lundi 18 janvier 2021

Ville Lumière, ville d'ombres ****


 Quand on publiera ce semblant d'introduction, plusieurs semaines seront épuisées, dénonçant la fatigue de cette fin d'année, le froid ayant sur nous un effet néfaste. Seuls les jours allongeant sensiblement leur durée, nous feront tourner la tête vers une saison nouvelle qu'on souhaitera avec impatience. On imaginera notre déambulation dans les rues de la ville, à l'affût des jardins et de leurs balbutiements. On commente le récit de Laurent Gaudé, Paris, mille vies.

On a lu de nombreux livres qui évoquent la ville Lumière, embellis non seulement de mots mais aussi d'images. La ville qu'on aime entre toutes a été dépeinte sous toutes ses faces, tous ses reliefs. À travers son aspect touristique. Architectural. Paris, l'une des villes les plus visitées au monde. Mais dans ce petit livre, si grand de par sa teneur, la ville aux pierres jamais silencieuses, nous offre ses manières de s'être exprimée à différentes époques, inexplorées de notre part. L'écrivain-narrateur nous donne un magnifique cadeau en enrichissant notre mémoire, absente des événements qu'il relate pendant une nuit chaude parisienne. 

Cela se passe en juillet, le narrateur, après un séjour en province ou dans un pays étranger, sort de la gare Montparnasse, heureux de revoir sa ville natale. L'après-midi se gorge d'une douce lumière qui commence à descendre vers une nuit constellée. Soudain, sur le parvis de la gare, il entend la voix d'un homme, torse nu, cheveux en broussaille, qui se trouve à quelques mètres. En vain, il essaie de lui échapper, l'homme, négligemment vêtu, lui pose une question surprenante : " Qui es-tu, toi ? " À qui s'adresse-t-il, s'exprimant sans que son regard ne s'arrête sur une personne en particulier ? Le narrateur n'échappera pas au pouvoir de ces paroles lancinantes, comme si l'inconnu s'adressait aux étoiles, égaré dans un monde qui n'est plus le sien, entrainant le narrateur à retracer des faits dramatiques qui se sont déroulés bien avant qu'il vînt au monde. Cependant, un point de repère familial douloureux lui reviendra de suite en mémoire, la mort accidentelle de son père, tombé du sixième étage de l'immeuble qu'il habitait. Mort rattachée à la jeunesse qui se prélasse bruyamment aux terrasses des bistrots parisiens. Il imagine la condition sociale de ces jeunes, reliée à de probables situations provisoires, comme celle de chercher un travail estival, d'être " monté " dans la capitale pour étudier, pour travailler, malgré la crainte d'une existence si différente de la leur. Enthousiasme du narrateur qui, toutefois, réalise que l'inconnu du parvis ne l'a pas quitté. Invitation à poursuivre un périple lorsque la nuit tombe, que les bruits de la capitale s'estompent, que, seules, les rumeurs grondent. 

Les sortilèges que la nuit réserve à l'écrivain-narrateur, dissous dans la pluralité du temps qui lisse la mémoire, feront de lui un étrange promeneur dans un Paris qui s'est vidé de sa foule. L'écho de la musique de Saint-Saëns résonne dans ses oreilles. Le compositeur est enterré au cimetière Montparnasse, proche de l'avenue où se promène et s'interroge le narrateur. Rassembler le fouillis des époques, le grand empilement des siècles. Rassembler, mais aussi ordonner des lieux historiques auxquels il ne peut plus se soustraire. La mort du père, une fois narrée, le dirigera vers d'autres morts, toujours poussé par l'inconnu qui ne cesse de le faire avancer dans une nuit immatérielle. Les cloisons du temps se libèrent de leurs morts, jeunes, tués pour délivrer Paris, assiégée. La ville retient son souffle, capitale enviée de ses ennemis, telle une conquête abjecte. Femme de pierres jamais séduite par des hommes indignes, qui ont déclenché tant de guerres. Paris qui frémit aux moindres attouchements militaires, le narrateur se laissant aller à une magistrale poésie, démontrant, preuves à l'appui, son amour passionnel pour sa ville, ses parents lui ayant offert Paris, tel un trophée inestimable. Si le narrateur s'attendrit sur un souvenir personnel, l'inconnu le déloge de son émotion, le pousse à aller toujours vers les mystères de la ville. Nous croisons Villon, sur le point de commettre un meurtre. Il en rit, ignore encore que sa vie ne sera plus que fuite. Séquence émouvante lorsque Victor Hugo vient enterrer son fils Charles au cimetière du Père-Lachaise. Le peuple l'honore, pleure avec lui, qui a réhabilité Notre-Dame. Hugo et Villon se sont-ils croisés, l'un fuyant un meurtre, l'autre écrasé par la douleur de la perte ?

