jeudi 14 avril 2016

Un homme à la dérive ***

Cette entre-saison n'est plus tout à fait l'hiver, ni tout à fait le printemps. Le temps qu'on le mentionne, le soleil se montre, le vent chasse les nuages. Ce répit nous fait penser au livre qu'on a terminé de lire, ce qui est la moindre des choses quand on a partagé des heures palpitantes avec des personnages si proches de ce que nous sommes. Nous et les inconnus qui s'agitent dehors. On commente le premier roman de Marie-Christine Boyer, Farö.

Sur l'île d'un pays nordique imaginaire, Farö, ancien journaliste, qui vit depuis une dizaine d'années sur ce bout de terre envahie par l'eau, se remet en question quand arrive chez lui son meilleur ami, Milosh. Il est accompagné de la fille de Farö, Sakia, dix ans, que ce dernier ne connait pas. L'homme a eu une histoire d'amour échouée sur ce magma de terre et d'eau. Il a aimé une femme, Turit, qui l'aimait mais qui s'est lassée. Enceinte, elle est partie accoucher en ville, n'est jamais revenue. Deux ans plus tard, elle a choisi d'être enterrée dans la petite ville qui jouxte l'île. Silofjord. Depuis qu'un terrifiant naufrage a chassé les habitants de l'île, Farö y a trouvé refuge, employant sa solitude à dresser des digues, empêchant la mer d'envahir son territoire. Manière de ressasser son désespoir, qu'il entretient solidement, plongé dans le regret des choses qui n'ont pas été. Auraient pu être, est-il convaincu. Nous ne savons trop pour quelles raisons précises se défait un couple sur le point de se briser. Certains s'expliquent, certains se taisent, s'épient, comme l'ont fait Farö et Turit. Décomposition du sentiment amoureux, tari à même sa source.

Quand Milosh débarquera sur l'île avec Sakia, Farö décillera son regard vers les êtres qui résident sereinement dans les petites villes alentour. Ne se rendant pas compte qu'il est redouté parce que vivant seul dans un lieu indomptable. Ce sont ses fidèles compagnons, des pêcheurs, des montagnards, qui lui feront prendre conscience des nécessités de la ville, le persuaderont que l'île est hantée par les noyés d'hier et d'aujourd'hui. Une autre île, Kaljä, moins sauvage, a recueilli de nombreuses familles de pêcheurs, est devenue lieu de villégiature. Milosh et Sakia repartiront. Farö n'aura qu'un désir, les rejoindre, ce qu'il ne fera pas, une mission imprévue s'offrant à lui, atténuant bien des erreurs. Des peines.

Les saisons battent le rythme du temps qui passe, celui des marées qui régule et manœuvre les agissements de l'insulaire. Il n'a jamais possédé une montre, nous renseigne l'écrivaine, ce qui ne surprend pas le lecteur, Farö étant trop encaqué dans son obsession d'avoir négligé Turit, de l'avoir perdue par sa faute. Lui, Farö, s'est toujours mesuré à des défis surhumains. Prendre possession de l'île, la partager avec les cerfs, le sanctuaire d'oiseaux. Construire les barrières. Surveiller le phare. Se fiant enfin à la bonté des hommes et des femmes qui le considèrent, il mettra bientôt un terme à sa réclusion îlienne.

En lisant ce premier roman, on a eu l'impression que le personnage central en était l'île. Que les hommes et les femmes gravitaient vers ses ressources marines, agissant selon son calendrier saisonnier. L'eau magmatique, la terre nourricière. Le vent et ses saccages. Agrégat bouillonnant désirant reprendre ses droits, faire fuir ceux et celles qui seraient tentés de s'y installer à demeure. Sur l'île, « la frontière du rêve se fondait dans la brume. » Évanescence d'une femme inconnue qui apparaît de dos, comme si l'île se faisait réfractaire ou séduisante. Une marionnette à double visage la personnalise...

Histoire singulière, la mer, dominatrice, intervenant peu dans les romans lus récemment. Cependant, on a été dérangée par la trop grande retenue de l'écriture bellement maîtrisée, au détriment des émotions, insufflant aux protagonistes une certaine froideur que leur rôle tragique, ici, contredit. Récit davantage axé sur la gestuelle et sur la parole, que plongeant dans l'intériorité des âmes touchées par les humeurs colériques de l'île.


Farö, Marie-Christine Boyer
Éditions Triptyque, Montréal, 2016, 140 pages








lundi 11 avril 2016

Quand l'enfance nous est contée ***

On se perd dans les rêves que nous proposent les livres qu'on découvre selon nos choix éditoriaux. On doit beaucoup aux attachés de presse qui nous font part de leur " coup de cœur ". On en tient compte parce qu'ils sont des lecteurs avertis. Des auteurs nous sont inconnus, surtout ceux et celles qui publient un premier livre. Grâce à la confiance que les relationnistes nous accordent, le rêve se fait réaliste ou romantique. On les remercie de tant de complicité littéraire. On commente le premier livre de Caroline Paquette, Le monde par-dessus la tête.

