Janvier se consume. La neige brûle le bout des doigts, calcine le regard, empourpre la peau. Le ciel réverbère les rayons du soleil, telles des lames irradiantes. Janvier embrase les corps abandonnés à ses bûchers improvisés. Passionaria hivernale. On a lu Les Bêtes, roman signé Vincent Thibault.
Que se passe-t-il à Chisasibi, réserve amérindienne située dans le Nord du Québec ? Pas grand-chose apparemment. Amélie, dentiste, originaire de Montréal, est venue y faire un stage d'un an pour mettre de l'ordre dans sa vie. Benoît, qui a besoin de « changer d'air », sur les conseils de son ami Marc, y séjourne aussi. Il travaillera dans une école. Il y a John, père de William, qui assiste à un enterrement. Il y rencontre Janie Sealhunter : elle l'a aidé, cinq ans plus tôt, « quand il avait arrêté de boire. » Antoine, treize ans, à l'école. Il rêve de grandes aventures. Il est dynamique, charmant. Un des « rares jeunes Blancs du village. » Son ami Bryan a été accepté dans l'équipe locale de hockey ; Antoine est très fier de cette promotion. En filigrane, un vieil Inuit, Richie Akiak, se questionne amèrement sur la pauvreté de sa famille, sur la vieillesse irréversible de son père... Poète qui, sous la plume de l'auteur, prend une dimension fantomatique, cependant combien importante dans le cheminement de personnages qui n'ont rien d'autre à faire que d'agencer pour le mieux de nouvelles habitudes, d'ébaucher de fragiles amours. Aucun fracas tonitruant sinon une « accumulation de petites tortures » qui les feront grandir, sortir d'une enfance confortable, de misères bénignes.
Amélie a peur des chiens, le village en regorge, elle finit par vaincre sa frayeur, adopte l'un d'eux. Antoine a rencontré Leia, caissière à l'épicerie Northem, là où il a commencé à travailler. Il succombe à son charme juvénile. Benoît sympathise avec Guylain, un Noir qui enseigne depuis quatre ans à Chisasibi. Dans son pays, il était avocat. Charles, hygiéniste dentaire, divorcé, père de famille, part en voiture avec Layna, infirmière, arrivée depuis une semaine de Montréal. Charles est reconnu pour séduire les jeunes femmes « à peine sorties des bancs de l'école. » Un carcajou, bête de légende, leur portera malheur. Un soir, Antoine et Donnie, employé à l'épicerie Northem, se rendent à une fête. Un événement sordide secouera la torpeur adolescente d'Antoine.
Le roman foisonne de ces petites stupeurs d'abord insignifiantes puis se révèlent des éléments porteurs d'angoisse. Amélie se promène avec son amie Céline, celle-ci se sent mal à l'aise, ne sait comment expliquer son désir de rentrer chez elle. Une rumeur inquiétante colporte que de possibles bêtes inconnues se glissent dans les parages. Antoine, qui a déserté l'école, démissionné de l'épicerie, mis en confiance par Guylain, raconte ce qui l'a blessé à la fête. « Moments fraternité », mentionne l'auteur. Amélie et Benoît font connaissance d'une manière inusitée et ludique, deviendront vite amants mais Benoît s'amoindrira face à sa copine qui ne comprend pas son attitude. Désaccord avec elle-même quand, accompagné de son chien, Amélie se perd dans une sorte d'îlot qui mène à la forêt. Elle se souvient de sa promenade avec Céline, de son étrange comportement. Des bêtes invisibles l'assaillent, elle hallucine.
Il faudra que John décide de partir avec son fils au camp construit par son père, se perde dans une tempête de neige, pour que s'affirme la possibilité de bêtes au cœur de chacun. Fin stratège, Vincent Thibault a résumé en quelques lignes les liens nouant les protagonistes entre eux. Toujours des situations anodines, semblables au grincement horripilant de la craie sur un tableau noir, des mises en abyme démontrant que le fil sur lequel chacun piétine, s'effiloche puis se rompt. Qui sont les bêtes et d'où viennent-elles ?
