de réparer la faute des hommes en ne se quittant plus, en s'interrogeant sur le destin du monde qui n'a été que démolition et reconstruction. Le roman est largement ponctué d'une part historique, entrecoupée d'événements circonstanciels, tels la grossesse de Jeanne, le drame qui effritera l'amour du couple, soit le tombeau d'hiver. De retour à Toronto, proches de Marina, ils se sépareront. Jeanne habitera l'appartement de ses parents, Avery « louera un appartement en demi sous-sol près de la faculté d'architecture ». Une nuit, tandis que Jeanne plante des boutures dans un parc public, elle fera la connaissance de Lucjan, un Polonais exilé. Ils deviendront amants, d'où des pages érotiques voilées d'une extrême pudeur. Lucjan relatera à Jeanne, outre son enfance entre sa mère et son beau-père, la dévastation de Varsovie par les Allemands puis par les Russes ; la reconstruction du plus vieux quartier, la Vieille Ville, exactement comme avant, au point d'être gêné de marcher dans cette copie conforme. Après avoir sevré Jeanne de ses années polonaises, Lucjan, ne différant pas de ses semblables, rompra le lien qu'il avait noué avec elle, autre ruine. 

Il est impossible de parler de ce magistral roman sans nous interroger sur la condition humaine dénoncée par André Malraux. Roman de la dépossession, roman combien humaniste. Roman biblique s'il en est, Anne Michaels conduit les protagonistes à travers un dédale poétique, tant elle cerne les villes anciennes  — la description du village nubien Ashkeit est admirable —, croyant peu au génie de ceux qui reconstruisent sans trop se poser de questions... Les morts, leur déplacement, ont une importance au même titre que les fantômes des vivants. Chacun survit, disparaît à sa manière. Roman de la mémoire que des aphorismes reliés entre eux éveillent à coups de réalisme et de rêve. Souci du détail que renforce une réflexion exhaustive, constamment écorchée, à vif, de l'auteure lorsqu'il s'agit d'amalgamer le présent au passé. N'écrit-elle pas : « Le passé ne change pas, ni le besoin que nous avons de lui. » Autant dire une rédemption, le pardon est si difficile à accorder.

Chef-d'œuvre qu'Anne Michaels a mis douze ans à écrire et qu'il faut lire absolument. Son premier roman, La mémoire en fuite, a été récompensé de plusieurs grands prix, traduit et publié dans une vingtaine de pays.

On mentionne la remarquable traduction de Dominique Fortier.


Le tombeau d'hiver, Anne Michaels
Traduit de l'anglais (Canada) par Dominique Fortier
Éditions Alto, Québec, 2010, 430 pages

lundi 21 juin 2010

Terreur et passion au Cambodge *** 1/2

On a déménagé, les arbres se balancent gaiement devant la porte-patio du salon. Plus loin, la rivière coule, calme, allongée, à l'intérieur de rives abritées d'herbes hautes, de fleurs sauvages. On voudrait que la paix environnante nous fasse oublier les atrocités du monde, mais on ne peut pas. D'où notre lecture du roman de Kim Echlin, Un jour, même les pierres parleront.

L'histoire se déroule durant le génocide cambodgien pendant lequel deux millions de personnes ont été torturées, massacrées. Loin, très loin, les Nations unies veillent. Elles plaident la démocratie, mais ignorent les combats, les camps dissimulés dans la jungle, le trafic d'armes et le peuple, le « champ de mines qui s'étend du golfe de la Thaïlande aux frontières du Laos. » Les gens disaient que les Nations unies superviseraient les premières élections. Se nourrissaient d'illusions pour survivre.

