lundi 7 mars 2016

Répression totalitaire *** 1/2

Le temps passe, l'hiver tire à sa fin. Allègrement, on envisage les prochains mois qui nous éloigneront des livres, nous propulseront vers des projets tout autres. On se rapprochera de personnes qui nous ressemblent, savent se taire quand il le faut. Au soleil, notre mémoire caméléon retiendra l'essentiel de ce qu'il faut entendre. Oasis rigoureuse où les fâcheux n'auront aucune place. On les laissera très loin derrière, à mâchouiller leurs rancœurs. On parle du roman de Sergio Kokis, Un petit livre.

On connaît peu l'œuvre prolifique de cet écrivain, lauréat de grands prix littéraires. Pourquoi lit-on un livre plutôt qu'un autre ? Question à laquelle on ne saurait répondre. Cette fois, le hasard a mis entre nos mains le dernier opus de Kokis, on ne pouvait passer outre. L'homme qui fait les frais de cette histoire crispante s'appelle Anton Antonitch Setotchkine, il a trente-neuf ans, est chargé de cours de langue et de littérature russes à l'Institut de formation des maîtres de Moscou. C'est la fin de l'année universitaire, ce soir-là, le professeur rapporte chez lui les dissertations de ses étudiants, ne se doutant pas du danger qui le guette. Une de ses étudiantes parmi les plus douées, et dont le père est un haut gradé de l'armée, en guise d'examen final a glissé dans sa « besace » un livre subversif signé Ievgueni Ivanovitch Zamiatine, accompagné d'une note explicative. Nous sommes au début des années 1930, Joseph Staline est au pouvoir et a établi une dictature personnelle. La délation bat son plein, chacun se méfie de jusqu'à son ombre. Dès 1921, le livre de Zamiatine, Nous autres, est censuré par le régime soviétique, son auteur a dû s'exiler en France où il mourra dans la misère.

Terrorisé, aidé de vodka et de cigarettes, sécurisé par l'absence momentanée de sa femme, Setotchkine lira l'ouvrage, nous fera part de son mariage désastreux avec une de ses anciennes étudiantes, de quatorze ans de moins que lui. Son parcours d'homme timide, introverti, son retour de la Première Guerre en 1918. Usant d'introspection, il finira par admettre qu'il est un dissident qui s'ignorait. Le livre de Zamiatine lui a révélé d'où lui venait son obscure marginalité. Pour son bien-être mental, il aimerait le remettre à la jeune femme qui s'est permis une telle indiscrétion. Le lendemain, arpentant les couloirs et la cantine de l'université, il ne peut que constater son absence. Après bien des tourments d'ordre paranoïaque, il finira par laisser le livre dans sa besace. Plus tard, il sera arrêté pour une raison à laquelle il ne s'attendait pas. De fil en aiguille traîtresse, il sera suspecté de rébellion intellectuelle, ce qu'il admettra face à un inspecteur contaminé par l'absurdité de la machine totalitaire soviétique. Des interrogatoires exténuants, des nuits éprouvantes, enfermé dans une prison sordide, Setotchkine sera condamné à l'exil. Entretemps, il apprendra qui l'a dénoncé, qui l'a surpris dans un état d'angoisse intermittente, lui qui, solitaire, n'aspire qu'à lire Dostoïevski dans un coin de son minuscule appartement.

