Notre amie G. nous demande si on a déjà souffert de jalousie. Effarée, on lui répond que jamais sentiment aussi destructeur ne nous a effleurée. Le drame de Shakespeare, Othello, appris sur les bancs du lycée, nous a immunisée contre semblable folie. On s'en tient à des relations amicales ou amoureuses plus dignes, moins méprisables. On parle du troisième ouvrage de l'écrivaine Mylène Bouchard, Ciel mon mari.
C'est bien de la vie que nous entretiennent les vingt fictions qui composent ce livre. De la vie et de ses contradictions. De la lutte contre les autres et soi-même. De l'enfance qui nous déboussole, altérant les événements survenus à nos différents âges. Pourtant, la magie fleurissant nos existences suffit à chasser le noir, non pour accéder au rose, mais pour qu'un arc-en-ciel de couleurs plus réalistes rassure notre regard indécis. Pouvons-nous trouver un brin d'espérance dans ce prisme lumineux qui nous éviterait de sombrer dans un néant inévitable ?
Les histoires brèves présentées par Mylène Bouchard recèlent ce que nous avons ressenti en les goûtant l'une après l'autre, un goût doux-amer distillant notre enchantement. L'humour constant aplanit la solitude, la fuite, l'incompréhension. Le silence lourd, souvent défensif, telle une pierre durement accrochée à son rocher. Il y a aussi un effet d'éventail qui s'ouvre et claque, l'auteure, narquoise ou avisée, affirme à ceux qui ne comprennent pas, que nous pouvons écrire et ne faire que cela. Phénomène improbable de l'écriture, « la réalité de l'écrivain n'est pas celle de nombreux travailleurs. » L'avant-propos ironique et tendre disperse les humeurs exacerbées de personnages avec lesquelles ils doivent arranger leur quotidien. Un scientifique, après l'absence prolongée de sa femme, téléphone à une amie pour savoir où elle est. Texte éponyme à saveur de deuil refoulé, que personnifie une petite clé énigmatique justifiant la mort de Jeanne dans un accident. Un tel homme existe-t-il, ou bien, caricatural, se rend-il compte que la personne aimée n'était plus qu'une ombre s'agitant à ses côtés ? Plusieurs récits dénoncent le désarroi qu'éprouvent les enfants et les femmes abandonnés à eux-mêmes, tout amour soudainement déserté de leur journalière routine. Il faut s'inventer à nouveau des raisons de vivre. « D'abord, l'amour, on ne le divise pas, on le multiplie. » Maillon nécessaire pour aborder les étrangers qui essaient courageusement de s'intégrer à la vie de villageois, eux-mêmes étrangers. Marc Lévy n'a-t-il pas écrit que nous étions tous l'étranger de quelqu'un ? Ce dont l'auteure se souvient et la fait aboutir à l'une de ses plus marquantes fictions. Tricherie avec la jeunesse, rupture avec la mère, déception d'une fillette quand son ami déménage. La rébellion de Marie, servante dans une famille bourgeoise du quartier Outremont. Sa dignité retrouvée avec Fox, une « pute » avec qui elle essaie de rassembler ses rêves. Leurs échanges philosophiques inspirent amèrement Mylène Bouchard. « Le caviar c'est dégueulasse. Ça goûte l'inégalité. » Nous grinçons des dents, nous partons plus loin chercher un peu de magie forestière avec la planteuse d'arbres, qui revendique haut et fort la protection de ces végétaux. Jack et son fils Daniel, le premier visionnant un « film de sabre » à la télé pendant que l'enfant « anime ses figurines. » La magie sous-tend le regard admiratif du père et de l'enfant, jusqu'à s'amalgamer dans un jeu réciproque, les images défilant sur l'écran. La magie effrontée d'une adolescente qui vit sa première expérience sexuelle. Nous quittons cet univers de sentiments épaufrés et d'émotions tronquées pour nous attarder sur un balcon où, au loin, un point blanc, disparu, réapparu, fait naître des désirs légitimes, une attraction, celle de voir un cargo sur le fleuve, d'apercevoir l'autre rive. La narratrice aimerait s'éparpiller de tous les côtés de la mer, elle est jeune, une curiosité gourmande attise ses hésitations. Elle entre dans la vie, fait penser à la maladresse trébuchante de l'albatros.