Roman court, original, où l'essentiel se démarque dès la première page. Si le style est moins brillant, impétueux que dans les précédents récits, le livre dénote une profonde maturité. Vincent Thibault s'interroge sur ce que représente l'être humain quand il est réduit à vivre dans une communauté de quelques milliers d'âmes, à la culture autre que la sienne. Est-il nécessaire de s'exiler pour se rendre compte que les bêtes intérieures rongent l'esprit et le cœur de celui et celle incapables de maîtriser la banalité d'une vie enrichie de ses défaites ?
À lire, pour mesurer le talent d'un jeune auteur qui, audacieux, ne cesse de se montrer à la hauteur de thèmes particuliers qu'il aborde avec bonheur, malgré leur gravité.
Les Bêtes, Vincent Thibault
Éditions de la Pleine Lune, Lachine, 2012, 156 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 7 janvier 2013
lundi 17 décembre 2012
Corps terrestres et célestes ***
Aphorisme. L'or du temps, grâce ennoblissant l'œuvre de quelques grands artistes qui ont su composer avec les dimensions universelles dans lesquelles nous vivons. L'or du temps serait-il l'entéléchie de la durée, comme l'âme est celle du corps ? On parle du deuxième roman de Benoît Quessy, Les Singularités.
Comme dans les tableaux d'exposition d'une pièce de théâtre, l'auteur présente ses personnages. Un samedi soir, ils sont attablés chez un couple d'amis, Mathilde et Lou, artiste peintre et cinéaste. Ils refont le monde, éprouvent du plaisir à être ensemble. Luce et Rolin, séparés mais ne sachant vivre l'un sans l'autre. Projectionniste et météorologue. Alexandre, journaliste, spécialisé en astrophysique. Ce soir-là, les amis fêtent un prix qui a récompensé l'un de ses articles. Il se remet mal de sa séparation d'avec Sara, native du sud de la Chine, microbiologiste. Sans explications, elle est retournée travailler sur son continent. Observant tendrement Alexandre, Mathilde convient qu'il ne sait pas mettre d'ordre dans sa vie sentimentale, d'où le désir subit de lui présenter Chloë, une amie astrologue. En attendant que le projet insensé de Mathilde prenne forme, ce qu'il ignore, Alexandre rêve d'écrire une série d'articles sur les origines de l'univers. Que s'est-il passé 13, 7 milliards d'années plus tôt, avant le Big Bang ? Question étourdissante : elle en appelle à de multiples qui ne seront jamais élucidées, resteront à l'état de suppositions grandioses. Avides d'en savoir davantage sur ce sujet indéchiffrable, chacun et chacune y va de ses raisonnements fantaisistes. La soirée se termine, hasardeuse, sur une partie de dés.
Chapitre primesautier nous invitant à retrouver Mathilde et Lou le lendemain. Celle-ci confie à son compagnon son envie de réunir Chloë et Alexandre. Idée farfelue, rit-il, ces deux-là n'ont rien en commun ! Puis le même soir, Lou a rendez-vous avec Alexandre pour boire un verre au RK Café. Ils y parleront de Sara, du désarroi qu'éprouve Alexandre depuis leur rupture. Est-ce un prétexte à évoquer l'origine du monde ? Ses mystères, en cela semblables à Sara qui l'a quitté sans préambules. L'histoire banale, convenue d'un homme et d'une femme, fait place à un macrocosme où vertus et sentiments humains ne signifient plus rien. Il y a l'univers qui, immobile dans une noirceur absolue, s'est démultiplié quand une concentration d'énergie a fait exploser une petite tête d'épingle. Il n'y avait qu'elle dans l'espace. Le temps n'existait pas. Théorie captivante soutenue par Alexandre à mesure que l'histoire de Mathilde et de Chloë évolue, enrichie du savoir astrologique de cette dernière, de son intuitive suspicion à l'égard de l'être humain à la lecture des planètes environnant sa venue au monde, de la stupéfaction qui en découle. La carte du ciel d'Alexandre les surprendra l'une et l'autre...
