L'être humain, bardé de ses oxymores, nous surprendra toujours. Cet homme qu'on a connu timide, arrogant, fuyant. Replié dans un silence farouche. Aujourd'hui, cet homme manifeste sa joie de vivre, exprime son bonheur d'écrire, rythmant ses pas parmi les étoiles, nous a-t-il dit en riant. Ses silences fragmentés sont remplis de savoir, on ne supporterait pas qu'il en fût autrement. On a lu les nouvelles d'Annie Perreault, L'occupation des jours.
Recueil divisé en dix terrains. Dix territoires occupés par une soixantaine de textes, longs et courts, relatant ce qui pourrait arriver sur ces lieux où poussent les herbes hautes, où se dressent des édifices, se regroupent des maisons. Où s'affaissent des trottoirs. Ces terres arables, parfois en jachère, souvent en friche, nourrissent l'imagination de l'auteure, pour le meilleur, on en convient. De Montréal à Amsterdam, en passant par New York, les riens se remplissent, ces riens chers à Georges Perec lorsqu'il faut les combler d'anecdotes, de rencontres, de solitude, de nostalgie. De réminiscences évoquées par une femme à la recherche d'un homme à qui elle écrira une ultime lettre d'amour. Cependant, on doute que cette missive ait été expédiée à son destinataire. Cette femme et cet homme sont-ils Anna et Hans Vanderbilt, ce dernier étant photographe, artiste peintre ? Des années plus tôt, ils ont été amants, se sont aimés à Fukushima où il expose. Lui a fui la narratrice, a rompu à Alep, pour « une femme mince, blonde, presque aussi grande que lui. » Les deux voyagent chacun de son côté, leur présence, tel un relief hyperbolique, les poursuit sans mots, sans cris. Seuls les gestes les définissent. Dans cette abstraction amoureuse, se révèlent le naturalisme de tableaux, le vérisme de photos, toute existence ne pouvant exclure ses semblables. Soit pétrifiés dans une redoutable fatalité, soit englués dans leur misère, comme la petite fille de huit ans culminant le dépotoir sur lequel elle vit avec sa mère, ses cinq frères et sœurs. « Les ordures sont leur gagne-pain », de conclure la narratrice. Qui est cette petite fille ? Est-ce la même qui, à la suite d'un tremblement de terre dans son pays natal oriental, a perdu sa famille ? Plus tard, elle sera adoptée par un généreux cinéaste, Baba Yaga.
Tout le livre est ainsi, voyeur infatigable épiant le destin de personnages qui se laissent entrevoir, photographiés par Hans Vanderbilt, contemplés par Anna, comme s'il leur était impossible de se séparer, de s'oublier. Anna se dissimule sous les traits d'une femme solitaire qui regarde, à la télé, un documentaire animalier du National Geographic. Puis, ne pouvant dormir, elle s'imagine flâner à New York, dans une galerie d'art, attendant la venue d'un homme avec qui tout serait concevable. Une autre, chaque vendredi, entre dans une magnifique maison, étreinte d'une inexplicable nostalgie. Simplement, elle évoque l'homme qui y demeure. Pendant qu'il est en tournage, il lui a confié ses clefs pour qu'elle s'occupe des plantes et du courrier. Il y a aussi Maria qui se prélasse sur une île de l'océan Indien. Elle rêve d'un hôtel cinq étoiles avec plage privée, construit au pied du volcan.
Espaces extérieurs mais aussi espaces intérieurs qui nous font pénétrer dans un appartement au plafond envahi de larves. Plus loin, une dame de quatre-vingt-quatorze ans ne sait plus quoi faire pour prouver qu'elle est toujours de ce monde. Ailleurs, une vieille immigrante qui, un matin, disparait. L'édifice est démoli. Dans ces textes réalistes, où le quotidien côtoie un incurable ennui, se déverse un regard, celui d'un témoin féminin, observant avec une froide acuité la fragilité vulnérable des êtres, la précarité friable des objets alentour. Cela suffit à nourrir notre fascination, intensifiée par de cahoteux sentiments exprimés intelligemment par l'écrivaine, sans aucune fioriture, on n'en demande pas davantage. La vie se meut à travers ses phases discontinues, comme la peur de la solitude, tellement perceptible dans ces nouvelles, la crainte effarante de la perte de l'autre, celui ou celle qui cherche un commencement sur un visage où la fin de l'histoire ne s'inscrit pas encore.
