lundi 7 juillet 2014

La route et ses déroutes *** 1/2

Il en faut du courage et de l'audace, sinon une générosité obstinée, à U., soixante-douze ans, pour entretenir, depuis trois ans, une relation amoureuse avec un homme de trente-quatre ans son cadet. Femme couguar, on vous admire, car malgré notre désir de nous montrer insolente face aux bien-pensants, on n'oserait vous suivre sur cette voie sans issue. On a terminé de lire le numéro 118 de la revue XYZ. La revue de la nouvelle.

La route exerce une fascination indubitable sur les écrivains d'hier et d'aujourd'hui. Citons pour exemple Jack Kerouac, Henry Miller, Jacques Poulin. Le dernier en date, Christian Guay-Poliquin, auteur du roman Le fil des kilomètres, duquel on a parlé dans notre blogue. Il était prévisible que le thème de la route tente une revue littéraire et quelques écrivains invités par David Dorais, qui a piloté cette dernière livraison. Lui-même nous propose un récit peu orthodoxe. Un homme se souvient de sa conversion dans une chambre d'hôtel minable, à Atlanta. L'atmosphère suffocante amenée dès la première ligne crée l'ambiance nauséeuse qui règne dans la ville. La pourriture des êtres, leurs conditions de survie abominables au temps des « Négros » assujettis aux Blancs, des « Négresses » qui, malgré elles, se prostituent. C'est l'une d'elles, plus misérable que ses consœurs qui, tel le pilier de Notre-Dame de Paris enveloppant Paul Claudel, jouera le rôle de sa « sœur en Christ. » On ne sait qui croire des deux intéressés, David Dorais créant une métaphorique ambivalence de lecture.

Des nuits angoissantes, des hôtels de passage, des restos douteux, des femmes et des hommes ordinaires ou pitoyables, sillonnent des routes brusquement entravées d'un obstacle. Un rêve inabouti comme dans la nouvelle de Catherine Mavrikakis. Une fillette narre comment sa mère aimerait se rendre à Nashville en RV de luxe. Passionnée de folklore, de musique country, elle attend le retour de son mari parti à Seattle en voyage d'affaires. Pendant ce temps, la jeune narratrice et ses deux frères occupent joyeusement le RV stationné dans leur entrée de garage, qu'un ami leur a prêté. C'est pendant une nuit qu'un homme, imaginé par Raymond Bock, Les grillons, s'arrête devant l'enseigne d'un restaurant. Il a envie d'uriner, de manger, il a pris la route au hasard, à quatre heures de l'après-midi. Il n'en peut plus du néant de sa vie, il désire il ne sait trop quoi. Il ne peut voir que le crasseux autour de lui, en lui. Il n'a envie de rien. Il n'a pas de passeport, il ne sait où aller. Soudain, les cris d'effroi de deux jeunes enfants le sortent de son marasme. Quand le tumulte se calme, il n'entend plus que la stridulation des grillons. On a aimé le désespoir de cet inconnu qui attend, espère tant de lui-même. Un récit pathétique signé Jean-Simon DesRochers, La terre de personne, nous montre un jeune divorcé, Charles, réfugié dans un hôtel avec ses deux enfants, à la veille d'une tempête de neige. Il est au centre d'un univers d'hommes affublés de sa condition : tous partagent la garde des enfants avec leur ex-femme venue quérir leur progéniture pour la fin de semaine. Charles est terriblement fatigué, une mauvaise grippe le mine ; Liliane et Jérémie confiés à leur mère, il n'a qu'un désir, celui de  dormir dans la chambre 19, là où des décennies plus tôt, son père et sa mère l'ont conçu. La chambre supposée d'un hôtel anonyme serait-elle la terre de personne ?

Un solide et attendrissant texte de Suzanne Myre titré À la frontière du sourire, nous a beaucoup touchée. Une douanière ne peut oublier la petite fille blonde qui envahit ses rêves. Une dizaine d'années plus tôt, « l'homme qui était dans sa vie » a refusé d'assumer sa paternité ; il l'a quittée, elle s'est faite avorter. Depuis, elle mène la vie dure aux automobilistes qui franchissent la frontière qu'elle surveille, maussade, rancunière. Une petite fille albinos, passagère singulière dans la voiture de ses parents, lui offrira, avec la complicité de sa mère, son ours en peluche.

Plusieurs textes ont attisé notre désir d'arpenter des routes oubliées, celle de l'enfance, du premier émoi sexuel suscité incidemment par une image pornographique, dépeinte par Nicolas Charette, J'étais un garçon normal. Celle de Jean Pierre Girard, «Mavie», un homme se souvient d'une jeune fille qu'il a aimée, qu'il a défendue contre une « bande de larves » qui essayait de l'attaquer. De la mort accidentelle de Jacques, son ami d'adolescence. Douloureux amalgame de deux événements survenus « dans ce bouge poussiéreux des États-Unis d'Amérique », quatre ans plus tôt.

Dans la rubrique " Thème libre ", la nouvelle de David Clerson, Bob : l'ordre et le désordre, nous a fascinée : un homme et son ombre, celle-ci témoignant de ce qu'il est. Lui aussi roule sur une autoroute américaine. Ce phénomène de la route serait-il relié à l'Amérique du Nord ? À l'influence des écrivains états-uniens hantés par un ailleurs, « itinéraire linéaire et ordonné » ou un besoin de rompre une certaine monotonie ?

