lundi 7 décembre 2015

De si lourds secrets *** 1/2

G. qui, désespérément, cherche l'âme frère, nous affirme avec une candeur désarmante qu'à notre époque l'homme idéal se compose d'un bricoleur, d'un informaticien, d'un hacker. On lui confie, avec ironie — non avec humour —, que dans nos proches relations, on a ces trois hommes réunis en un seul. On les utilise à tour de rôle quand bon nous semble. On a lu le numéro 146 de la revue littéraire Mœbius.

Pour se délasser de la lecture continue des romans, on a feuilleté ce dernier collectif, lu les confidences que les écrivains et poètes invités ont faites à Robert Giroux, qui a piloté le numéro. Thème proposé : Le secret. Information qui, ayant éveillé notre curiosité, ne nous a pas fait regretter nos indiscrétions de lectrice, nos investigations dans les jardins privés d'une pléiade d'auteurs qui, nombreux, ont répondu à l'appel.

Plusieurs enfants occupent une place peu enviable dans cet opus très riche en intrigues allusives. En secrets inspirants, si prégnants lorsqu'ils ont assombri l'enfance, trahi la bienveillance montrée à un père, comme dans la nouvelle de Jean-Pierre April, Dans le garage. Un garçon découvre son père en pleins ébats érotiques avec sa jeune maîtresse. Des années plus tard, quand le père meurt, son fils ne lui a pas pardonné les raisons de sa relation avec Mélanie, la fille de son patron. Un texte dérangeant, comme chaque fois qu'intervient un enfant brimé. Le cafard d'Anabelle, signé Olivier Gamelin. Depuis l'enfance, une fillette est violée par son père, seul le prêtre, à l'enterrement de ce dernier, partage le terrifiant secret d'Anabelle qui a fini par déchoir et se suicider. Bientôt rejointe par sa demi-sœur, insinue succinctement le narrateur. Une histoire tragique qui ébranle le lecteur par la manière dont l'a relatée l'auteur, prenant cyniquement à témoin le Seigneur et son amour pour ses créatures. Loin de l'enfance et de l'adolescence blessées, le texte court mais efficient de Chantale Gingras, La bonté même. En quelques paragraphes, le portrait d'un tueur pathologique, indifférent à son dernier crime. De sa Dodge, elle l'aperçoit qui se tient près de l'abribus, étonnée de son « sourire doux, contenté. » Lui, remarque la Dodge. L'empreinte des choses brisées, Perrine Leblan. L'une des nouvelles qui nous a particulièrement touchée. Le titre est emprunté à un poème de Paul Éluard, que la mère de la narratrice a écrit sur une feuille, dépeignant son angoisse de jeune femme qui cherche le bonheur, ne le trouvera jamais. Un accident de voiture, simulé, ne va-t-il pas interrompre la course des démons dans la tête de cette épouse et mère, incapable d'apprécier les petites joies du quotidien ? La fiction de Tristan Malavoy, Mon vrai visage, traite d'un admirateur de Stefan Zweig, qui, rentrant chez un barbier, se fait raser la barbe, couper les cheveux. De fil en aiguille, sympathisant avec le barbier, il lui confie un secret, que nous ne partageons qu'avec un quidam. Désarroi du client, quand le barbier avoue que lui aussi a agi pareillement. La conclusion revient à Stefan Sweig.

On ne pourra citer tous les textes composant ce captivant numéro. On retient celui d'Antonin Marquis, Pourquoi le feu ? ou l'infernale dérive du meilleur ami du narrateur. Celui de Maxime Olivier Moutier, Les coulisses, autre dérive d'un jeune professeur universitaire, passionné de théâtre, qui, pour une raison ignorée de ses collègues, tient à monter une pièce à la session d'automne. Personne, long récit signé Marie-Ève Sévigny. Une célèbre personnalité politique est attirée, malgré elle, vers sa psychologue. Une femme effacée de qui le politicien ne sait rien, alors qu'elle sait tout de lui. Pendant huit ans elle le recevra dans son cabinet, ne laissant percevoir aucun indice de sa vie privée. Jusqu'au jour où elle se tue dans un accident de voiture...

Autant de fictions expertement écrites et narrées, autant d'envie de les lire avec un intérêt jamais démenti. Ce numéro nous fait part de secrets souvent douloureux, que le temps ne parvient pas à altérer. On s'est dit qu'un secret devait être lourd pour en porter le poids résiduel, la déchirure qu'il a provoquée dans la majorité des récits qu'on a découverts avec un réel plaisir curieux. Fiction ou réalité, on ne sait plus, ce qui importe peu. Le secret des écrivains et poètes n'est-il pas d'en inventer une histoire qui recélerait en elle, un peu de vérité, beaucoup de mystère ?

On félicite Robert Giroux pour ce superbe cadeau de fin d'année. On n'a que des éloges à lui adresser d'avoir su orchestrer, sans détourner leurs intentions, une flopée d'écrivains et d'écrivaines, teneurs et teneuses d'histoires à écouter ou à lire, peut-être à relater, tels des contes qui nous enchantent, nous font parfois un peu peur. Ou pleurer. Ou frémir.