Sur ce récit gorgé d'illusions, même si on tait la beauté d'autres textes, on clôt nos propres divagations, nos impressions voguant au gré d'une lecture enrichissante. On a cherché une rive, marée descendante et montante de vies enchaînées malgré elles aux péripéties jonchant le cours d'existences ni pires ni meilleures que d'autres. L'écriture bondit, surprend, elle possède la féminité de mots pétris d'une pensée profonde, d'un humour chantourné de rires, de silences ambiants. Fantaisie chimérique, afin d'effectuer le parcours éprouvant avec grands et petits confrontés à une réalité pathétique. Pour paraphraser Mylène Bouchard, on conclut que vivre n'est pas toujours une drôle de chose.
Ciel mon mari, Mylène Bouchard
Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 2013, 160 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 3 juin 2013
lundi 27 mai 2013
Une feuille de thé au Japon ***
Il y a six ans, on créait notre blogue, Ma page littéraire, sans trop savoir quel en serait le but. On avait hésité entre les littératures si riches de la francophonie, les parutions à compte d'auteurs qui méritent d'être encouragées, les médias considérant peu ces livres, égarés parmi l'édition officielle. Finalement, on a opté pour la littérature québécoise en consacrant notre premier article au roman d'André Girard, Port-Alfred Plaza. Six ans plus tard, en passant par Moscou Cosmos, on récidive avec son dernier roman, Tokyo Imperial.
En compagnie de Johanna, nous abordons Tokyo, fourmilière de trente-cinq millions d'habitants sur un territoire équivalant à la grande région montréalaise. Johanna, l'amoureuse d'Étienne, celui-ci professeur universitaire de qui nous avions fait connaissance à Port-Alfred. Il l'avait entraînée à Moscou. À son tour, la jeune femme de vingt-neuf ans, le guide et nous guide dans les venelles, parcs et restaurants de la ville dédiée à son père, mort noyé un an plus tôt. Pour une raison inconnue, fasciné par le Japon, Hiroshima en particulier, il avait initié sa fille toute jeune à la lecture des mangas. Sans oublier les cours de karaté. Héritage vagabond dont elle profitera quand, gestionnaire de comptes à la Citibank, elle sera mutée dans l'une de leurs succursales, à Tokyo.
Aucune fiction dans ce cheminement passionnel bien souvent parcouru à bicyclette. Si Nao, jeune et belle avocate, remarquée « lors d'un cinq à sept tenu à la Délégation du Québec à Tokyo [ ... ] », occupe une place majeure dans le récit, ainsi qu'Atsushi, collègue complice de travail, Étienne, l'amant depuis quatre années, nous nous rendons vite compte que Tokyo demeure le seul et véritable protagoniste du périple de Johanna. Quelques personnages secondaires essaiment le roman, comme pour témoigner de l'amour inconditionnel que Johanna porte à Tokyo. Monsieur Yasuda, son patron, les parents de Nao, demeurent les piliers solides enrichissant des scènes folkloriques, des fêtes traditionnelles. Quand elle évoquera à Atsushi son désir de se rendre à Hiroshima, il lui confiera le douloureux parcours de sa famille en partie pulvérisée par la bombe américaine. Pour souligner l'anniversaire du décès du père de Johanna, il lui apprendra le rituel boudhiste des morts. Autant de spectacles extérieurs, autant d'émotions réflexives de la part de Johanna volubile, feuille de thé parmi la multitude, amoureuse d'Étienne mais qui partage une amitié sensuelle avec Nao, fille unique de parents richissimes, aspect distinct d'un Japon hégémonique où une violence sous-jacente, telle l'humidité de la mousson, imbibe sournoisement Tokyo. Nao n'a-t-elle pas été la victime d'un maître chanteur lorsqu'elle a œuvré dans le monde parallèle de sites pornographiques ? Calme et silence trompeurs de la cité. Oxymoron jamais démenti, Étienne, après une conférence, mentionne à Hiroshi, lui aussi professeur universitaire, le cas des églises désaffectées du Québec, alors que Johanna prétend que l'être humain, par définition, est boudhiste. Une planète en soi le Japon, affirme-t-elle à Étienne en visite dans un cimetière de Kyoto.