Tant de souvenirs assaillent la mémoire du narrateur à qui Paris ouvre ses écoutilles, toutes ses mémoires autant tragiques les unes que les autres. Quel Parisien se souvient du premier Congrès des écrivains et artistes noirs ? Le narrateur se souvient, listant leurs noms, se remémorant leur présence discrète à la librairie Présence Africaine, écrivains reçus par Alioune Diop qui les attend avec une « impatience gourmande ». Après la colère de Montmartre, le siège de Paris levé, l'arrivée d'un jeune poète, « jeune homme aux yeux voilés », Arthur Rimbaud, rébarbatif, envers qui Paris se refuse à s'ouvrir. Enchevêtrement du destin, Rimbaud s'en va, malgré son goût pour l'absinthe, ses soirées à discuter avec Verlaine. L'insurrection de Paris. Plus avant, l'histoire de la place des Innocents, ne sachant plus quoi faire de ses morts. Évocation délirante de tous ces squelettes, de tous ces ossements. La nuit est de couteau. La danse y règne, macabre et honteuse. Que serait cette nuit sans la nécessité d'empoigner ses ombres qui se sont engluées autour de silhouettes décrépites, sans la présence soudaine d'Antonin Artaud ? Les écrivains, les poètes, n'ont rien perdu de leur vigueur quand il s'agit de les convoquer au banquet assourdissant de leur époque. Folie du « vieux corbeau » Artaud, trainant avec lui son aile cassée. Il donne une conférence à laquelle assistent André Breton et les surréalistes. Bien plus tard, c'est le comédien Philippe Clévenot qui s'identifiera à Artaud, mêlant les époques, fidèle rigoriste au texte, à la virgule près...

Dernière marche franchie par le narrateur. Plus personnelle, plus intimiste. Les drames historiques se sont soulevés, comme Paris lui-même, éveillant sentiments et sensations de celui qui les provoque. L'inconnu a fait place à une ombre fantomatique, le lever du jour fait se rendormir les démons. Les incitateurs à la haine. L'homme-ombre n'aura plus qu'à défier d'autres amants de Paris. Le narrateur, lui, se penche vers la femme qu'il aime, lui donnant libre pensée, l'assurant de son éternité charnelle. Des morts, il a fait sa part, il est temps de rejoindre la vie, grosse de ses projets. De ses espoirs. Finie la nuit, lui susurre l'homme-ombre qui devra partir vers l'une des sept gares parisiennes, essayer d'attraper un passant... C'est sur une citation poétique, signée Ramuz que, semblable à son étrange interlocuteur, le veilleur de la nuit, Laurent Gaudé, quitte sa randonnée avec douceur. " C'est à cause que tout doit finir que tout est si beau. " 

Homme d'histoires, homme de voyages, de départs et d'arrivées dans les gares du monde entier, Laurent Gaudé nous a énormément touchée, réjouie. On l'a accompagné dans sa livresque randonnée historique, nous-même nous faisant ombre lorsque la lumière des événements s'avérait trop brûlante. Trop sanglante. Apaisement dans l'aura pénétrable du fantastique. Déambulation dans ces mille vies s'agitant derrière et devant nous. Il faudrait revisiter Paris avec des yeux ouverts sur le passé et le présent amalgamés, de telle sorte que ces morts et vivants nous accompagnent, nous prolongent.