Annie Perreault semble inviter le lecteur à prendre garde, tous les terrains sont minés. Chaque pas hasardé dans sa propre existence s'avère un danger, lorsqu'il s'agit d'explorer des territoires qui nous sont inconnus. Hors de nos repères familiers, point de salut. Le dixième et dernier terrain nous amène au bord de routes où, pour son bien-être physique et mental, course une femme qui, de son œil scrutateur, découvre des insectes desséchés, des oiseaux blessés à mort. Prétexte à méditer sur la monotonie des routes, sur l'adversaire que nous représentons pour nous-mêmes. Il y a, à la fin de ces fictions qui, sans cesse, se recoupent et s'animent, une fillette qui, repoussant les obstacles, écartant les ronces, nous assure que nous ne sommes pas à l'abri d'une forêt sombre qui se referme, rappelant au lecteur que ces histoires de femmes et d'hommes photographiés sur le vif ne sont qu'une pause aléatoire, la vie qui nous est impartie continue de vibrer, haletante et bruyante.
Un très original recueil de nouvelles qu'il faut lire en ignorant les êtres que nous croisons chaque jour, ne pas leur prêter attention. Pourquoi le ferions-nous, ils ont si bellement inspiré Annie Perreault. Nous nous contenterons de la suivre en une longue promenade déambulatoire, pavée de ronces certes, mais requinqués serons-nous grâce au talent somptueux d'une écrivaine, qu'à notre tour, on imagine s'attardant nonchalamment dans des sentiers rousseauistes.
L'occupation des jours, Annie Perreault
Collection Écarts
Éditions Druide, Montréal, 2015, 368 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
mardi 7 avril 2015
lundi 30 mars 2015
Sublimer la mort d'une mère ****
Aphorisme. Pour être libre, il faudrait être indifférent à la beauté du monde. Comment s'y résoudre quand un lever de soleil invente le premier matin de l'humanité ? Ce lever de soleil pouvant être le regard insondable d'un homme ou d'une femme qui ne sait plus se mirer ailleurs qu'en nous-même. On a lu le dernier roman de Patrick Nicol, La nageuse au milieu du lac.
Émouvante histoire que nous propose cet écrivain reconnu pour avoir publié une œuvre peu commune chez différents éditeurs. Le livre qui nous intéresse aujourd'hui, dénommé album et non roman, relate les préoccupations filiales d'un homme envers sa mère, pensionnaire d'un centre d'accueil, atteinte de l'une de ces « nombreuses maladies de vieillesse ». Si d'emblée, le lecteur est averti de l'amour inconditionnel du fils pour sa mère, sa fille, ses étudiants, ses voyages, s'avèrent des prétextes détournés à se pencher vers cette femme qui, malgré elle, nage à contre-courant de son existence. À ce jeu désespérant, nous risquons de perdre pied, ce qui arrive parfois au narrateur quand il doit se partager entre la vieille femme de quatre-vingts ans, sa profession, ses collègues, sa vie privée qui, selon les époques, est occupée par plusieurs « blondes ». Points de repères qui le conduisent sciemment du passé au présent, et inversement, mais surtout lui permettent de souffler quand l'état de la mère, allant d'un hôpital à la maison de retraite, de médecins en spécialistes, s'aggrave jusqu'à l'achèvement. Nageuse qui s'est noyée dans les eaux perturbées de sa mémoire, égarée dans les méandres d'une vie autrefois encombrée d'un mari, de cinq enfants.