Ce dernier numéro de la revue XYZ, nous a particulièrement intéressée. On a poursuivi sans pause, au bord de notre propre route, le parcours chaotique d'hommes et de femmes qui ont fait du pouce à l'extérieur de leur territoire, à l'intérieur de leur clos. En friche, il va de soi. Pour tirer une conclusion sur ce numéro exceptionnel, on rêve que les routes aient été construites par des hommes épris d'une fraternelle liberté.


Nouvelles de la route. XYZ. La revue de la nouvelle.
Numéro 118 piloté par David Dorais
Montréal, 2014, 102 pages





lundi 23 juin 2014

Ce que nous ne deviendrons jamais *** 1/2

À propos de l'homme dans notre blogue, qui se cache derrière nous. Que de curiosité malsaine, de questions indiscrètes, d'indifférence feinte il a suscitées. Que de ricanements cancaniers, de silences médisants, de sibyllines suppositions il a fait naître. Il y a ceux et celles qui, complices attendris, ont éclaté de rire avec nous. On veut dire, lui et nous. Parlons des nouvelles de Hans-Jürgen Greif, Échardes.

Quarante-quatre textes brefs, incisifs. Lucides, au style acéré. Divisés en cinq parties. Autant d'images qui ne sont pas sans rappeler la précision avec laquelle un film se déroule, film de la vie dans ce cas-ci. Si le temps joue un rôle important dans la situation précaire de personnages dépeints par l'écrivain, il était nécessaire de démontrer au lecteur qu'un rien suffit pour que s'effondrent nos préjugés, nos manières de regarder les êtres se démenant autour de nous. Et aussi notre crédulité face aux hommes et femmes impuissants parce que trop âgés pour fuir la mort qui finit par les rattraper. Des centenaires font semblant d'être présents, certains voudraient mourir mais la mort les dédaigne. Un jour, un soir, ils finissent par s'éteindre, nous ne savons pas, nous ne saurons jamais quelles ont été leurs dernières pensées. Leur regard ultime posé sur une chose floue, à peine effleurée. Le mot est juste, il y a de l'effleurement dans les gestes et les regards quand la vie se languit et se fluidifie. Quelques-unes de ces vieilles personnes, ne voulant pas s'avouer vaincues, triomphent de survivre à un nouveau matin. Atteindront-elles la nuit, celle-ci s'avérant perfide, indécente, quand s'acharne la Grande Faucheuse.

Tous ces récits remettent en cause la condition humaine, sa dignité, son intégrité. Sa bassesse, sa fourberie. Son égoïsme. La grandeur de l'existence mais aussi sa banalité. Des femmes qui se croient indispensables, des hommes qui ne sont pas dupes, des blessures infligées aux autres, commises à l'égard de soi-même. Des échardes sous la peau, sous les ongles. Ce sont là les grands traits des nouvelles proposées par cet écrivain prolifique, qui ne cesse d'étonner tant son sens de l'observation est aigu, sa compassion envers ses personnages enrobée d'une fatalité contre laquelle il est inutile de lutter, ni essayer de combattre, le fulgurant destin de chacun étant de se plier aux exigences de situations écartées de ses choix. La réalité, aussi mesquine soit-elle, l'emporte sur l'utopie, les individus nous défaisant de nos illusions. Vacuité de la vie qui se tresse malgré soi.

Le temps élastique, les lieux cosmopolites, les milieux professionnels balisent ces quarante-quatre histoires. On ne les titre pas individuellement, on se souvient, on se délecte de leur ensemble. Elles réjouissent ou effraient. Font sourire ou attristent. On croit connaître l'être humain, il n'en est rien. La vanité trop souvent fait figure de trahison, d'esprit mesquin. Que vaut la nature humaine quand elle régit ses semblables ? Hans-Jürgen Greif répond au lecteur avec indulgence et humour ; l'être humain occupant le centre de son œuvre, ses forces, ses faiblesses permettent à l'auteur de l'évaluer à sa juste mesure, ce qui enrichit les protagonistes d'une dimension autrement marginale que celle stéréotypée de leurs agissements. L'ouvrage ne rendant compte que du microcosme d'une société perçue par l'œil scrutateur d'un écrivain chaque fois que se manifeste un individu aux prises avec ses démons, petits ou grands. On se dit que, trop désespérant, ce dernier ne vaudrait pas la peine que nous nous attardions sur ce qu'il représente depuis qu'il est, depuis qu'il nous harcèle, nous séduit. Lui donner une importance, comme l'a fait si rigoureusement Hans-Jürgen Greif, signifie que le bénéfice du doute lui est accordé, la nudité de son âme se révélant moins arbitraire que les appeaux sous lesquels il s'affuble pour mieux se laisser prendre au désabusement vital dont il est plusieurs fois la proie naïve.

À lire, pour se faire une idée de ce que nous sommes. Et serons toujours malgré les épreuves, malgré les promesses discréditées. Nous ne deviendrons jamais, le caractère de nos empreintes morales s'avérant indélébile, efficacement prégnant.


Échardes, Hans-Jürgen Greif,
Éditions L'instant même, Québec, 2014, 268 pages