lundi 15 novembre 2021

Incendier le passé pour qu'il renaisse de ses cendres ****


Pluie, soleil. Ciel terne qui incite à la mélancolie d'une saison sur le point de se terminer, une autre, plus sinistre, de prendre la relève. On a l'impression que ces retours imperturbables des éléments terrestres nous tiennent par le bout du nez, gouvernent nos humeurs un tantinet maussades quand une grande main céleste invisible recouvre le bleu du ciel d'une ribambelle de nuages annonciateurs de la morte-saison. On commente le roman de Claude La Charité, Autopsie de Charles Amand.

Après avoir lu ce livre, à petites doses, savourant les citations qui nous ouvrent d'étranges portes sur le décès d'un mystérieux personnage, que de questions se posent. Questions à peine discernables, comme si on était restée à l'intérieur de la fable. On a remonté le cours du temps dans un pays qui n'était pas le nôtre, ignorant le remue-ménage, parfois chuchoté, de douteuses manifestations altérées. Cela se passe en 183-, une nuit caniculaire du mois d'août, à Saint-Jean-Port-Joli. Un homme a été la proie des flammes lorsqu'un incendie s'est déclaré dans sa « misérable cabane ». Sera retrouvé son corps momifié par la chaleur. Incident banal si cet homme n'était pas le protagoniste du premier roman canadien-français, L'influence d'un livre, signé Philippe Aubert de Gaspé fils, publié en 1837. Pour notre grand plaisir de lectrice, l'écrivain et professeur universitaire Claude La Charité a cru bon d'en écrire une suite pour signifier, avec raison, combien le Québec était alors inspiré diaboliquement : sorcières, loups-garous, fictions litigieuses, appuyant nos dires. Il existait bien une littérature canadienne-française au XIXe siècle qu'aujourd'hui le Québec se réapproprie, la considérant comme son bien culturel. Piégée dans un imbroglio de suppositions, la mort de Charles Amant ne figure-t-elle pas aux sources même d'une fabuleuse énigme ? Est-il vraiment mort dans l'incendie, ou bien est-ce un meurtre, une mort surnaturelle, la victime ayant été alchimiste ? Sa femme étant décédée, sa fille mariée, il vivait seul. Avec ses amis les livres. Homme original, énigmatique, il n'en fallait pas plus, ni moindre, pour qu'une enquête soit ouverte. C'est M. T. L. B.*** désigné par le magistrat de Québec qui devra démêler cet écheveau truffé de superstitions sataniques. Le transport du corps de la victime dans la salle de dissection, à Québec, est d'une ironie drolatique qui allège la gravité morbide de l'entreprise, telle une entrée en matière, annonciatrice de faits improbables. L'enquêteur doit visiter Amélie, fille de Charles Amand, pour l'informer de la mort de son père. Il apprendra que pour obtenir la fille, son mari, médecin, avait offert au père une pile de livres dont le contenu sera dévoilé au fur et à mesure de l'enquête, révélant les goûts littéraires peu orthodoxes de Charles Amand. De la bouche du mari d'Amélie, M. T. L. B.*** apprendra aussi que Charles Amand était l'homme d'un seul livre, Le petit Albert, ouvrage de recettes infernales, qu'il butinait en pratiquant des rituels conjuratoires avec un volatile. Jusqu'à vouloir transmuer de vils métaux en argent, alchimie équivoque que seul un paysan mercantile soutient, ce que n'était point Charles Amand, l'argent ne l'intéressant que si nécessaire.

Dans ce conte jubilatoire, qui se perçoit tel un sujet de lecture contemporaine, chaque chapitre nous emporte avec M. T. L. B.*** faire la connaissance de curieux personnages, hommes et femmes, qui se sont entretenus avec le défunt, les livres gardant leur ambigüité, s'ouvrant se refermant sur bien des questions effleurées, rarement révélées, de crainte de se faire passer pour un impie. Ce que dissimule l'enquêteur, son impiété. Interrogations demeurant en l'état larvaire, les conditions de l'Église d'alors s'avérant redoutables. Que de clins d'œil ostentatoires, que de glissements langagiers alimentent les occupations de Charles Amand, jugées extravagantes, en même temps que des forces moins occultes, plus pragmatiques, régissent ses sibyllines croyances. Un meurtrier n'encombre-t-il pas déjà la route de l'enquêteur, jusqu'à le confondre ? De personnages pittoresques en personnages rationnels, on suit l'enquête de M. T. L. B.***, celle-ci, en apparence, menant à peu, mais sous ce peu, semblable au vide que la nature réfute, on pénètre dans le microcosme d'une société exacerbée, les contraintes de l'Église attisant les désirs inassouvis des humains, soit une malsaine curiosité. Ces derniers éprouvant la nécessité d'un être supérieur qui se pavane au-dessus de leur tête, comment ne pas faire intervenir le diable en personne ?  Si le corps de Charles Amant sera disséqué au plus profond de ses os cendreux, sa personnalité trouble le sera davantage, ceux et celles qui l'avaient connu lui octroyant des vertus discutables, des lâchetés inconcevables, la foule étant propice à tirer de hâtives conclusions téméraires. D'ailleurs, M. T. L. B.*** qui devra rendre compte de son enquête au magistrat et aux habitants de Québec, ne pourra qu'admettre son impuissance face au manque de preuves attestant un meurtre naturel ou surnaturel, le curé, lui, en faisant une affaire de croyance. S'entremêlent dans ce livre surprenant, qu'on a lu avec délectation, tel un conte fantasmagorique, plusieurs visages et silhouettes frelatés, pourrait-on dire, le diable se présentant parfois sous la forme d'un témoin handicapé. Celui-ci démontrant la capacité des hommes à dénoncer ce qui n'existe pas. L'imagination humaine serait-elle œuvre du diable ?