Des évocations d'écrivains japonais anciens et contemporains sillonnent le livre qui n'est autre que le roman de Johanna, Étienne se démenant à écrire l'épopée russe qu'ils ont traversée ensemble. Johanna, délaissant la parole pour l'écriture, prévient le lecteur que pas un brin de cohérence ne facilitera la trajectoire de sa première année vécue à Tokyo. Elle remettra provisoirement ses apprentissages littéraires entre les mains d'une écrivaine berlinoise, de passage au Japon, rencontrée un matin de pluie dans le parc où Johanna boit son premier café. Rien n'est bouclé dans ce récit dense, au style enveloppant, souvent lyrique. Les derniers chapitres, inspirés du départ d'Étienne, nous valent des pages d'une rare lucidité, imprégnées des sentiments infaillibles de Johanna pour celui qu'elle considère comme son amour « nécessaire ». Autre oxymore : leur relation parfois remise en question, Étienne avoue à sa compagne sidérée, qu'elle est son équilibre, sa « seule puissance ». Moins évidente que dans les romans précédents, la sexualité se révèle en sourdine, les non-dits, ici, importent davantage que des manifestations érotiques signifiant que le corps existe ; l'essentiel appartient à plus fondamental que la chair maquillée, déguisée, suggérée dans un site fétichiste exploitée par Johanna et son amie Julie, des années auparavant. Roman complexe, immensément pourvu d'images tourbillonnantes, qu'il faut lire en suivant pas à pas une guide dynamique, admirer avec elle les cerisiers en fleur, symbole d'un Japon ultra moderne mais épris de ses traditions millénaires. Johanna nous donne rendez-vous dans une capitale qui sera peut-être Paris ou encore Tokyo. Nous la suivrons là où se posera son regard incisif, terriblement existentiel.
Nos impressions suscitées par le roman d'André Girard ne sont qu'une feuille de thé cueillie dans la multitude d'impressionnants paysages intérieurs, extérieurs, Johanna titrant chacun de ses chapitres du nom des six cent trente stations de métro. L'une des facettes vertigineuses de ce roman déroutant, au service d'un Japon étonnamment idéalisé.
Tokyo Imperial, André Girard
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2013, 284 pages
En compagnie de Johanna, nous abordons Tokyo, fourmilière de trente-cinq millions d'habitants sur un territoire équivalant à la grande région montréalaise. Johanna, l'amoureuse d'Étienne, celui-ci professeur universitaire de qui nous avions fait connaissance à Port-Alfred. Il l'avait entraînée à Moscou. À son tour, la jeune femme de vingt-neuf ans, le guide et nous guide dans les venelles, parcs et restaurants de la ville dédiée à son père, mort noyé un an plus tôt. Pour une raison inconnue, fasciné par le Japon, Hiroshima en particulier, il avait initié sa fille toute jeune à la lecture des mangas. Sans oublier les cours de karaté. Héritage vagabond dont elle profitera quand, gestionnaire de comptes à la Citibank, elle sera mutée dans l'une de leurs succursales, à Tokyo.