En lisant ce roman réjouissant, on s'est demandé où voulait en venir Benoît Quessy. Partant d'une anecdote jubilatoire, la possibilité d'une liaison amoureuse entre un journaliste scientifique et une astrologue, l'auteur noie son dessein initial, le disperse serait plus juste, dans la recherche de l'univers décrit par Alexandre. Les suppositions, ou singularités, prennent une place prépondérante quand le jeune professeur d'astrophysique, Christo Dumas, lui enseigne ce que des savants, bien avant lui et ses collègues, ont retenu de leurs pérégrinations imaginaires, à coups de télescopes. Paradoxe du récit, il nous a paru que son intérêt reposait sur l'enquête intersidérale menée par Alexandre. Cloë, l'astrologue, n'est-elle qu'un alibi qu'utilise Benoît Quessy, partageant avec le lecteur sa curiosité passionnée pour le plus grand mystère régissant notre existence, elle-même réduite à une tête d'épingle ? Vertige assuré quand l'auteur nous apprend que bourlingue au-dessus de nos têtes le chaos, « fille du néant », qui tiendrait lieu d'inconnaissable car, qu'y avait-il avant le Big Bang ? Comment l'énergie s'est faite matière au moment du Big Bang ? Univers statique ou en expansion ? D'où venons-nous et pourquoi nous ? Une pléiade d'impressions floues déjoueront moult certitudes, laissant Alexandre non sur un inassouvissement mais sur une lassitude née de trop de théories disséquées à même le discours inépuisable de son professeur, Christo Dumas, lui-même incapable d'expliquer qui a mis le « feu aux poudres ». Dieu ? Ultime singularité cosmique impossible à résoudre.
Roman écrit dans un style syncopé qui donne grande vie dynamique aux protagonistes, pour la plupart joyeux et délirants. Nul ennui qu'aurait pu engendrer une vulgarisation excessive des trous noirs et fontaines blanches, entre autres singularités repérées dans l'univers, recensées par l'auteur. Si les sentiments amoureux naissent, « l'improbable chaos des cœurs » vaut beaucoup à Aphrodite et à un certain Soutine, issus d'un univers différent, comme étant celui des limbes du réseau Internet.
Amateurs de sphères interstellaires, d'étoiles errantes et fixes, regardez le ciel, comme le recommande Christo à Alexandre. Vous y trouverez vos origines célestes, les mythes enveloppés de vos expériences humaines. Peut-être la poésie des âmes, conclut sagement Chloë.
Les Singularités, Benoît Quessy
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2012, 244 pages
Comme dans les tableaux d'exposition d'une pièce de théâtre, l'auteur présente ses personnages. Un samedi soir, ils sont attablés chez un couple d'amis, Mathilde et Lou, artiste peintre et cinéaste. Ils refont le monde, éprouvent du plaisir à être ensemble. Luce et Rolin, séparés mais ne sachant vivre l'un sans l'autre. Projectionniste et météorologue. Alexandre, journaliste, spécialisé en astrophysique. Ce soir-là, les amis fêtent un prix qui a récompensé l'un de ses articles. Il se remet mal de sa séparation d'avec Sara, native du sud de la Chine, microbiologiste. Sans explications, elle est retournée travailler sur son continent. Observant tendrement Alexandre, Mathilde convient qu'il ne sait pas mettre d'ordre dans sa vie sentimentale, d'où le désir subit de lui présenter Chloë, une amie astrologue. En attendant que le projet insensé de Mathilde prenne forme, ce qu'il ignore, Alexandre rêve d'écrire une série d'articles sur les origines de l'univers. Que s'est-il passé 13, 7 milliards d'années plus tôt, avant le Big Bang ? Question étourdissante : elle en appelle à de multiples qui ne seront jamais élucidées, resteront à l'état de suppositions grandioses. Avides d'en savoir davantage sur ce sujet indéchiffrable, chacun et chacune y va de ses raisonnements fantaisistes. La soirée se termine, hasardeuse, sur une partie de dés.
