lundi 17 janvier 2022

Un présent alourdi des colères du passé ***


On profite des derniers sursauts passionnés qui nous restent à vivre. On ne se leurre pas, notre passé se fragmente, tel un puzzle bousculé par une main distraite. Le présent demeure entier, composé d'un semblant d'avenir, l'un et l'autre appesantis de nos incertitudes réunies en une étrange histoire. Histoire humaine qu'on emportera sous la terre ou dans les flammes. Propos lus ce matin, qui nous laissent perplexe. On commente le roman de Michaël Carlier, Arides.

Après notre lecture, on s'est interrogée sur le genre que représentait ce livre. Roman, conte, fable ? On a opté pour le conte, qui permet de se hisser hors du temps, en des lieux immémoriaux, comme si le premier nous rappelait que tout finit par se rejoindre, le deuxième, évoquant le souvenir flou de villages, désertés de sa population de laquelle n'existent plus que quelques traces, autant dire des ruines. Ce qu'on a éprouvé en refermant l'objet de papier, la dissolution fracassée d'hommes et de femmes qui se sont exprimés à l'intérieur d'une histoire presque volatile. Un homme, Daniel/Dan, se prépare pour aller travailler quand sa femme, Roselyne, lui montre un paquet qu'il a reçu par la poste. Elle aussi part travailler pendant que Dan ouvre l'enveloppe. C'est un recueil de poésie de son fils Élias, qu'il a abandonné à l'âge de quatre ans à la suite d'une liaison éphémère. Dan n'en pouvait plus de sa vie avec la mère de l'enfant, qu'il jugeait monotone. Lâchement il a fui, comme il s'enfuira en voiture après vingt ans de vie commune avec Roselyne. À la suite d'un accident, il se retrouvera dans une contrée quasiment désertique, marchant jusqu'à un bistrot où il pense trouver du secours. Il n'obtiendra qu'un silence incompréhensible de la part des quelques clients. L'un d'eux, Hubert, le conduira vers le village qu'il cherche, lieu de ses origines, mentionné vaguement par son père, agonisant. Qui ne lui a jamais révélé d'où il venait, qui était sa famille. Dan a vécu avec ce mystère jusqu'à son âge actuel, la jeune cinquantaine. À un moment donné, le conducteur l'informe qu'il ne va pas plus loin, le fait descendre et le laisse en plan, entouré de terres poussiéreuses, à la merci d'un soleil accablant. Il marchera longtemps avant d'atteindre un magasin général tenu par une vieille femme misérable, Simone. Après quelques échanges disgracieux, épuisé, il dormira dans une chambre condamnée à préserver un passé peu rassurant. Sur un mur, se trouve une photo ancienne : Théodore et Émeline, « des prénoms d'un autre temps ». Pour nous introduire plus avant dans le récit, l'auteur nous informe de la naissance d'une petite fille, Élina, née une vingtaine d'années plus tôt. Elle vit avec ses parents et son grand-père une enfance privilégiée. Proche de la nature, elle leur raconte le discours qu'elle échange avec la rivière et les arbres. Ce qui les inquiète un peu. Plus tard, nous saurons que les mots l'assaillent, qu'elle a un don, hérité de son grand-père et de son père. 

Pendant ce temps, Dan n'arrivera nulle part, continuant son périple désespéré, tournant en rond dans son obscur passé et sur lui-même. Manière d'entrer dans l'histoire d'une famille qui commence avec le grand-père Théodore, patriarche autoritaire venu nous ne savons d'où, avec sa jeune épouse Émeline. Il apportera l'abondance au village, fera reverdir les terres en jachère, embauchera des villageois qu'il mènera rudement. De ce couple, naitront deux fils, Gustave et Édouard, différents, presque opposés quand sonnera l'heure tragique de rendre des comptes. Théodore meurt, les villageois qui ont établi un rapport amour-haine avec lui et sa famille se posent bien des questions sur l'avenir de la ferme. En parallèle, Dan arrive au village, rempli de ses illusions qu'il devra mettre en veilleuse. On le laisse à son onirisme pour faire mieux connaissance avec Élina, vingt ans, qui exacerbe le désir de Hubert, amante occasionnelle de Frank, homme à tout faire. Elle habite une petite maison dont plus tard nous connaitrons l'origine, tout dans cette histoire étant une affaire de commencement et de fin, ce qui crée un étrange suspense intemporel. Cette nuit-là, Élina ne dort pas, des voix subconscientes la submergent. Allongée sur la terre sèche, elle se perd en incantations adressées à un être ou aux nuages, nous ne savons trop. Elle se remémore quelques scènes de son enfance avant la mort de son grand-père Gustave qui avait repris la ferme, ce que ne souhaitait pas Théodore, préférant son fils Édouard. Rivalité entre les deux frères qui, sans aller plus avant dans le récit, nous convaincra d'un drame, qui se serait passé des décennies plus tôt. Au présent, dans cette contrée aride, nous ne ressentons que la fracture haineuse d'hommes et de femmes en proie à des rêves irréalisables, leur personnalité empêtrée de situations qu'ils n'ont pas assumées, chacune et chacun souhaitant, par une magique espérance, remettre le village sur les rails de l'abondance. Au loin, se profile Dan qui attend son heure pour se présenter aux villageois. Élina et Frank entretiennent des rapports de force qu'ils confondent avec l'amour, Élina persuadée qu'un étranger viendra pour elle... La vieille Simone, qui fut jadis éprise follement de l'un des deux frères. Passion à laquelle Théodore mettra fin sans état d'âme autre que celui de son autorité implacable sur la famille et sur ses biens. 