Roman poignant où l'intelligence des dialogues nous montre à quel point il est simple de détourner un être de ses fonctions initiales, celles qui le responsabilisent, émancipent ses choix. Simple mais aussi risqué, l'absurde étant dépeint ici dans son entièreté grotesque, impuissant à élaborer une inférence sereine, incontestable. Les entretiens entre le professeur et l'inspecteur sont d'une humanité cruelle qu'il eût été rassurant de démonter, imitant en cela le père de l'étudiante, qui se rallie secrètement à la cause désespérée de Setotchkine, intervenant jusqu'à son départ en exil, au nord du Kazakhstan. Étonnamment, on a ressenti que les hommes de cette histoire, se situant à une époque peu éloignée de la nôtre, étaient empreints d'une fatidique lassitude morale, comme s'ils attendaient qu'une chose trop lourde allège leur fardeau. Il est impossible que l'inspecteur Piatakov, interrogeant habilement Setotchkine, n'ait pas envié le philosophique raisonnement de ses propos. Ramené à ce qu'il est devenu, confronté de temps à autre à lui-même sous la forme d'un double incorruptible, on se dit que sa tranquillité d'esprit devait être enraillée par des absurdités bureaucratiques auxquelles il lui était impossible d'échapper.

Hormis l'évocation d'une Russie sous influence politique meurtrière, Sergio Kokis rend hommage à l'écrivain Ievgueni Zamiatine qu'il cite en exergue. Il avise le lecteur de la force d'un individualisme constructif, d'une solitude nourricière, ces deux conjonctures s'avérant sources d'aspirations créatrices, apprises durant les phases nombrables de liberté et non sous le joug d'une poignée d'hommes affamés de pouvoir, développant méfiance délatrice et paroles mensongères, la peur de l'autre affranchissant les pires bassesses. Une société future devant se convertir au bonheur collectif, régie par un État Unique, comme le mentionne Ievgueni Zamiatine dans son brûlot visionnaire, Nous autres, publié la première fois à l'étranger, en 1924, tôt ou tard, se pulvérise, se désagrège.


Un petit livre, Sergio Kokis
Lévesque éditeur, Montréal, 2016, 224 pages



mardi 1 mars 2016

Le champ magnétique de l'amour ****

Hiver inévitable malgré quelques sursauts de tiédeur en décembre. Neige grise en ville, neige blanche dans les campagnes. Les arbres du parc dégoulinent de larmes glacées, les écureuils panachent leur queue, s'en recouvrent le museau. Les canards de l'étang ne seront de retour qu'en mai. Le temps de mourir d'ici l'éclosion des fleurs, le friselis des pelouses. En attendant de cligner des yeux face au soleil bienfaisant sur la peau, on commente le roman de Sean Michaels, Corps conducteurs.

C'est une vie légendaire que nous propose le jeune écrivain. Celle de Léon Termen, inventeur du thérémine, premier instrument de musique électronique. En fait, il se nommait Lev Sergueïevitch Termen. Né en 1896 à Saint-Pétersbourg, il relate son histoire exceptionnelle à bord du bateau qui le ramène en Russie. Séquestré dans sa cabine, il s'adresse à la femme aimée, la plus grande interprète de thérémine, Clara Rockmore. Amour à sens unique qui nourrira le génie de Léon Termen, ingénieur touche-à-tout fasciné par l'électromagnétisme, les effets de l'électricité. Il ne vivra qu'à travers des prismes sonores d'inventivité, de torpeur amoureuse, de crédulité insouciante envers ses semblables.

Si Termen ne croyait pas au destin, sa vie s'en imprégna, les circonstances historiques et sociétales le façonnant pour le meilleur et pour le pire. Il visita l'Europe, retourna en Russie où il inventa le thérémine. Il présentera son instrument à Vladimir Ilitch Lénine, alors au pouvoir, qui s'en éprendra. Grâce à ce dernier, lors de tournées et de conférences, il démontra au peuple russe les capacités étonnantes de cet instrument. À Berlin, il a fait la connaissance d'un homme suspect, Pash, qui aura une influence compromettante sur lui. L'homme deviendra son agent, son gérant. Ensemble, ils partiront en Amérique, où peu de temps après leur arrivée, la presse internationale louera les découvertes de Termen, qui séduisent les hommes d'affaires, les industriels, les musiciens, les compositeurs. Ébloui mais lucide, Termen se rend compte que les artifices environnants ne lui suffisent pas. Il est un chercheur, pas un mondain. Pourtant, il sera adulé, sollicité pour son génie, estimé pour son charisme. Sa vie est une fête qui se déroulera pendant onze ans. Il ouvrira le premier studio Thérémine à New York, qui sera fréquenté par des danseurs, des compositeurs célèbres et, lui, Termen, vautré dans ses bocaux pleins d'écrous, de boulons, de tournevis. De câbles, de matériel électrique. Il fera la connaissance de Clara Rockmore, la femme qui deviendra son unique amour. Plus tard, elle refusera de l'épouser. Lors d'un concert, il apprendra son mariage. Brisé, dépité, il épousera la danseuse noire américaine, Lavinia Williams.