Paris, mille vies, Laurent Gaudé

Éditions Actes Sud / Leméac, Montréal 2020, 96 pages

 

 

lundi 11 janvier 2021

S'offusquer contre les autres et soi-même *** 1/2


Presque chaque semaine, on s'étonne de la disparition d'êtres chers ou d'acteurs de la vie artistique. On oublie que depuis plusieurs décennies, ces êtres chers ne nous ont pas quittée, nous ont divertie. Avec eux, on a vieilli mais, plus jeune, on se rend moins compte de la dévastation du temps qui passe, inexorable. Nous, on continue à l'aveugle. On a lu le livre d'Anne Peyrouse, encore le temps de rebrousser chemin.  

Aucun libellé ne classant ces histoires en demi-teintes, on en a conclu que l'auteure était pour beaucoup dans l'art d'élucider la part fictive de ses histoires, masquées derrière un rideau translucide de sensations véridiques. Les siennes, conséquemment, saupoudrées d'une cuillère à thé d'un brin de provocation. On prendra donc la liberté de classer ces textes dans le genre nouvelles, celles-ci portées par une écriture directe, parfois échevelée, rarement ceintes de non-dits. Souvent pourvues d'un symbolisme qui les distingue des nouvelles classiques qu'on a l'habitude de lire. Tout d'abord, la narratrice se présente, spécifiant que depuis la nuit des temps, ou celle de sa naissance, elle a voulu devenir écrivaine. Ajoutant qu'elle a appris à lire et à écrire à l'école secondaire publique. Elle affirme que dans une école privée, elle n'aurait jamais supporté la prière du matin, de midi, et « d'autres heures barbares ». Elle a quatorze ans, se souvient d'un professeur qui dénigrait les Français alors qu'elle-même en est une. L'école s'avère une raison valable de s'encolérer contre un « laideron » qui, dans l'autobus, menace de la violer. Comme nombre d'adolescentes de l'époque, elle s'est tue, le regrette amèrement. Entrée dans le livre d'une manière révoltée. Adoucissement quand, voyageant jusqu'en Yougoslavie, elle passe une nuit dans la maison d'Ivanka, vieille femme qui lui offre un gîte peu orthodoxe, façonné de l'incompréhension du langage, de l'affirmation des gestes, de la présence des trois fils, des deux filles. Effluves méditerranéens, paprika et olives noires se répandent dans la maison aux murs fissurés, aux vieux divans affaissés. Elle repart, poursuivie du regard d'Ivanka, assise sur un banc du quai de la gare. Dans le train, sur les fenêtres, des traces de balles lui rappellent que la guerre est proche. Ce qui lui donne envie de pleurer. Larmes qui ne couleront pas quand l'écrivaine narre l'incapacité d'un enfant autiste à formuler son amour pour ses parents, les mots s'étouffent dans sa tête, se traduisent en crise. Les parents, résignés, protègent le grand corps adolescent de seize ans que l'enfant est devenu. Lui rêve au pouvoir des mots, explosant dans sa tête. Un autre adolescent, Marc, schizophrène, hurle subitement, une crise de démence contrarie le silence des murs et des fenêtres. Sa sœur, Émy, regrette la musique à fond, ses rires dans sa chambre. Complicité fraternelle, il la prévient qu'il s'est ouvert les veines. Son cas ne fera que s'aggraver, il sera enfermé entre les murs d'un hôpital où il fait semblant d'être bien, cloitré et protégé. La narratrice de ces histoires, qui débordent d'effusion, poursuit son périple détonnant vers Notre-Dame-de-Paris où dans les toilettes des années cinquante, soixante, une Madame Pipi intervenait vaillamment auprès des touristes, des promeneurs du dimanche, qui la récompensaient de pièces de monnaie internationales. C'est magnifiquement décrit, vocabulaire tranchant à l'appui, cette époque révolue guindée de souvenirs impérissables, peu appétissants pour une Madame Pipi qui rêve de voyager à travers le monde pendant qu'elle nettoie les résidus intestinaux des quidams qui vont et viennent. Mais aujourd'hui, cet aujourd'hui définissant l'incendie de Notre-Dame-de-Paris, Madame Pipi ne peut rêver de voyages, « le réel venait de la rattraper », elle doit quitter les toilettes, coupant toutes les envies. Le lendemain, l'incendie étant maitrisé, de nombreux bocaux s'empileront sur le parvis de la cathédrale, un message adressé au maire de Paris, closant la nouvelle. 