Tous ces êtres, certains innommés, ne sont que l'ombre d'eux-mêmes, pétris de haine et de violence les uns envers les autres. Histoire familiale bâtie autour d'une maison que deux femmes se disputent, mais dont les fondations, écrasées sous des brèches humaines, ne sont plus que des résidus d'existences grugées par des sentiments contraires à la réconciliation. Encore moins enclins à une harmonieuse entente, les villageois ayant saisi les colères de cette famille déchirée par elle-même. Ce ne sont que des fuites qui prennent allure d'apaisement, basées sur un héritage personnel, celui d'une convention improbable. On dirait que l'inertie accablante du village alimente durement le comportement nocif des protagonistes, toujours dressés sur leurs ergots vengeurs. Et ce n'est pas d'évoquer des temps meilleurs qui vont rapprocher ces hommes et ces femmes, porteurs de leur propre défaite, pétris de leurs ressentiments. Élina, héritière d'un don familial, celui de gouverner les éléments naturels, ne saura profiter de ce privilège, ne songeant qu'à l'étranger, entrevu dans les collines, qui est venu la chercher, croit-elle. Ce dont on doute, l'auteur le décrivant peu conciliant avec autrui, seule la survie lui accordera quelque indulgence envers la jeunesse désemparée d'Élina.

Premier roman complexe, Michaël Carlier a dépeint des tragédies qui se déroulaient autrefois dans des villages repliés sur leur silence, sur la monotonie des jours qui se déroulent sans que rien n'arrive pour les distraire. L'imagination a plein terrain vierge pour se créer des histoires bancales, quelques langues vipérines les enveloppant de douteuses alarmes. Hors du temps, comme on l'a mentionné, hors de propos équitables, pour ne pas dire charitables quand une catastrophe se nourrit de diaboliques préjugés. Ce qu'on avance ne sont que suppositions, on s'est sentie loin de ces hommes et de ces femmes qui ne distillent que des tricheries, s'empoisonnent eux-mêmes de leurs dissensions, ne songeant pas à les adoucir de quelques transcendantes paroles, ce qui ne manquait pas à la jeune Élina, les paroles, affirmant qu'elle en était submergée quand elle parlait en parfaite harmonie avec la rivière et les arbres... 


Arides, Mickaël Carlier

Annika Parance Éditeur, Montréal, 2021, 304 pages

 

lundi 10 janvier 2022

Influences d'une pierre sur une poignée d'humains ****


Il a suffi que deux écrivaines renommées soient fauchées par la mort, dont l'une subite, pour que tremblent sur leurs bases, les raisons de chroniquer des livres. Moment de solitude, de fragilité, mettant à mal les convictions de celles et de ceux qui émettent des opinions dans l'intime liberté d'un blogue. Il est bon de se poser sur la terre ferme pour mesurer à quel point nos doutes ont plus de force que nos certitudes, même si elles sont peu nombreuses. On commente le roman de Mario Pelletier, La pierre de Satan.

