lundi 8 avril 2013

Amours éternelles *** 1/2

Humour. Vieillir n'est plus « être jeune autrement », comme on l'a écrit dans l'un de nos romans. Vieillir, c'est ne pas trimballer son Iphone ou autre appareil du genre jusque dans la salle de bains. On est démodée mais libre ! Un sourire aux lèvres, on parle du roman de Virginia Pésémapéo Bordeleau, L'amant du lac.

L'auteure, Amérindienne, situe son récit dans la nature sauvage de l'Abitibi. Son introduction nous instruit de ses intentions. Un amour fou entre une Algonquine et un métis « dans un monde qui n'a pas encore connu les pensionnats pour Autochtones et les abus multiples des religieux sur les enfants. » Pour notre plaisir, on sait à quoi s'en tenir. Elle dénonce aussi les pertes, toutes les pertes : celle du territoire, de l'identité individuelle et citoyenne, surtout, perte du corps-jouissance, des jeux de l'amour, avilis par les « abus des prêtres [ ... ] sur nos corps et nos âmes. »

L'histoire est simple et ample. Un coup de foudre, dirions-nous aujourd'hui, secouera le métis Gabriel et l'Algonquine Wabougouni. Ils se rencontrent quand Gabriel, trappeur, accoste une plage de sable du lac Abitibi, près du camp d'Algonquines qui attendent le retour de leur mari, partis à la chasse depuis plusieurs jours. Gabriel a échappé à la police montée chargée d'arrêter les braconniers traquant les bêtes en territoire algonquin. Les femmes l'accueillent, attentives et moqueuses. Dans le groupe, se tient la vieille Zagkigan Ikwé qui, de son œil perçant, jauge la beauté du jeune homme de sang mêlé. Celui-ci porte son attention sur Wabougouni, petite-fille de la vieille, vêtue d'une robe rouge fleurie. Sous l'emprise d'une attirance mutuelle, leurs regards s'agrippent l'un à l'autre. Gabriel aime d'emblée l'allure fière de la jeune femme, sa longue chevelure fauve. Zagkigan Ikwé, s'étant rendu compte du trouble de sa petite-fille, offre l'hospitalité à Gabriel.

Quand, repu, épuisé, Gabriel sera dirigé vers l'abri de Wabougouni, un sentiment indestructible nouera le destin des deux jeunes déracinés. Intensité voluptueuse qui ne durera que quelques jours, Gabriel apprenant que sa compagne est mariée, qu'elle vit un début de grossesse. Lui-même est vaguement fiancé à Rose-Ange, la fille du docteur du village où réside son oncle et tuteur Pierre-Arthur. Affligé de perdre Wabougouni, Gabriel, à la fois poète et artiste, retourne dans sa famille. Débordant d'une rage manifeste envers la vie, il écrit des poèmes à sa bien-aimée qu'elle ne lira jamais, s'adonne aux pires excès. L'alcool, les femmes. Il s'engage dans la Seconde Guerre, conflit mondial où il apprend à tuer des hommes. Une terrifiante humiliation le conduira aux limites de la folie. Dans l'étouffante obscurité du puits où il se noie, grâce à la bonté d'une jeune femme de chambre de « cet hôtel minable où il créchait », il ne pourra que remonter vers la lumière. Une lumière teintée de l'opacité de ses ombres visqueuses. Il comprend alors que la véritable déchirure provient de sa séparation d'avec Wabougouni. Comment la reconquérir, la mériter, elle est mariée à un autre, son enfant a dû naître.

Des sentiments farouches animent Gabriel, qu'il déverse sur la nature, les forêts, les animaux, les plantes. Sur le passé douloureux de Zagkigan Ikwé. Sur Maria, femme mûre, qui l'a initié aux attouchements sexuels du corps féminin. Œuvre de passion s'il en est. On a l'impression que des forces invisibles entraînent Gabriel vers des courants telluriques, le persuadant d'acquérir sa liberté à l'intérieur de paysages que la civilisation n'a pas encore souillés.

Séquences érotiques où le désir exacerbé diffuse une tendresse stigmatisée par une sexualité à fleur de peau moite. Y sont dépeintes les conditions déplorables auxquelles se heurtent des peuples minoritaires confrontés à un pouvoir étranger despotique, convertis à des croyances religieuses dogmatiques, oppressant leur éducation originelle, arrachant leurs racines profondes à ce qu'elles représentent réellement. À notre époque de transhumance humaine, le livre de Virginia Pésémapéo Bordeleau nous est offert comme le miroir d'une triste réalité. Des pans d'Histoire qui s'effritent, des mondes peu à peu effacés de la croûte terrestre.

À lire, pour se rallier à la beauté pure de deux êtres qui demandent si peu au monde civilisé, sinon de les laisser s'aimer librement, éloignés des contingences de toutes sortes. Ne sont-ils pas frère et soeur de Tristan et Siegfried, d'Iseult et de Brünnhilde ?