Roman à clefs, et elles sont nombreuses, énumérées généreusement par l'écrivain, qui théorise savamment sur ce que fut la vie colonisée au Québec à une époque charnière de son histoire — les Patriotes sont en scène, filigranés —, la révolte s'amplifie dans les têtes fatiguées, outragées par un État qui, interminablement, se fait le complice d'une Église rétrograde. S'insèrent parmi ces avatars d'ordre patriotique et dogmatique, la condamnation de Philippe Aubert de Gaspé père pour malhonnêteté étatique, le décès prématuré du fils, victime d'alcoolisme. C'est avec une véridique passion pour la culture universelle, dans ce cas particulier québécoise, que Claude La Charité remet les pendules du temps révolu à l'heure juste. Son érudition fait mouche, son audace à écrire la suite d'un ouvrage manifeste ne se limitant pas à nous séduire mais à nous instruire d'une manière absolument convaincante et ludique. Il y avait tant à exprimer des contradictions de cet homme allégorique, servant de tremplin à la littérature québécoise moderne. La psychologie nécessaire à l'enseignement déteint sur les affirmations clairvoyantes de l'écrivain, qui use de l'habileté indulgente d'un professeur s'adressant à des étudiants récalcitrants. Si le roman se révèle une source de renseignements désignés sous le terme de clefs, qu'on a clenchées après avoir savouré les déboires de feu Charles Amand, l'apport de ces clefs n'est pas qu'un atout délibérément glosé mais une continuation de ce roman intelligent. On a refermé le livre avec l'impression de nous être divertie sans jamais nous lasser d'un jeu subtil de lecture, nous initiant à la bénéfique magie d'une érudition qu'on ne possède pas. On ne peut que remercier Claude La Charité de s'être fait le chantre élogieux de la sorcellerie au XIXe siècle au Canada français, de laquelle on ignorait le moindre clin d'œil connivent, révérencieux...


Autopsie de Charles Amand, Claude La Charité

Les Éditions de l'instant même, Longueuil, 2021, 164 pages

 

lundi 8 novembre 2021

Une amitié où les fleurs et la mort se côtoient *** 1/2


D. nous dit qu'à son âge, l'avenir ne compte plus. Chaque jour se conjugue au temps présent, trop rapidement. Le souffle est court, le corps tremblant, les jambes sont lourdes. On l'écoute sans répliquer, on a l'habitude de ses divagations à deux heures du matin. Heure fragile autant qu'elle, qui vacille au rythme de son corps que contredisent les pulsions effervescentes de son existence. On a lu le roman de Danielle Trussart, Tuer le temps. 