Aucune fiction dans ce cheminement passionnel bien souvent parcouru à bicyclette. Si Nao, jeune et belle avocate, remarquée « lors d'un cinq à sept tenu à la Délégation du Québec à Tokyo [ ... ] », occupe une place majeure dans le récit, ainsi qu'Atsushi, collègue complice de travail, Étienne, l'amant depuis quatre années, nous nous rendons vite compte que Tokyo demeure le seul et véritable protagoniste du périple de Johanna. Quelques personnages secondaires essaiment le roman, comme pour témoigner de l'amour inconditionnel que Johanna porte à Tokyo. Monsieur Yasuda, son patron, les parents de Nao, demeurent les piliers solides enrichissant des scènes folkloriques, des fêtes traditionnelles. Quand elle évoquera à Atsushi son désir de se rendre à Hiroshima, il lui confiera le douloureux parcours de sa famille en partie pulvérisée par la bombe américaine. Pour souligner l'anniversaire du décès du père de Johanna, il lui apprendra le rituel boudhiste des morts. Autant de spectacles extérieurs, autant d'émotions réflexives de la part de Johanna volubile, feuille de thé parmi la multitude, amoureuse d'Étienne mais qui partage une amitié sensuelle avec Nao, fille unique de parents richissimes, aspect distinct d'un Japon hégémonique où une violence sous-jacente, telle l'humidité de la mousson, imbibe sournoisement Tokyo. Nao n'a-t-elle pas été la victime d'un maître chanteur lorsqu'elle a œuvré dans le monde parallèle de sites pornographiques ? Calme et silence trompeurs de la cité. Oxymoron jamais démenti, Étienne, après une conférence, mentionne à Hiroshi, lui aussi professeur universitaire, le cas des églises désaffectées du Québec, alors que Johanna prétend que l'être humain, par définition, est boudhiste. Une planète en soi le Japon, affirme-t-elle à Étienne en visite dans un cimetière de Kyoto.
Des évocations d'écrivains japonais anciens et contemporains sillonnent le livre qui n'est autre que le roman de Johanna, Étienne se démenant à écrire l'épopée russe qu'ils ont traversée ensemble. Johanna, délaissant la parole pour l'écriture, prévient le lecteur que pas un brin de cohérence ne facilitera la trajectoire de sa première année vécue à Tokyo. Elle remettra provisoirement ses apprentissages littéraires entre les mains d'une écrivaine berlinoise, de passage au Japon, rencontrée un matin de pluie dans le parc où Johanna boit son premier café. Rien n'est bouclé dans ce récit dense, au style enveloppant, souvent lyrique. Les derniers chapitres, inspirés du départ d'Étienne, nous valent des pages d'une rare lucidité, imprégnées des sentiments infaillibles de Johanna pour celui qu'elle considère comme son amour « nécessaire ». Autre oxymore : leur relation parfois remise en question, Étienne avoue à sa compagne sidérée, qu'elle est son équilibre, sa « seule puissance ». Moins évidente que dans les romans précédents, la sexualité se révèle en sourdine, les non-dits, ici, importent davantage que des manifestations érotiques signifiant que le corps existe ; l'essentiel appartient à plus fondamental que la chair maquillée, déguisée, suggérée dans un site fétichiste exploitée par Johanna et son amie Julie, des années auparavant. Roman complexe, immensément pourvu d'images tourbillonnantes, qu'il faut lire en suivant pas à pas une guide dynamique, admirer avec elle les cerisiers en fleur, symbole d'un Japon ultra moderne mais épris de ses traditions millénaires. Johanna nous donne rendez-vous dans une capitale qui sera peut-être Paris ou encore Tokyo. Nous la suivrons là où se posera son regard incisif, terriblement existentiel.
Nos impressions suscitées par le roman d'André Girard ne sont qu'une feuille de thé cueillie dans la multitude d'impressionnants paysages intérieurs, extérieurs, Johanna titrant chacun de ses chapitres du nom des six cent trente stations de métro. L'une des facettes vertigineuses de ce roman déroutant, au service d'un Japon étonnamment idéalisé.
Tokyo Imperial, André Girard
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2013, 284 pages
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