Un tableau, une photo — ceci est visuel d'où l'idée atypique d'album —, le narrateur se repose sur les rives d'un lac fictif pour, à son tour, ne pas sombrer dans les eaux trop fades du quotidien. Quelques pages décrivent le passage ébouriffé des oiseaux, un cours animé au cégep, un voyage à Toronto en attendant son « amour » qui donne une conférence à l'université. Lui, préfère s'attarder au Royal Toronto Museum, dans la galerie de chinoiseries. Là, il imagine une scène loufoque avant de se remémorer l'hiver où sa mère a été malade. Autre tableau dans un jardin, il parle à l'absente. Se souvient avec tendresse de la jeune femme qui surveillait ses repas d'enfant, avant d'être assailli à nouveau par la vieille femme « désertée ». Les temps modernes, Gens de Dublin, autant de lieux dispersés où sa mère, soudainement, apparaît dans un parc, devant la statue d'Oscar Wilde. Charlie Chaplin est « pris dans les engrenages d'une énorme machine ». Plus tard, à la télé, que sa mère regarde avec sa petite-fille, sont projetées en boucle les images d'une princesse morte dans un accident de voiture. Les repères s'identifient sans s'attarder à l'événement lui-même.
Livre brisé, comme on le dit d'une ligne, chapitres éloquents cernés par l'état physique et mental de la mère, qui se dégrade. La vieille nageuse n'en peut plus de se disloquer dans des eaux tumultueuses. Le narrateur évoque son père, mort deux ans après sa naissance. Une maison bleue à Charlevoix où il passe des vacances avec une femme, la mère de sa fille. La mémoire se balade, fouille et creuse des instants que le lecteur rassemble d'un protagoniste à un lieu, relie à des émotions tues, ravivées en paraboles. Puis, la vie de la mère s'achève, sa mort annoncée par l'imparable phrase de Camus, « Aujourd'hui, maman est morte ». On s'y attendait presque, le narrateur intervenant, compassé, tel Meursault, l'homme pathétique de L'Étranger. Le temps de notre lecture, de nos réflexions attentives, on n'a cessé d'y songer.
Roman de l'éclatement jamais éparpillé, d'une cohérence harmonieuse. Structure fracassée, style sonore orchestrant une écriture débridée, amplitude de l'existence d'une femme aimée, d'un fils qui fusionne avec ses manques, ses aigreurs, parfois son cynisme, cachant une immense empathie désarmée. Pudeur des sentiments dissimulés sous un quotidien rarement insipide, bien que le narrateur entraînât le lecteur dans des raisonnements scabreux, prenant forme d'objets, de paysages, comme pour les dénier. Une vraie vie qui refléterait celle de l'écrivain, s'abstenant d'entrer dans des détails oiseux. Créer un personnage qui n'en serait pas vraiment un ? Que le lecteur percevrait comme un être antipathique ? Tout se peut en littérature, même ressentir une poignante mansuétude pour Meursault, qui témoigne d'un fait divers, le désarçonnant lui et ses juges. Son indifférence feinte envers sa mère morte. Se dérobant dans moult directions, que nous ne pouvons toutes emprunter, ce livre nous a fascinée, comme nous récitons inlassablement les strophes d'un poème qui, à sa première lecture, nous a semblé fondamental.
La nageuse au milieu du lac, Patrick Nicol
Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2015, 160 pages.
Émouvante histoire que nous propose cet écrivain reconnu pour avoir publié une œuvre peu commune chez différents éditeurs. Le livre qui nous intéresse aujourd'hui, dénommé album et non roman, relate les préoccupations filiales d'un homme envers sa mère, pensionnaire d'un centre d'accueil, atteinte de l'une de ces « nombreuses maladies de vieillesse ». Si d'emblée, le lecteur est averti de l'amour inconditionnel du fils pour sa mère, sa fille, ses étudiants, ses voyages, s'avèrent des prétextes détournés à se pencher vers cette femme qui, malgré elle, nage à contre-courant de son existence. À ce jeu désespérant, nous risquons de perdre pied, ce qui arrive parfois au narrateur quand il doit se partager entre la vieille femme de quatre-vingts ans, sa profession, ses collègues, sa vie privée qui, selon les époques, est occupée par plusieurs « blondes ». Points de repères qui le conduisent sciemment du passé au présent, et inversement, mais surtout lui permettent de souffler quand l'état de la mère, allant d'un hôpital à la maison de retraite, de médecins en spécialistes, s'aggrave jusqu'à l'achèvement. Nageuse qui s'est noyée dans les eaux perturbées de sa mémoire, égarée dans les méandres d'une vie autrefois encombrée d'un mari, de cinq enfants.