Romans de tête, romans de cœur. Il nous arrive parfois de les classer dans cet ordre, réalisant que ces dernières semaines, les livres à connotation intellectuelle nous ont offert de surprenants récits où le cœur s'investissait en deçà de la tête. Récits cérébraux qu'on ne dédaigne pas, bien souvent interprétés dans l'intimité imaginaire de l'écrivain-e. On a donc éprouvé un grand bien-être en parcourant l'histoire de Claire, concoctée intelligemment par une auteure qu'on lisait pour la première fois. Peu habituée à savourer autant de sentiments découlant d'une profonde amitié, on s'est laissé aller à la complicité entre deux femmes qui profitaient du répit de la maladie de l'une pour sortir l'autre de ses personnages élaborés dans son chez-elle, à Montréal. L'histoire est bellement humaine, ce qui n'est pas toujours facile : parvenir à ce degré de détachement de soi pour se consacrer à ses semblables. Une femme retraitée, Claire, autrefois psychologue, atteinte d'un cancer généralisé, demande à son amie d'adolescence, Marianne, de passer son dernier été avec elle dans sa demeure familiale, près de Charlevoix. Marianne, qui écrit un roman, est peu tentée de perturber ses personnages, et elle-même, en séjournant à la campagne. Mais par amitié pour Claire, elle cédera à ses instances de malade condamnée. Ce qui nous vaut un séjour nostalgique dans « l'immensité du dehors » en compagnie de ces deux femmes, renouant avec deux amis de Claire. Fernand et Jacinthe. En filigrane se tient Simone, le grand amour de Fernand, qu'il a laissé s'échapper durant sa jeunesse, répondant à son attirance irrépressible vers d'autres espaces. Ces acteurs seront dépeints avec beaucoup de poésie par Marianne, à travers le regard compassé et sensible de l'écrivaine, Danielle Trussart. Dans ce parcours humain se profile la mère de Marianne de qui elle évoque la jeunesse altérée,  sa maladie et sa mort. Claire s'est liée avec des êtres marginaux comme pour se retrouver en elle-même, miroirs exubérants que soupçonne Marianne quand Fernand et Jacinthe évoquent des réminiscences qui ont trait à leur passé d'homme et de femme amochés par la vie. Autour de ces âmes blessées, s'épanouit la nature, bienveillante, où les fleurs symbolisent des moments de grâce, des moments où la vie ne tient plus qu'à un fil. La maladie flétrit lentement le corps épuisé de Claire, sur la table se fane un gros bouquet de fleurs sauvages. Les pétales, un à un, tombent, ramassés par Marianne, jetés dans la première neige, avant de fermer la porte de la grande maison. De retourner chez elle, le cœur lourd d'un deuil...

Tuer le temps est une manière de le prendre pour regarder autour de soi. Entrer dans l'intimité d'individus que nous connaissons peu. Marianne négligera son roman, trop occupée à relater les souvenirs qui l'assaillent à propos de son adolescence partagée avec Claire. À l'école, celle-ci, éprise de liberté, disait étouffer dans le paysage champêtre que limitait la cour de récréation, contrairement à Marianne qui se sentait à l'aise dans le repère des murs citadins. Marianne, indulgente, opposée à la personnalité turbulente de Claire, celle-ci révoltée contre les jours qui lui restent à vivre. Des petits riens la rassérènent : ouvrir une boite empilée de photos sur lesquelles elle se penche, se souvenant ou inventant ce que furent ces instants privilégiés. Ainsi, elle voyage du passé au présent, et inversement, appréciant la retenue de Marianne qui, ayant parfois besoin de se distancier, se retire dans sa chambre ou rejoint Jacinthe dans un « vieux chalet rafistolé que camouflait une haie échevelée et haute [ ... ] » Poétique façon de donner le ton à une femme que l'existence a malmenée, décrivant ses heurts avec les humains mais aussi la réconciliation avec la présence occasionnelle de petites bêtes sauvages, la cueillette d'une écorce, d'un caillou. Si on s'attarde sur ces détails c'est qu'ils nous valent des pages intenses d'une apparente simplicité, comme pour conjurer le mal invisible qui dévore le corps de Claire. Se repaitre d'un lieu presque intemporel, feutré, nécessaire à Marianne pour mieux affronter les questions désespérées de Claire que la maladie ronge. Même les allées et venues des oiseaux dont elle recherche la terminologie, s'avèrent une manière de conquérir un morceau du monde, d'agrandir son domaine sans effusion de sang, sous le regard attendri de Marianne qui l'observe se laisser prendre à son jeu.

Roman des révélations pudiques, des gestes affirmés de la part de Marianne, qui vagabonde entre les êtres et la nature. De l'immobilité de Claire qui, elle, voyage dans le passé à coups effrénés de la mémoire momentanément infaillible. Mais surviendra un drame qui fera éclater ce semblant d'ordre paisible, affaiblissant les uns, affranchissant les autres, la solitude ayant le goût âpre de l'abandon. Carl, le compagnon de Claire, qui lui rend visite chaque fin de semaine, la ramènera dans un hôpital montréalais, sa souffrance exigeant des soins appropriés. Marianne attendra patiemment le verdict fatal pendant que le bouquet de fleurs sauvages se fane. Fiction émouvante, transpirant de tendresse, subtilement architecturée, capturant le souvenir d'une mère disparue, sans cesse abordée. Récit qui nous fait penser à un volcan subitement éveillé dont la lave coule dans une vallée florissante, ici, de larmes. Il n'y aura plus qu'à fermer la porte, emportant avec soi les plus précieuses de nos attentes, de nos humbles richesses acquises durant une saison où s'entremêlent l'or des humains contenu en eux et de tous les paysages, intérieurs, extérieurs. Dernier geste touchant de Marianne, cette porte qu'elle clôt en partant, que soulignent quelques mots endeuillés mais aussi un retour possible vers la ville, là où se conjuguent, silencieux, le chagrin et la sérénité.


Tuer le temps, Danielle Trussart

Lévesque Éditeur, Montréal, 2021, 150 pages