lundi 31 mai 2021

Camille ou l'enfance débridée *** 1/2


Celles et ceux qui pensent que le monde redeviendra ce qu'il était, s'illusionnent. Après avoir traversé une lourde épreuve, rien ni personne ne redevient comme " avant ". Les racines de la vie restent identiques, mais modifient notre manière de voir les choses telles qu'elles étaient, chambardant notre état d'esprit pour le pire ou le meilleur. Il y a les irréductible qui ne dessilleront jamais les paupières, la crainte du renouveau risquant de les blesser, ceci est une autre histoire. On a lu le roman de Kiev Renaud, Pratique d'incendie. 

S'il est vrai que les petites choses ont parfois l'envergure d'objets rares, ce livre en fait foi. Discret dans la pile de livres, celui-ci, presque minuscule, pensait tristement qu'on allait l'oublier. Il n'en a rien été, son titre à lui seul nous intriguait, nous attirait. On ne pouvait que l'ouvrir, le feuilleter, en aborder la lecture. Le contenu tramait sa propre histoire, prenant pour témoin une petite fille, mélange de Zazie et d'une demoiselle de la comtesse de Ségur. Tout d'abord, elle présente sa meilleure amie, Jeanne, qui habite à quelques minutes de chez elle. Elle narre la manière d'aller chez Jeanne, — elle, se prénomme Camille —, invente un ensemble d'événements enfantins, occupant deux fillettes qui vivent chez leurs parents, banlieusards sans histoire. Faut-il occuper une bulle d'ennui pour concevoir une vie fictive à l'âge indécis de Camille ? Indécis parce qu'elle n'a que douze ans, criblée de toutes les peurs et bravoures dues à l'enfance. Brefs chapitres, telles de courtes nouvelles, reliés les uns aux autres, chaque wagon fictif accroché à la locomotive-écrivaine qui, avec jubilation et talent, s'est immiscée dans la chair et les os de sa jeune protagoniste. La mort l'obsède, lancinante et mélancolique, blessant le corps en mutation de Camille. À douze ans, elle a ses règles, s'en enorgueillit. Mais comment s'infliger une blessure sans trop souffrir, sans en mourir, cicatrice ressemblant à un tatouage ? Née sous le signe astrologique du Cancer, elle en a la sensibilité, gardant un œil prudent sur son indépendance de fillette incomprise, pleine de bonne volonté pour se rallier à ses semblables. Elle se dit ordinaire, avoue qu'elle aime les jouets en plastique, les jeux qu'elle partage avec sa jeune sœur, Clémence. Elle a tendance à dramatiser ce qui n'en vaut pas la peine, affirme avec lucidité qu'elle doit « garder une mesure dans l'exagération » ? Maladroite sur les chemins de terre, l'eau est son élément, elle adore se baigner. Bien-être qu'une ombre fatale ronge, une de ses compagnes de classe est atteinte d'un cancer. Maladie qui lui permet d'énumérer les types de cancers, de s'offusquer d'une professeure qui conseille à ses élèves un déodorant que Camille juge cancérigène, signe une pétition affirmant que leur professeure veut les tuer. Remontrance de Jeanne qui assure Camille de son exagération.

Tout est ainsi dans ce livre ravissant. Les doutes de Camille, ses peurs soucieuses de la mort, la défection inévitable de l'amitié de Jeanne qui grandit, cherche autre chose que les phases dramatiques de son amie. Les lignes de la main révèlent à chacune de ses compagnes de classe un destin qu'elles imaginent interchangeable. Camille ne dit-elle pas qu'elle aimerait devenir un arbre pour vivre possiblement des milliers d'années ? La mort et son mystère ne la laissant pas en paix, elle ouvre un " journal de mort ". Ses impressions mortifères y seront notées, comme la crainte de ne pas se réveiller dans son lit. S'intercalent la réalité et les divagations. Sa chambre au sous-sol, l'admiration de ses amies parce que dormir dans la solitude attire les fantômes. Elle ôte les miroirs, évitant aux esprits de les utiliser comme des « portes béantes ». Ce qui est méritoire dans les agissements de Camille, c'est qu'elle est authentique, réaliste, déroutant parfois ses parents. Dans son journal de mort, elle avoue se trouver peu originale, la peur des araignées n'est-elle pas commune ? Amalgame de gravité, d'enfantillages, qu'elle dissimule derrière une apparence routinière, un comportement qui s'ajuste à celui de ses parents qu'aucune histoire malsaine ne divise. Ce couple parental n'est-il pas le modèle inconscient d'une fillette à l'imaginaire excessif, qui se défend de jouer encore avec sa sœur, mais ne peut s'en empêcher, ni d'y renoncer. 