Trois novellas qui, dans la foulée de la production de l'hiver-printemps, nous avaient échappées. Grâce à l'insistance professionnelle de l'attachée de presse, elles nous sont parvenues pour le meilleur de notre lecture. On a fait la découverte d'une jeune auteure qui manie les mots avec une efficacité surprenante, ce qui est rare de nos jours où tant de livres devraient rester à leur état initial, planqués au fond d'un tiroir. Trois histoires sous le signe des saisons : hiver, automne, printemps. Deux adultes trentenaires, Manuel et Vicki, analysent ce qu'a été leur enfance quand ils avaient environ cinq et six ans. De loin, ils observent le jeune garçon et la petite fille qui, chacun de son côté, essaie de comprendre les adultes, leur univers enfantin se limitant à la famille. Parents, frères et sœurs. Manuel se souvient d'un Noël chez une de ses parentes. Il y a là cousins et cousines, oncles et tantes, avec qui il faut partager ce temps sonore du " party " de Noël. Manuel est perdu parmi ces proches qui semblent  l'ignorer, le repousser. Heureusement, il a sa mère qui pourvoit à sa moindre inquiétude, à son angoisse. Il n'a qu'une hâte, rentrer chez lui. Mais survient une tempête qui contrariera le désir de Manuel : la famille devra dormir chez la tante. Nuit éprouvante où les grandes personnes continueront leurs excentricités. L'alcool, les cigarettes, la musique, les danses, transformeront les visages familiers en masques méconnaissables. Les voix se dilueront en de tonitruants ricanements. Monde interdit aux enfants qui doivent aller dormir...

Les deux autres récits sont perçus par Vicki, adulte. D'abord à l'automne, où elle se liera avec Romane, un peu plus âgée qu'elle, « imprévisible, forte en tout [ ... ] des sursauts pleins d'audace et d'effronterie. » Celle-ci a des frères bruyants que les fillettes regardent jouer de loin. Vicki est une enfant réservée, souvent « dans la lune », qui se plie aux désirs impérieux de son amie. Peu à peu, Romane se lassera d'elle, parce que trop intériorisée, trop inquiète, indécise. Romane rejoindra ses frères, leurs jeux convenant mieux à « sa nature remplie de vigueur ». Une fillette, Maureen, qui attisera le questionnement jaloux de Vicki, s'insère au centre de leur monde, édulcorant leur amitié. La sensibilité de Vicki vaut au lecteur des points de vue poétiques sur la nature à l'automne, les flaques d'eau. Sur les objets, les personnes qu'elle aime. Sur les extravagances de Romane, qui agit sous les yeux admiratifs de sa compagne. Après l'intrusion de Maureen, Vicki, si petite, se rendra compte que son amitié pour Romane était insaisissable, trop fluide, telle l'eau d'une rivière. Jetant un œil compassé sur elle-même, Vicki conviendra que sa capacité au rêve, enrubannée d'émerveillement mais aussi d'impuissance, a élargi sa vie, renforcé un rêve ininterrompu.

Le troisième récit, toujours narré par Vicki, nous emporte en avril, vers un printemps frileux. La petite fille a six ans et demi. La mère, omniprésente dans les trois novellas, nous rappelle son rôle prépondérant à l'époque où l'auteure situe ses histoires. Vicki tombe et se blesse au menton, se retrouve à l'hôpital avec son père, des points de suture s'imposent. L'incompréhension des enfants à l'école. Leur cruauté face à la différence, même infligée par une blessure. Plus tard, la ruse d'une fillette solitaire pour enfermer Vicki et sa jeune sœur dans la remise de sa maison. Le chapeau de cow-boy prêté par Romane. Le raccourci avec elle pour aller à l'école. Les maux d'oreilles, le capuchon qu'elle doit garder sur la tête, déclenchant les railleries hilares des enfants dans l'autobus. Perceptions plus intimistes de l'enfance de Vicki où le père, complice, prend soin de son épouse et de ses filles.

Ce qu'on a aimé du livre. Le recoupement habile d'un texte à l'autre avec divers protagonistes, la lucidité aiguë des deux enfants portée sur eux-mêmes, sur les êtres qui partagent leur vie sans vraiment la cerner. L'écriture poétique et ses trouvailles — « l'enfance prend des chatoiements de vitrail » —, l'intensité décrivant à différentes saisons le décor nécessaire à l'enfance pour qu'elle y invente ses points de repères. Ce qu'on a moins aimé. Le ton uniforme de Manuel et Vicki, adultes. Un homme et une femme n'emploient pas un langage identique pour dépeindre des émotions ou sensations. L'exaltation palpable de la narration quand l'auteure, trop souvent, prend l'ensemble du monde à témoin. Les comparaisons à la limite de la morale avec les parents et les enfants, trente ans plus tôt. Ces évidences deviennent agaçantes.

Ce sont là des confusions perceptibles que l'éditeur aurait dû éviter, cette écrivaine en herbe talentueuse ne pouvant qu'englober le thème exigeant de trois histoires se combinant entre elles, l'enfance se reflétant dans la maturité qu'elle greffe dans la mémoire abîmée des adultes.

Le communiqué de presse nous informant que Caroline Paquette prépare un roman, on se tiendra au courant de sa parution, qu'on lira avec l'attention que mérite tout écrivain prometteur. 


Le monde par-dessus la tête, Caroline Paquette
XYZ éditeur, Montréal, 2016, 246 pages