Il arrive dans notre vie, que nous aimions follement deux ou trois personnes, jusqu'à vouloir tout remettre en cause pour cet homme, pour cette femme. Cela ne dure qu'un temps, peu à peu, le sentiment amoureux s'altère, la déception, nous le savons, ne venant que de nous-même. Le danger illusoire de hausser la personne aimée sur un piédestal. Le héros de quelques mois tombe à terre, tel un dieu vénéré se brise quand il chute. On parle du roman de Lise Tremblay, L'habitude des bêtes.
Ce n'est pas un livre où les bêtes ont la parole, loin de là. Ce sont les humains qui la prennent pour signifier ce qui les tourmente au point d'abandonner la ville, comblant de réminiscences amères leur solitude campagnarde ou forestière. C'est le cas du dentiste Benoît Lévesque qui, du jour au lendemain, s'est défait de son arrogance égocentrique, s'ingéniant à comprendre ce qui l'avait rendu aussi détestable. Il n'avait qu'une passion, la chasse. Du haut de son hydravion, il dominait non seulement la forêt, les lacs, mais aussi ses territoires personnels qui n'étaient autres que sa femme et sa fille. Peu à peu, le dégoût l'a fait atterrir, sauf qu'il était trop tard. Sa femme avait demandé le divorce, sa fille, en proie à des désordres caractériels, lui avait rabâché qu'elle ne « désire être rien », « ne veut rien qui dépasse », au point de se faire enlever les seins. Elle a trente-deux ans. Le narrateur, depuis plus de vingt ans, a choisi de vivre aux abords d'un village du Saguenay, s'est lié d'amitié avec Rémi, sorte d'ermite, homme à tout faire, qui, jeune adulte, avait repris la ferme de ses parents, l'a revendue, se contentant d'élever des poules. Il vit avec sa sœur, n'aime pas les étrangers. Même ceux qui ont bâti un semblant de vie confortable, proches du village depuis de nombreuses décennies. Ces étrangers ne comprennent soi-disant rien aux relations parfois tendues qui s'instaurent entre villageois. Il y a aussi Mina, octogénaire, qui, elle aussi s'est retirée, après avoir divorcé et tenu le dépanneur, rendez-vous des chasseurs. Elle a passé ses hivers en Floride, ne souhaite plus qu'un seule chose, mourir dans son chalet branlant, qu'entretient Rémi. Le narrateur a un vieux chien, Dan, atteint d'un lymphome, il a peu de temps à vivre. Le lecteur fait connaissance de la vétérinaire, Odette, qui le soigne. Proche de la retraite, elle essaie de se convaincre que la vie est encore belle. Pour ce faire, elle boit trop.
Si on a énuméré cette panoplie d'humains, c'est qu'ils gravitent presque journellement autour du dentiste Lévesque. De temps à autre, ceux-ci se laissent aller à quelques confidences d'ordre privé. Mais ce jour-là, Rémi lui annonce que Mina a vu un loup, au grand dam de « la gang d'en bas. Pendant la chasse, ils deviennent fous. » Il y a ceux qui protègent les loups, ceux qui rêvent de les abattre. Dualité qui divise les villageois, les loups étant par instinct l'ennemi de l'homme. Les frères Boileau, qui font la loi sur la montagne depuis toujours, tenteront d'organiser une battue pour éliminer les prédateurs qui déciment les orignaux. Conflit servant d'habile prétexte pour faire part au lecteur de la complexité des êtres. Tous, dans ce roman, vieillissent avec la peur de mourir. Les déceptions de l'amour. L'inéluctable victoire de la mort. C'est de ce conflit, mené de main de maître par Lise Tremblay, que le roman tire son importance. Elle nous met constamment face à notre petitesse, comme le sont les protagonistes qu'elle manipule avec adresse, leur inculquant à chacun et chacune, un brin de philosophie nourrissant leur existence. Des rencontres paisibles s'ajusteront au remords, dénoueront des malaises, l'écrivaine concluant que les choses les plus communes finissent par s'apaiser après s'être disloquées au fond de notre conscience blessée. Le monde extérieur possède ses leurres, celui à l'intérieur de nous, ses incertitudes. Comme si la mort d'un chien aimé témoignait de la précarité de nos sentiments. Après, il est trop tard. Le narrateur a perdu ce qu'il pensait lui être le plus cher au monde, son chien, alors qu'il avait négligé sa femme, maintenant apaisée auprès d'un homme différent, se désintéressant de sa fille, victime d'un diagnostic erroné. Là encore, il sera trop tard pour renouer avec la jeune femme. Il se rendra compte que lui aussi mourra, solitaire et faillible. Ne pouvant changer le cours des événements.