L'amant du lac, Virginia Pésémapéo Bordeleau
Éditions Mémoire d'encrier, Montréal, 2013, 142 pages




mardi 2 avril 2013

Yeux fermés, yeux ouverts ***

Les humeurs de Facebook. L'humour coquin de R. La vulgarité de certains échanges. Les aquarelles bellement colorées et légendées de N. Les commentaires et autres fonctions lâchement masqués. La lecture de textes qui nourrit notre journée. La poursuite des uns dans les sites des autres, assouvissant leurs frustrations. L'éclat de rire de Y. quand elle nous lira. On parle du premier roman de la nouvellière Claude-Emmanuelle Yance, La mort est un coucher de soleil.

Elle est correctrice de manuscrits et fait appel de temps à autre à Alexis, technicien en informatique, pour prendre soin de son ordinateur. Nous sommes au début de juin, la lumière inonde la chambre de la narratrice. Elle se souvient de l'appel de Samantha, une amie d'Alexis, qui lui annonce qu'il « a pris sa vie ». Marié à Héléna, père de deux jeunes enfants, il s'était bâti un nid confortable. Rien ne laissait présager qu'une terrible colère l'habitait jusqu'à le détruire. Elle ne comprend pas. Un coup de fusil sous la mâchoire a eu raison de sa jeunesse, de ses projets. De ses résolutions professionnelles et sentimentales. La narratrice sait qu'avec Héléna les choses n'allaient plus très bien. Elle comprend si mal qu'elle fouillera dans le passé du jeune homme, fera la connaissance de sa mère qui « habite tout près, à trois coins de rue. » Plus la colère la rend impuissante, plus elle s'immisce dans un temps flétri qui la bouleverse. Celui d'Alexis et le sien.

Son père âgé vit dans une maison de retraite. Homme replié sur ses chagrins, il parle avec parcimonie. Il redoute l'avenir précaire de son pays qui est en train de se suicider, dit-il, un soir à sa fille. Cette constatation brutale la ramène à la mort d'Alexis ; elle refuse la mort délibérée, elle en a peur. Nous devons accepter de mourir les yeux fermés, à l'heure qui sonne, inexorable. Mourir les yeux ouverts correspond à interrompre une existence de laquelle nous nous détachons, comme nous finissons par ne plus aimer l'être qui nous était destiné. Révolte de la narratrice contre Alexis, révolte contre elle-même, contre la petite fille de cinq ans qui s'était embourbée dans un acte horrible. Il faudra que madame Alice, amie de son père, meurt les yeux ouverts pour que ses colères culpabilisantes s'adoucissent, l'éloignent du suicide à peine éclairci d'Alexis. Quelques paroles prononcées par son père l'aideront à retrouver une lueur aux rayons de son propre soleil. N'aimait-elle pas Alexis comme le fils qu'elle aurait voulu avoir ? Son drame personnel ne pouvait la diriger vers la maternité. Son corps a réclamé son plaisir, elle le lui a donné sans y accorder grande importance.

Constamment, un effet de miroir réfléchit l'histoire d'Alexis et celle de madame Alice. Le jeune homme et la vieille femme ont laissé des cahiers où sont mentionnés les noms de personnes qui leur ont manqué. Une demi-sœur, un frère jumeau. Chacun vit avec l'impression d'être amputé d'un double sublimé dont l'ombre palpable ne les quitte jamais. Le père absent, d'étranges yeux bleus, une discrimination étonnante qui finit par tuer. La narratrice est déçue du flou des confidences, des choix vers lesquels nous tendons les mains, vides, remplies cependant de nos secrets intimes. Pourquoi n'a-t-elle su écouter Alexis, pourquoi cette fulgurante approche dans sa petite enfance à elle ? Questions qu'elle ne sait élucider. Le suicide de madame Alice la déconcerte, elle aurait tant voulu ne pas passer « à côté de sa vie, à côté d'elle vivante. » Aveu qui portera ses fruits, elle qui n'a su regarder Alexis. Gens vivants, gens morts, où vont ceux qui nous interrogent quand il est encore temps de les entendre ?

Roman touchant où l'écriture obsédante l'emporte agréablement sur la trame narrative. L'auteure, Claude-Emmanuelle Yance, connaît suffisamment l'art de la nouvelle pour que des scories ne souillent les pages. Pourtant, l'histoire d'Alexis semble abandonnée en cours de route pour faire place à celle de madame Alice, même si on a conscience que l'une ne va pas sans l'autre. Peut-être est-ce dû à la gravité déchirée des cahiers de la vieille femme, comme s'ils permettaient à l'écrivaine de se reposer d'un léger essoufflement. Si le cœur d'Alexis contenait une petite musique que la narratrice n'a su capter, on est ravie d'avoir perçu, tout au long du récit, la même petite musique jaillie de la plume stylisée de Claude-Emmanuelle Yance, allégeant le thème récurrent traitant de la vie, de la mort. La vie s'apparentait aux forces décisives de madame Alice, la mort se nourrissait de la fragilité d'Alexis.

À lire, les yeux grands ouverts sur nos révoltes intérieures, les yeux fermés au-delà de toute finitude. Vivants et morts cernent nos fissures et défaillances pour mieux nous faire comprendre l'immensité de la vie. Mur blanc transparent reflétant le tableau trop parfait de nos démarches existentielles.


La mort est un coucher de soleil, Claude-Emmanuelle Yance
Lévesque éditeur, collection « Réverbération »
Montréal, 2013, 142 pages