Revue Mœbius 146
Numéro piloté par Robert Giroux
Montréal, 2015, 188 pages



lundi 30 novembre 2015

La noirceur d'un sentiment interdit *** 1/2

Aphorisme. Traverser une rue, marcher dans un parc, prendre le métro ou l'autobus avec la personne qui nous aime et que nous aimons, n'est-ce pas une manière de voyager ? Courte distance dans l'absolu, mais c'est aussi bousculer les étoiles dispersées sur le sol et dans le ciel. Parlons du récent roman d'Emmanuel Bouchard, La même blessure.

Cette histoire qui se résume en quelques lignes, nous fait rêver non pour ce qu'elle représente mais pour la manière dont l'auteur l'a traitée. Délicatesse et pudeur. L'époque s'y prête, les années quarante à soixante au Québec. Il était recommandé de se résigner aux diktats formulés par une Église dominante. Pas question de baliser sa vie d'amours interdites. Ce que devra taire Antoine Beaupré, ses sentiments passionnés pour Rose, jeune fille de son âge, dix-sept ans, qu'a épousée Thomas, son frère aîné. Pour aggraver les silences obligés du jeune homme, il a quitté Kénogami pour vivre chez Thomas et sa belle-sœur, à Arvida, petite ville qui commence à s'ouvrir à la modernité. L'usine où travaillent les deux frères doit faire face aux changements sociaux. C'est l'ère des premières revendications ; des grèves s'organisent avec Thomas comme figure de leader. Il est estimé de ses compagnons, l'énergie de son corps d'athlète incite les hommes à le suivre. Contrairement à Antoine, maigre et petit. Taciturne. Mais un après-midi, alors que la grève s'amorce, un accident mortel va changer le cours de la vie d'Antoine et de celle de Rose, enceinte d'un premier enfant.

À partir de cette tragédie survenue en 1941, inévitablement d'autres s'ensuivront. Rose se remet mal du décès de son mari, Antoine est abandonné à ses sentiments exacerbés, qu'il entretient sournoisement. Des nœuds se tissent de plus en plus comprimés, impossibles à défaire. Il se rend compte de l'indifférence de Rose à son égard. Les frustrations se démesurent, les souvenirs d'enfance et d'adolescence affluent à sa conscience obscurcie par le fantôme envahissant de Thomas. Celui-ci a été un garçon choyé par son père, admiré de Rose, qui fréquente la famille depuis de longues années. Le temps passant, les rumeurs s'insinuent, le doute s'installe sur la relation de Rose et d'Antoine qui continuent à vivre ensemble. Un ami leur conseille de partir à Québec, Antoine travaillera à la papetière du port.

Alors que des souvenirs empoisonnés assaillent Antoine, que son amour stérile pour sa belle-sœur le lancine, la grossesse de Rose est parvenue à terme. L'enfant sera un garçon qu'elle ne reconnaîtra pas, qu'elle abandonnera aux religieuses. Elle le prénommera Jérôme, seul indice de son attachement à Thomas. En fait, la dépression la guette, son comportement morbide, ses rires étourdissants se mêlant aux larmes, dénotent un signe inquiétant de sa vulnérabilité. Elle si petite, si fragile, mentionne parfois Bouchard. Plus tard, ayant surpris Rose dans un stade désert, avec le couturier de la manufacture, Antoine se rebiffe violemment, se considère trahi. Il devra se séparer de sa belle-sœur, sera embauché dans l'usine de pâtes et papier. Rose épousera le styliste, deviendra une femme conséquente, la situation de son mari privilégiant son statut d'épouse socialement comblée, qu'elle tolérera de mal en pis.

C'est sans compter sur les événements qui réfléchissent des décennies de déceptions ou de réjouissances. En 1962, vingt ans ont passé, Antoine rencontrera Jérôme dans l'usine où lui-même travaille. Ses sentiments pour Rose, la mère du jeune homme, se teintant d'inassouvissements haineux, il dressera Jérôme contre elle, acceptera toutefois que mère et fils fassent connaissance. Dernier acte d'un drame shakespearien que Rose ne supportera pas. Devenu servile, responsable de moult situations déplorables, Antoine n'a plus que la folie de Rose à aimer. Tous les deux auront bientôt quarante-six ans.

Roman hors de ce qu'on a l'habitude de lire. Dans un monde où les apparences ne dévoilent pas grand-chose du cœur humain. Le doigté habile et posé d'Emmanuel Bouchard pour transcrire cette histoire d'amour contrarié suscite notre admiration. Le ton, mesuré et juste, toujours en harmonie avec les péripéties contrant les projets, que des êtres jeunes ont le droit d'attendre de l'avenir. Récit de mœurs sociales, ancré dans un Québec où tout commence à changer — en 1962, Jean Lesage a été réélu à la tête du pays —, où hommes et femmes manifestent enfin leur volonté de vivre comme bon leur semble. Révolution tranquille, révolution collective dont Antoine et Rose ne sauront profiter, l'un et l'autre possédés, dévorés, par leur tragédie familiale et sentimentale. Par leur folie personnelle, étouffante. Ressassant la même blessure.

Récit à la fois conformiste et rebelle, faisant fi des modes actuelles, Emmanuel Bouchard ayant su imposer un style familier, soutenu de livre en livre. Le talent affirmé d'un écrivain n'a nul besoin d'effets démonstratifs. Nous n'avons qu'à surveiller le prochain roman, ou recueil de nouvelles, de l'écrivain, qui se posera, discret et influent, sur les tablettes surchargées des librairies.


La même blessure, Emmanuel Bouchard
Éditions du Septentrion, collection Hamac,
Québec, 2015, 225 pages