Un tableau, une photo — ceci est visuel d'où l'idée atypique d'album —, le narrateur se repose sur les rives d'un lac fictif pour, à son tour, ne pas sombrer dans les eaux trop fades du quotidien. Quelques pages décrivent le passage ébouriffé des oiseaux, un cours animé au cégep, un voyage à Toronto en attendant son « amour » qui donne une conférence à l'université. Lui, préfère s'attarder au Royal Toronto Museum, dans la galerie de chinoiseries. Là, il imagine une scène loufoque avant de se remémorer l'hiver où sa mère a été malade. Autre tableau dans un jardin, il parle à l'absente. Se souvient avec tendresse de la jeune femme qui surveillait ses repas d'enfant, avant d'être assailli à nouveau par la vieille femme « désertée ». Les temps modernes, Gens de Dublin, autant de lieux dispersés où sa mère, soudainement, apparaît dans un parc, devant la statue d'Oscar Wilde. Charlie Chaplin est « pris dans les engrenages d'une énorme machine ». Plus tard, à la télé, que sa mère regarde avec sa petite-fille, sont projetées en boucle les images d'une princesse morte dans un accident de voiture. Les repères s'identifient sans s'attarder à l'événement lui-même.
Livre brisé, comme on le dit d'une ligne, chapitres éloquents cernés par l'état physique et mental de la mère, qui se dégrade. La vieille nageuse n'en peut plus de se disloquer dans des eaux tumultueuses. Le narrateur évoque son père, mort deux ans après sa naissance. Une maison bleue à Charlevoix où il passe des vacances avec une femme, la mère de sa fille. La mémoire se balade, fouille et creuse des instants que le lecteur rassemble d'un protagoniste à un lieu, relie à des émotions tues, ravivées en paraboles. Puis, la vie de la mère s'achève, sa mort annoncée par l'imparable phrase de Camus, « Aujourd'hui, maman est morte ». On s'y attendait presque, le narrateur intervenant, compassé, tel Meursault, l'homme pathétique de L'Étranger. Le temps de notre lecture, de nos réflexions attentives, on n'a cessé d'y songer.
Roman de l'éclatement jamais éparpillé, d'une cohérence harmonieuse. Structure fracassée, style sonore orchestrant une écriture débridée, amplitude de l'existence d'une femme aimée, d'un fils qui fusionne avec ses manques, ses aigreurs, parfois son cynisme, cachant une immense empathie désarmée. Pudeur des sentiments dissimulés sous un quotidien rarement insipide, bien que le narrateur entraînât le lecteur dans des raisonnements scabreux, prenant forme d'objets, de paysages, comme pour les dénier. Une vraie vie qui refléterait celle de l'écrivain, s'abstenant d'entrer dans des détails oiseux. Créer un personnage qui n'en serait pas vraiment un ? Que le lecteur percevrait comme un être antipathique ? Tout se peut en littérature, même ressentir une poignante mansuétude pour Meursault, qui témoigne d'un fait divers, le désarçonnant lui et ses juges. Son indifférence feinte envers sa mère morte. Se dérobant dans moult directions, que nous ne pouvons toutes emprunter, ce livre nous a fascinée, comme nous récitons inlassablement les strophes d'un poème qui, à sa première lecture, nous a semblé fondamental.
La nageuse au milieu du lac, Patrick Nicol
Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2015, 160 pages.
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