Le roman s'ouvre avec la fille du dentiste Benoît Lévesque, se referme avec elle. Entretemps, hommes et femmes auront tremblé, appréhendé, ne se fiant qu'à leur passé, se disant peut-être qu'ils auraient pu mieux faire. Hébétés que les années les aient marqués sans point de non-retour. Les bêtes, ici, chien et loups, s'entrecroisent au-delà des exigences des humains, qu'ils soient prédateurs ou apprivoisés. À travers cette histoire de loups réfugiés dans la montagne, le village continue à vivre, mettant en scène quelques individus eux-mêmes égarés dans un dilemme humain, sans fin, quand il s'agit de se réconcilier avec ceux qui seront toujours étrangers. Le loup ne l'est-il pas lui-même ? Malgré tout, et c'est heureux, une sorte de béatitude plane dans ce récit, les personnages nommés ayant trouvé quelque porte de sortie même si de temps à autre, elle ne manquera pas de claquer, quand le doute s'infiltrera par grand vent, porteur d'un message trompeur. Pour avoir lu l'œuvre de cette écrivaine, honorée de plusieurs prix littéraires, on connait l'écriture sobre, efficace, sans fioritures, qu'elle utilise pour narrer des récits bondés d'événements insolites que les gens fomentent, bravant la modernité suspecte des grandes villes. Roman qui se lit d'un souffle, avec, peut-être, à ses côtés un chien de bonne compagnie, docile et fidèle.
L'habitude des bêtes, Lise Tremblay
Éditions du Boréal, Montréal, 2017, 165 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 29 janvier 2018
lundi 22 janvier 2018
La souffrance comme dernier recours à survivre *** 1/2
Dans Facebook, comme dans la vie, des chefs de file, hommes et femmes, tiennent à jour la continuité d'échanges ou de partages qui alimentent une virtuelle amitié, en discutant d'anecdotes plus ou moins généralisées. L'air du temps, la teneur des livres, les arcanes de la politique. Divers sujets qui offusquent, qui font rire, telles des discussions sur la qualité de la langue française, de son évolution. Il y a toujours des pour et des contre jusqu'au moment où on se rend compte que ce n'était qu'un petit tour et puis s'en vont... On a lu le roman d'Éric Simard, Martel en tête.
S'il est vrai que nous sommes peu conformes à l'image bien souvent paisible que nous présentons à nos comparses, une fois encore, un écrivain nous l'a prouvé en écrivant une histoire insolite, si peu en accord avec ce qu'on connaît de son apparente personnalité. Que nous dicte notre subconscient quand nous nous laissons aller à nos démons intérieurs, ceux-là ne s'éveillant qu'à l'occasion d'un rendez-vous hors du commun ? Telles les maladies que notre corps engrange, ne se manifestant que lors d'un déploiement intempestif de nos invalidités.
Après avoir lu le récit que nous propose Éric Simard, on s'est posé une question qui n'a abouti qu'à une chronique succincte, traitant du parcours d'une femme qui, de sa naissance à sa mort, n'a pensé qu'à se détruire sans avoir, au passage, éliminé plusieurs de ses semblables. Où commence l'horreur, où se termine la tolérance que nous portons aux agissements de certains êtres, contaminés par le mal duquel nous parlons sans toutefois en réaliser la réelle portée ?