C'est la mort accidentelle de son jeune cousin qui ébranlera ses doutes. Spectatrice attentive, elle assistera à ses obsèques, reprochera intérieurement à sa famille de ne plus s'occuper d'elle, ni de Clémence, qui a la sagesse de dessiner dans un coin pour ne déranger personne. Les points cruciaux des peurs imaginées par Camille ont été soulevés : noyade et chute. Suicide et torture. Attirance subite d'un copain d'école à qui elle n'a jamais parlé. Ce qu'elle ne souhaite pas vraiment, il faut bien épater Jeanne, qui, à treize ans, se suffit à elle-même. La mort du jeune cousin représentera le paroxysme des frayeurs de Camille. Elle joue à l'orphelinat. Chez Jeanne, elle se déguise en pauvresse, mais les parents adoptifs ne la choisissent jamais. Elle connait le deuil, jusqu'à se sentir coupable d'être en vie. 

Fiction atypique, fort plaisante à lire, qui évoque le parcours d'une fillette solitaire, la tête débordant de rêves, plus ou moins échevelés. Originale s'il en faut, Camille saura piétiner ses angoisses existentielles pour en soutirer des rivières d'eau rédemptrice, elle qui aime les éléments liquides. Comme le mentionne le titre métaphorique, les réflexions et agissements de Camille s'avèrent incendiaires, provoqués par la nécessité de vivre concrètement, chassant l'ennui qu'elle éprouve dans le rétrécissement conformiste de la vie familiale. Fiction empreinte d'une profonde observation du monde parfois désenchanté de l'enfance. Suffisamment investie dans cette période indéfinissable, l'écrivaine, Kiev Renaud, a dépeint, pour notre grand plaisir, les élucubrations d'une petite fille moderne, aux prises avec la flamme vibrante de grandir hors de son souterrain qu'a si bien su remonter une certaine Alice...


Pratique d'incendie, Kiev Renaud

Leméac Éditeur, Montréal, 2021, 110 pages

lundi 17 mai 2021

Qu'est-ce que l'Arctique quand il s'agit d'amour ? ***

 


Comme le goût des gens est surprenant et déconcertant. Il nous arrive de publier des tableaux qui, on en est certaine, sauront plaire. Or, on ne sait quel désagrément occulte se produit, le tableau en question inspire peu d'attrait, il reste inerte, les regards aussi. L'inverse est valable, au point de n'y rien comprendre. Dans l'un ou l'autre des cas, on a seulement envie d'aller voir de près la nature qui se déploie en liesse ! On a lu le roman de Felicia Mihali, Une nuit d'amour à Iqaluit. 