Pendant ce temps de fastes, le piège se resserre. Pash a disparu, deux hommes, à figure patibulaire, Karl et Karl, donnent rendez-vous régulièrement à Termen dans un « casse-croûte » anonyme. S'ajoute à ces sournoises menaces, le crash de 1929 qui secouera l'Amérique. RCA, qui a signé avec l'ingénieur une entente de commercialisation du thérémine, change ses plans. Plus tard, quand il sera accusé de plagiat par la De Forest Radio Company, RCA retirera les thérémines du marché. Lénine est mort, Joseph Staline lui succède, Termen sera sommé de rentrer expressément au pays. Il devra abandonner ses biens, au point que ses amis croiront qu'il a été assassiné. Même Lavinia, sa femme, à la suite de démarches dans les ambassades, n'aura plus de ses nouvelles.

Le livre étant une sorte de biographie libre, l'auteur ayant prêté à son personnage des rôles fictifs, nous débordons de sa teneur pour entrer dans la terrifiante odyssée qui attend Lev Sergueïevitch après son arrivée à Léningrad. Très vite, il sera convoqué dans les bureaux du NKVD, interrogé avec une violence psychologique insensée qui lui fait avouer ce qu'il n'a jamais été : un espion à la solde des États-Unis. Condamné à huit ans de goulag, il connaîtra l'humiliation, la famine, entouré de dangereux criminels. Après plusieurs mois de souffrance inhumaine, son ingéniosité de savant lui vaudra d'être rappelé à Moscou. Enfermé avec d'autres scientifiques dans une charachka, laboratoire surveillé par la police secrète du Kremlin, il inventera le système d'écoute Bourane, précurseur du micro-espion laser, utilisé pour espionner les ambassades européennes à Moscou. Après sa libération, en 1947, il continuera ses recherches. Deux ans avant sa mort, en 1993, il se rendra à New York pour, une ultime fois, revoir Clara Rockmore.

Roman magistral où les péripéties se chevauchent, renouant avec une époque aujourd'hui révolue. Les folles années du début du XXe siècle. La Seconde Guerre mondiale balaiera la facilité frivole commune aux grandes capitales. Années extravagantes — celles aussi de la Prohibition — qui ne pouvaient durer sans que la tragédie humaine ne les saccage. Époque qui a servi le génie de certains hommes, comme le fut Léon Termen, admiré par une société qui, au fond, lui ressemblait, le soustrayait aux responsabilités auxquelles il n'a su faire face, ce qu'avait pressenti Clara Rockmore, malgré sa jeunesse. Les temps forts du roman, sinon électrisés, conduisent le lecteur vers des fins plausibles qui n'en sont pas, le thérémine passionnant les musiciens contemporains.

L'excellence de la traduction par l'écrivaine Catherine Leroux est à souligner. Le dynamisme de l'écriture, orchestrée par Sean Michaels, retentissant dans les airs, si chers à Lev Termen, sa vie ayant été un souffle brûlant s'appesantissant sur les êtres et les choses qu'il approchait. Catherine Leroux, avec virtuosité, s'est faite la fidèle interprète de ce roman biographique fascinant.

Cette première œuvre a valu à Sean Michaels le prestigieux prix Giller.



Corps conducteurs, Sean Michaels
Traduction de l'anglais par Catherine Leroux
Éditions Alto, Québec, 2015, 392 pages