Donc une histoire dure comme un diamant, pathologique serait plus enveloppant pour discerner les causes morbides qui agissent sur la narratrice, causes incompréhensibles à un esprit équilibré. Mais là encore, la valeur des mots semble minimiser le comportement haineux de cette femme, décortiquant ses actes et ses préjudices année après année. Elle s'est mariée, a été mère, a aimé, a haï jusqu'à la folie. A tué, pensant que le crime adoucirait sa rancœur. Elle veut vivre seule, ignorant qu'elle l'est depuis longtemps, depuis qu'une confusion hautement maladive a cerné son cerveau, son corps. Comment s'aimer dans pareil désastre mental ? Son corps se désagrège. Son esprit se disloque. Les médecins emploient les grands moyens, essayant de juguler la tentaculaire, morbide passion qui la brûle jusqu'à l'os. Elle est enfermée, ceinturée, anesthésiée. Lobotomie physique et mentale. Rien n'y fait. Quand elle revient à elle, la narratrice retombe dans ses affres habituelles qui la dévorent, annihilent ce qu'elle espère d'elle-même. Jusqu'au jour où une petite fille ne cessera de la visiter, la narratrice piégée dans un état d'enfance tronquée, qu'elle devra payer de sa vie. La petite fille s'avère-t-elle un miroir de l'enfant qu'elle a tué hors et à l'intérieur d'elle-même ? Du remords qu'elle ne peut nommer, trop engoncée dans ses travers dramatiques ? Tout dépasse cette femme, le décompte de ses années entre dans une phase de mort sursitaire, de rires déments, de désorganisation subversive. La jeune inconnue l'entraînant vers des dérives où se débattre ne servirait qu'à se noyer, à s'étouffer dans des spasmes violents, hors de toute accalmie libératrice. Cette fillette, qu'elle ne veut plus rencontrer, elle en a peur, a très bien saisi qu'il est temps de régler des arriérés mortifères, aujourd'hui âgés de soixante-dix ans, l'âge de la vieille femme. Sentence d'un ange démoniaque.
C'est un roman qui fait un énorme bruit en soi. Tonitruant. On est ressortie de cette atmosphère glauque, pénétrée d'une sensation d'impuissance face à la souffrance étreignant cet être humain. On ne sait trop si la personnalité féminine de la narratrice intervient comme élément déclencheur de haine ou d'amour. Échapper peut-être à ce qu'il lui est impossible de devenir, une erreur génétique ayant été commise au niveau d'une improbable identité. Rébellion du sexe ? Marque au fer rouge d'un événement tragique toujours dissimulé ? Le corps et l'esprit se confondent au cours d'une procédure dysfonctionnelle qui n'engage que la narratrice, constamment en bagarre folle avec un jumeau ou une jumelle, comme si avorter de l'un ou de l'une eût été le seul moyen de tuer l'anomalie déstabilisant cette femme qui, à la fin de sa vie, ne se révèle qu'en l'état embryonnaire.
À lire absolument, en laissant de côté le conformisme de nos vies confortables, dénuées de tout sens immoral, de tout désordre physiologique. Suffisamment pour s'interroger sur la précarité de nos contre-courants.
Martel en tête, Éric Simard
Les Éditions du Septentrion
Collection Hamac, Québec, 2017, 160 pages
S'il est vrai que nous sommes peu conformes à l'image bien souvent paisible que nous présentons à nos comparses, une fois encore, un écrivain nous l'a prouvé en écrivant une histoire insolite, si peu en accord avec ce qu'on connaît de son apparente personnalité. Que nous dicte notre subconscient quand nous nous laissons aller à nos démons intérieurs, ceux-là ne s'éveillant qu'à l'occasion d'un rendez-vous hors du commun ? Telles les maladies que notre corps engrange, ne se manifestant que lors d'un déploiement intempestif de nos invalidités.