Remarquable séquence visuelle, évitant au lecteur, à la lectrice, de piétiner les lieux qu'Anne Peyrouse emprunte avec une précision détaillée, faisant intervenir des personnages qui ne font que passer, ou bien s'attardent, ne leur accordant qu'une importance relative. Les protagonistes flous, dessinés, presque, les paysages urbains ou campagnards se démarquent grâce à la férocité d'un langage qui ne laisse aucun doute sur la sensibilité exacerbée d'une talentueuse conteuse. Parfois, ces mêmes protagonistes se recoupent, comme dans la nouvelle Pilates ou zumba. L'approche psychologique nous ayant sidérée, la sérénité, manifestée par l'écrivaine, peu incluse dans l'ensemble du livre. Une jeune femme, Mylène, boit une tasse de café, le breuvage chaud scandant le récit, en attendant le réveil de son amoureux et de ses deux filles. Elle se remémore sa famille, surtout sa sœur, célibataire, aucun enfant, " mère " de trois chats qu'elle dorlote. Elle a coupé les ponts avec le frère schizophrène. La tasse de café joue un rôle prépondérant, un rôle de messagère vaporeuse, reconduisant Mylène à ses propres refus et consentements. Sa sœur l'invite à des cours de pilates, alors qu'elle préfère la zumba. Déverrouillage des corps, exaspération des esprits. Le café, qui l'imprègne, fait écho aux premiers bruits de la maison, à une de ses filles qui l'appelle. La journée commence dans les promesses d'une nouvelle année. 

Disséquer ces magnifiques nouvelles les unes après les autres serait impossible. Elles sont composées d'amour et de haine, de mots consentants, repoussés, selon les situations humaines traversant le livre. Une fille venue retrouver son père à la conduite ambiguë sortant de prison. Un enfant veut apprendre à lire pour séduire une adolescente. Les vociférations d'un sadomasochiste qui se sert d'un effet identitaire pour se souvenir, avec une rage effrénée, des humains qu'il a tués, témoignant de ses meurtres dans des calepins. C'est la laideur du monde qu'Anne Peyrouse relate pour mieux nous imprégner du mal physique ou mental qui sévit, nous menace. L'incompréhension que nous manifestons envers des êtres amochés, fer rouge incrusté dans leur cerveau à leur naissance. Ainsi la brève nouvelle titrée, Les battures. Un garçon spolié de tout amour humain, une fillette que les villageois pensent possédée. Lors d'une tempête, les deux enfants se rejoignent et s'envolent. Cela tient du conte, sans dénomination possible. Ne reste que la bonne volonté du lecteur, de la lectrice, à départager le vrai du faux. Cela contient un brin de lyrisme dans la majorité des textes qu'on a lus et prisés, desquels on a retenu une saveur palpable. La littérature, au centre de quelques nouvelles, occupe une place non négligeable, telle une signature ajoutée aux connaissances intellectuelles de l'écrivaine. Virginia Woolf, Baudelaire, Rimbaud, Tolstoï, des innommés ici, accompagnent ces fictions. Des chansons s'immiscent, leurs airs trottent dans la fumée d'événements imprévisibles, tout finissant par se dissoudre.

La dernière nouvelle semble amasser toutes les précédentes, incitant l'écrivaine, Anne Peyrouse, à se fustiger avec un humour décapant, se justifiant auprès de ses lecteurs, s'offusquant de ses dires et délires. On la laisse à ses impressions jubilatoires, on la félicite de son intensité à rameuter des mots arrondis de leur entièreté, jamais nuancés de quelque pudeur, compatibles avec sa pensée révoltée, sa confiance en elle-même, son talent imperméable à toute critique offensante. Plaisir de lecture assurée, au risque de déranger celles et ceux qui se vautrent dans le confort de mots ordinaires. On a parfois souri à ces démonstrations jouissives, prenant à témoin notre jeunesse enfuie, ses velléités dissidentes...


encore temps de rebrousser chemin, Anne Peyrouse

Éditions Hamac, Montréal, 2020, 140 pages