Chapitre primesautier nous invitant à retrouver Mathilde et Lou le lendemain. Celle-ci confie à son compagnon son envie de réunir Chloë et Alexandre. Idée farfelue, rit-il, ces deux-là n'ont rien en commun ! Puis le même soir, Lou a rendez-vous avec Alexandre pour boire un verre au RK Café. Ils y parleront de Sara, du désarroi qu'éprouve Alexandre depuis leur rupture. Est-ce un prétexte à évoquer l'origine du monde ? Ses mystères, en cela semblables à Sara qui l'a quitté sans préambules. L'histoire banale, convenue d'un homme et d'une femme, fait place à un macrocosme où vertus et sentiments humains ne signifient plus rien. Il y a l'univers qui, immobile dans une noirceur absolue, s'est démultiplié quand une concentration d'énergie a fait exploser une petite tête d'épingle. Il n'y avait qu'elle dans l'espace. Le temps n'existait pas. Théorie captivante soutenue par Alexandre à mesure que l'histoire de Mathilde et de Chloë évolue, enrichie du savoir astrologique de cette dernière, de son intuitive suspicion à l'égard de l'être humain à la lecture des planètes environnant sa venue au monde, de la stupéfaction qui en découle. La carte du ciel d'Alexandre les surprendra l'une et l'autre...
En lisant ce roman réjouissant, on s'est demandé où voulait en venir Benoît Quessy. Partant d'une anecdote jubilatoire, la possibilité d'une liaison amoureuse entre un journaliste scientifique et une astrologue, l'auteur noie son dessein initial, le disperse serait plus juste, dans la recherche de l'univers décrit par Alexandre. Les suppositions, ou singularités, prennent une place prépondérante quand le jeune professeur d'astrophysique, Christo Dumas, lui enseigne ce que des savants, bien avant lui et ses collègues, ont retenu de leurs pérégrinations imaginaires, à coups de télescopes. Paradoxe du récit, il nous a paru que son intérêt reposait sur l'enquête intersidérale menée par Alexandre. Cloë, l'astrologue, n'est-elle qu'un alibi qu'utilise Benoît Quessy, partageant avec le lecteur sa curiosité passionnée pour le plus grand mystère régissant notre existence, elle-même réduite à une tête d'épingle ? Vertige assuré quand l'auteur nous apprend que bourlingue au-dessus de nos têtes le chaos, « fille du néant », qui tiendrait lieu d'inconnaissable car, qu'y avait-il avant le Big Bang ? Comment l'énergie s'est faite matière au moment du Big Bang ? Univers statique ou en expansion ? D'où venons-nous et pourquoi nous ? Une pléiade d'impressions floues déjoueront moult certitudes, laissant Alexandre non sur un inassouvissement mais sur une lassitude née de trop de théories disséquées à même le discours inépuisable de son professeur, Christo Dumas, lui-même incapable d'expliquer qui a mis le « feu aux poudres ». Dieu ? Ultime singularité cosmique impossible à résoudre.
Roman écrit dans un style syncopé qui donne grande vie dynamique aux protagonistes, pour la plupart joyeux et délirants. Nul ennui qu'aurait pu engendrer une vulgarisation excessive des trous noirs et fontaines blanches, entre autres singularités repérées dans l'univers, recensées par l'auteur. Si les sentiments amoureux naissent, « l'improbable chaos des cœurs » vaut beaucoup à Aphrodite et à un certain Soutine, issus d'un univers différent, comme étant celui des limbes du réseau Internet.
Amateurs de sphères interstellaires, d'étoiles errantes et fixes, regardez le ciel, comme le recommande Christo à Alexandre. Vous y trouverez vos origines célestes, les mythes enveloppés de vos expériences humaines. Peut-être la poésie des âmes, conclut sagement Chloë.
Les Singularités, Benoît Quessy
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2012, 244 pages
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