Pour pénétrer dans cette nuit d'amour qui a duré plusieurs mois, il faut bondir vers l'arrière, présenter la narratrice qui n'est autre que Irina, la protagoniste de La bien-aimée de Kandahar, roman publié aux Éditions Linda Leith, en 2016, signé de la même auteure. Après avoir correspondu avec un sergent canadien, en mission en Afghanistan, Irina apprend qu'il a été tué dans une explosion. Dix ans plus tard, Irina, enseignante au Québec, encore meurtrie par la mort du sergent, a accepté un poste à l'école française de Iqaluit, au Nunavut. Notre propos n'est pas de nous attarder sur le rôle d'Irina dans le précédent roman mais de la situer dans ce nouveau récit. Quand elle arrive à l'aéroport, personne n'est là pour l'accueillir, ce qui nous vaut des pages instructives sur l'île de Baffin, sur Martin Frobisher, premier Blanc à avoir officiellement abordé l'île. Peu à peu, Irina s'intégrera dans une nouvelle culture, désarçonnée par les habitudes de ses élèves, l'école faisant partie intégrante de la famille. Elle nous fera part aussi de son étonnement quand elle découvrira que l'école française suit le programme scolaire anglophone, celui éducationnel de l'Alberta. Une vieille enseignante, doyenne du groupe, avec qui elle doit user de diplomatie, lui apprendra moult faits sur l'Arctique, qui renseignera le lecteur sur ce morceau de terre canadienne. Irina fera la connaissance de ses élèves avec force détails, mais s'intéressera particulièrement à une fillette inuite de dix ans, Eli Ivalu. L'enfant, pivot de l'action, tourne autour de son comportement scolaire et familial. De l'oncle à qui elle a été confiée, la fillette résidant chez sa grand-mère, de son père, demi-frère de l'oncle, s'étant remarié après le suicide de la mère d'Eli. L'oncle est un Blanc, Liam O'Connor, policier de la GRC, au passé encombré, qui tombera amoureux d'Irina, celle-ci hésitera à répondre à ses avances, se souvenant qu'elle enseigne dans ce bout du monde pour un temps déterminé, s'inquiétant des rumeurs malveillantes des habitants. Mais attendrie par la gentillesse attentionnée de l'homme, elle se laissera séduire. Une histoire amoureuse, sexualisée, se tissera entre eux bien qu'un malaise les fera se tenir sur leurs gardes. Les intentions de l'officier de police ne sont pas innocentes, il connait les antécédents d'Irina, alors qu'elle ignore tout de lui, de sa vie tumultueuse. Il faudra traverser bien de vitales péripéties concernant Iqaluit avant d'en arriver à une explication décisive. La solitude menaçante, la condescendance de ses collègues, le climat saisonnier, — froids extrêmes, bourrasques meurtrières — alimentent le séjour d'Irina, la fait aller entre ses élèves et ses découvertes de la petite ville qu'elle habite, prisant les conditions de vivre des femmes inuites, les hommes faisant confiance à leur connaissance des frontières maritimes ou terrestres. Si des légendes subsistent sur ce morceau inhospitalier de la terre, elles sont mises à mal par le regard aigu d'Irina, par son jugement pragmatique, souvent accru par ses lectures. Le temps des igloos est bel et bien révolu.

La mère d'Irina, déjà dépeinte dans le précédent roman, joue un rôle prépondérant dans les décisions de sa fille. Elle vit à Montréal, a acheté un appartement à celle-ci pour l'avoir plus proche d'elle. Irina lui avouera sa liaison avec Liam O'Connor, d'origine irlandaise, la mère et la fille étant d'origine roumaine. Mais dans ce bout du monde rébarbatif, on a l'impression que les origines cèdent au contact de l'être humain, le froid intense, la nuit polaire, s'avérant les ennemis contre lesquels l'apprentissage de la survie devient indispensable. On ne perd pas de vue Eli qui s'impose comme une fillette intelligente, indisciplinée, son équilibre mental malmené par la mort tragique de sa mère, le remariage de son père, les absences professionnelles de son oncle. Le grand souci d'Irina étant que l'adolescente n'apprenne pas sa liaison avec l'oncle. D'une sensibilité exclusive, Eli, encore trop jeune, ne comprendrait pas cet attachement, alors qu'elle fait beaucoup pour s'approprier Irina à ses seuls enseignements, comme celui de tricoter...

Roman dense duquel on ne peut tout relater, bardé de personnages moroses, exacerbés, mais dont la finale aboutit sur une scène de tendresse. Irina et Liam, accompagnés d'Eli, sont partis dans la toundra ramasser des baies gelées. Liam laisse entendre qu'il ira à Montréal, faire la connaissance de son futur fils, après le départ d'Irina vers la civilisation urbaine... Une histoire amoureuse complexe et captivante, se solidifiant dans un lieu peu commun, deux mortels consolidant rarement leurs sentiments sur une île tributaire de températures insupportables, ou rêver sous la nuit polaire. Cependant, pour que ce roman ait comblé toutes nos attentes, il aurait fallu resserrer le récit, trop bavard, affadissant les propos passionnés de Liam O'Connor, édulcorant la confiance d'Irina lorsque son partenaire éclaircit un mystère qu'elle avait déchiffré. Un travail éditorial plus soigné aurait apporté une rigueur soutenue à cette fable, sortant hors des sentiers battus. Des digressions trop longues dépeignant les fresques historiques, qui ne justifient aucunement ce manque de discipline littéraire. Si on a apprécié le contenu atypique de cette fiction, on regrette de s'être lassée de trop d'abondance stérile, ne nous laissant pas le plaisir de découvrir ce qu'il aurait suffi de justesse pour faire de ce livre une œuvre percutante...


Une nuit d'amour à Iqaluit, Felicia Mihali

Traduit de l'anglais par Felicia Mihali

Éditions Hashtag, Montréal, 2021, 392 pages