Trente ans plus tard, Anne Greves raconte sa passion pour Serey, un étudiant cambodgien en exil. Elle avait seize ans, lui était son aîné de six ans. Ils avaient fait connaissance dans un bar du Vieux-Montréal, L'air du temps. Anne était là avec son amie Charlotte et d'autres filles, pour écouter chanter Buddy Guy. Entre eux, ce fut définitif, bien que Serey attendît l'ouverture des frontières de son pays pour repartir... À l'époque, Anne habitait chez son père, homme débonnaire et généreux. Sa mère était morte durant sa petite enfance. Confiée à Berthe, jeune femme qui entraînait la fillette à « entendre Etta James dans un club de blues sur Saint-Laurent », Anne a vécu une enfance peu orthodoxe, et quand elle rencontre Serey, elle connaît le blues et le jazz sur le bout des doigts. Si la musique et les chansons les unissent, une tendresse désespérée, insoutenable, renforcera un lien légitime : Anne recherche l'amour de sa mère, Serey son pays et sa famille. Ne dit-elle pas que de sa mère, elle a appris « que ceux qu'on aime peuvent disparaître soudainement, inexplicablement. » Finalement, Anne désertera la maison paternelle pour vivre avec Serey. Il inculquera à son amante certains rites du Cambodge, lui parlera de ses parents, de son frère cadet. Du règne sanguinaire de Pol Pot. Anne est tellement vulnérable qu'elle ne mettra jamais en doute l'amour que lui porte son amoureux, alors que celui-ci se reflète en elle. Phnom Penh, lancinante litanie, point de repère tangible quand, onze ans plus tard, Anne abandonnera tout pour retrouver Serey qu'elle a cru reconnaître à la télévision, dans la foule cambodgienne. 

Drame émouvant et poignant narré par une femme entièrement consacrée à son amant. Un tel amour aurait-il abouti à quelque harmonieuse continuité en temps de paix ? Souvent, les guerres alimentent des sentiments exacerbés par les ombres tenaces de la mort, rôdant autour d'êtres préparés inconsciemment à cette ultime éventualité. Serey aurait-il rejoint Anne à Montréal ? Si dans des circonstances dramatiques la question ne se pose pas, cela signifie qu'en temps de guerre, une part irrationnelle en nous dirige nos agissements. Les aberrations dont Anne est témoin attisent en son for intérieur des sentiments mitigés, dictés par une culture qui la trouble, la séduit, malmenés par la barbarie d'hommes qui tuent sans raison. Vie et mort, affliction et conformité, vérités et mensonges, méfiance et délation, chaque contraire anime les jours et les nuits rattachant Anne à des paysages grandioses, à des êtres désintéressés qui l'aident à se construire un semblant de vie. Mau et Will, deux hommes dévoués à sa cause et à celle de son amant. Ce dernier ne confiera jamais à Anne qu'il travaille pour la résistance, qu'il rédige des discours pour l'Occident. Officiellement, il est traducteur. Préoccupée par son amour pour Serey, elle sillonne, curieuse, les rues pittoresques de la ville, s'acquitte de ses manques affectifs en s'adressant en kmer à des personnes inconnues, soumises aux restrictions contraignantes de la guerre. Plus tard, ayant attrapé le virus de la « fièvre des os » Anne, enceinte, accouchera d'une enfant mort-né. Plus tard encore, Serey sera tué lors d'un rassemblement de l'opposition. Risquant sa vie, accompagnée de Mau, Anne le recherchera : roulera son crâne dans un canal, au fond des eaux... Après avoir été emprisonnée, maltraitée, elle sera expulsée du Cambodge. De retour au Québec, elle se mariera, aura deux fils. Son mari partira, « il disait que c'était une erreur [...] ». Devenue « une femme d'un certain âge », Anne implorera Serey de revenir à la vie, qu'elle puisse sentir son souffle. Elle voudrait l'entendre chanter et chuchoter son nom une dernière fois...

Roman dérangeant, éveillant la mémoire endormie, la voix assoupie de la conscience. Écriture saccadée, telle une respiration remplie de sanglots, sur le point de s'éteindre. Amour et haine, silence et bruit. Kim Echlin adhère à l'inutilité de la guerre, évoque l'abrutissement d'esprits pervers, le besoin de se soustraire à l'ordinaire, de conquérir un pouvoir douteux. Que sont devenus les tortionnaires des massacres qui se répètent sans qu'aucune leçon n'en soit tirée ? Entre lumière et noirceur, le roman contient l'espoir désemparé, la mémoire outragée d'une femme qui a aimé un homme au delà de l'amour. Qu'est-ce que l'homme ? se questionne Anne à la fin de son douloureux périple. Réponse lapidaire et infinie : « La cruauté humaine se transforme en note de musique, en une phrase cadencée. »

On signale la sensible et intelligente traduction de Sylvie Nicolas.

Un jour, même les pierres parleront, Kim Echlin
traduit de l'anglais par Sylvie Nicolas
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2010, 254 pages