Après avoir lu le récit que nous propose Éric Simard, on s'est posé une question qui n'a abouti qu'à une chronique succincte, traitant du parcours d'une femme qui, de sa naissance à sa mort, n'a pensé qu'à se détruire sans avoir, au passage, éliminé plusieurs de ses semblables. Où commence l'horreur, où se termine la tolérance que nous portons aux agissements de certains êtres, contaminés par le mal duquel nous parlons sans toutefois en réaliser la réelle portée ?
Donc une histoire dure comme un diamant, pathologique serait plus enveloppant pour discerner les causes morbides qui agissent sur la narratrice, causes incompréhensibles à un esprit équilibré. Mais là encore, la valeur des mots semble minimiser le comportement haineux de cette femme, décortiquant ses actes et ses préjudices année après année. Elle s'est mariée, a été mère, a aimé, a haï jusqu'à la folie. A tué, pensant que le crime adoucirait sa rancœur. Elle veut vivre seule, ignorant qu'elle l'est depuis longtemps, depuis qu'une confusion hautement maladive a cerné son cerveau, son corps. Comment s'aimer dans pareil désastre mental ? Son corps se désagrège. Son esprit se disloque. Les médecins emploient les grands moyens, essayant de juguler la tentaculaire, morbide passion qui la brûle jusqu'à l'os. Elle est enfermée, ceinturée, anesthésiée. Lobotomie physique et mentale. Rien n'y fait. Quand elle revient à elle, la narratrice retombe dans ses affres habituelles qui la dévorent, annihilent ce qu'elle espère d'elle-même. Jusqu'au jour où une petite fille ne cessera de la visiter, la narratrice piégée dans un état d'enfance tronquée, qu'elle devra payer de sa vie. La petite fille s'avère-t-elle un miroir de l'enfant qu'elle a tué hors et à l'intérieur d'elle-même ? Du remords qu'elle ne peut nommer, trop engoncée dans ses travers dramatiques ? Tout dépasse cette femme, le décompte de ses années entre dans une phase de mort sursitaire, de rires déments, de désorganisation subversive. La jeune inconnue l'entraînant vers des dérives où se débattre ne servirait qu'à se noyer, à s'étouffer dans des spasmes violents, hors de toute accalmie libératrice. Cette fillette, qu'elle ne veut plus rencontrer, elle en a peur, a très bien saisi qu'il est temps de régler des arriérés mortifères, aujourd'hui âgés de soixante-dix ans, l'âge de la vieille femme. Sentence d'un ange démoniaque.
C'est un roman qui fait un énorme bruit en soi. Tonitruant. On est ressortie de cette atmosphère glauque, pénétrée d'une sensation d'impuissance face à la souffrance étreignant cet être humain. On ne sait trop si la personnalité féminine de la narratrice intervient comme élément déclencheur de haine ou d'amour. Échapper peut-être à ce qu'il lui est impossible de devenir, une erreur génétique ayant été commise au niveau d'une improbable identité. Rébellion du sexe ? Marque au fer rouge d'un événement tragique toujours dissimulé ? Le corps et l'esprit se confondent au cours d'une procédure dysfonctionnelle qui n'engage que la narratrice, constamment en bagarre folle avec un jumeau ou une jumelle, comme si avorter de l'un ou de l'une eût été le seul moyen de tuer l'anomalie déstabilisant cette femme qui, à la fin de sa vie, ne se révèle qu'en l'état embryonnaire.
À lire absolument, en laissant de côté le conformisme de nos vies confortables, dénuées de tout sens immoral, de tout désordre physiologique. Suffisamment pour s'interroger sur la précarité de nos contre-courants.
Martel en tête, Éric Simard
Les Éditions du Septentrion
Collection Hamac, Québec, 2017, 160 pages
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