S'il est vrai qu'une pierre fine, ici un camée, et même plusieurs, détermine la vie d'une poignée d'humains qui manipulent cette pierre semi-précieuse à leur guise, les déboires de deux familles québécoises rivales, les Bolduc et les D'Anjou, fertilisent l'imagination et le savoir d'un écrivain dont l'écriture, fluctuante, coule de source. On n'en a jamais fini de lire ce roman dense, à la recherche de plusieurs détails qui nous ont échappé, l'ensemble du récit nous catapultant dans une histoire menée tambour battant. À partir du XIXe siècle, sur deux continents, vaguant au gré d'événements qui imposent leur rythme et leur surprenante finalité, grandissent ou amoindrissent des hommes et des femmes selon la dualité qui les oppose, détail qu'on a relevé, la gémellité se ramifiant tout au long de cette fable. C'est Loïc Bolduc qui confirmera ce qu'on avance. Né douloureusement d'une mère morte en couches, il sera adopté par l'un des frères marié de la défunte. Fait troublant, un deuxième fœtus mort-né, enterré avec la mère, hantera Loïc, tel le fantôme harcelant d'un membre amputé s'active insidieusement. Le camée convoité, qui se serait égaré ou aurait été détruit dans le fracas mortifère des tours du World Trade Center, elles aussi jumelles, ne possède-t-il pas un double confirmé par Régis D'Anjou, ex-dominicain,  petit-cousin et ami de Loïc Bolduc ? Sur ce dernier repose la fable, donnant la parole non seulement à des humains mais aussi à un corps décharné, qui ont gravé leurs marques indélébiles sur des créatures souvent frustrées, terriblement calculatrices. Peu recommandables. Et dans quel maelström vertigineux sombreront ceux et celles qui briguent la pierre expulsée du cercueil du fondateur de Touladi, Élie D'Anjou qui, œuvre du diable, réapparait lors d'un tremblement de terre. C'est là la grandeur du roman, cet entêtement à découvrir d'où vient cette pierre nébuleuse à travers la vie tumultueuse d'un témoin fortuit. Comme si cette gemme qui, sans cesse, se dérobe, ou sème un désordre consternant, se défendait contre l'avidité et la bassesse de ses exploiteurs. Sans oublier les jumeaux Charles et Louis de Castelmont qui, plus tard, entreront en scène, scellant la fin explosive de cette étourdissante intrigue. 

N'essaimant que quelques indices, spectatrice de cette fable fascinante mais complexe, c'est révéler la teneur impressionnante du récit. Si le temps qui passe se dissout entre les mains de Loïc Bolduc, il trame en lui ses failles et sa volonté morale, acquises à force d'opiniâtreté. Ses incertitudes quant à la réalité du camée qui, malgré lui, voyage, témoigne de la cupidité de ceux qui l'emprisonnent dans des carcans ostentatoires. Comme dans les ruines du WTC, chez un brocanteur véreux de Cuba, inévitablement dans un coffre-fort familial. Miroir fatal où chacun et chacune se mire dans ses reflets justiciers, précisant des traits autrement flous. Nous sommes entrainés d'un siècle à un autre, d'un lieu à un autre, là où des événements, tous circonstanciels, sont narrés par la voix d'un homme qui, sensibilisé par son étrange destinée, ne songe qu'à faire la lumière, nous sommes envahis d'ombre, sur la pierre qui lui échappe alors qu'il est prêt à la classer parmi sa famille adoptée. Loïc Bolduc, traducteur, journaliste, ne s'est jamais remis de sa gémellité ratée. De la révélation d'une sœur rattachée au cadavre de leur jeune mère. Il la recherchera dans de multiples sensations, dans une intense amitié avec Régis d'Anjou, lors d'une passion épuisante pour une femme rencontrée dans un bar. Ne perdant jamais le camée de vue, il s'interroge sur bien des points obscurs divisant les deux familles : la mari de sa cousine Isabelle, Roger Bolduc, disparu dans les décombres du WTC, ne possédait-il pas le camée avec lui ? Quelles étaient les origines du fondateur du village de Touladi, Élie D'Anjou ? Nouveau-né, il fut retrouvé dans les bras d'une mulâtresse, morte dans la neige après une énigmatique attaque du domaine où elle était servante. Incident significatif pour la suite de la fable. Recueilli par des religieuses, elles trouveront, épinglé aux langes de l'enfant, un camée dont elles ne s'expliquent pas la venue. Sur des bases aussi peu vraisemblables, Loïc Bolduc, guidé par l'écrivain, nous fera traverser le temps, clignant de l'œil sur une éventuelle indépendance du Québec, secondant son cousin, Régis D'Anjou, conseiller du premier ministre en place. L'une des voix, telle une cloche discordante, qui se fera entendre par l'entremise du narrateur, celle de la Grébiche, sorcière du village, comme il en existe souvent dans les lieux ruraux. Autrefois, « belle et aguichante », elle a prédit que la pierre était maléfique, qu'elle porterait malheur à qui oserait la convoiter. Femme qui, à mesure que nous entrons dans le vif du sujet, se fera connaitre, mystérieuse confidente du Fondateur à son chevet de mort. Ébauche d'individus qui ne trahit en rien la nécessité d'en savoir davantage.

Plus qu'un roman, c'est une fresque dont le bas-relief représente la concupiscence dans laquelle se vautre une minorité d'individus qui s'agitent dans de volcaniques agissements. Beaucoup de haine les uns pour les autres, beaucoup de désespoir, de remords, attisent les protagonistes, les éloignent, les rapprochent, les entremêlent, comme si la pierre avait éveillé les pires démons au fond de leur conscience malléable, souvent à la merci de situations hors de la normalité de leur existence, plutôt banale, convenue. Désenchantement dû à la vieillesse, amours passionnelles, déboires politiques, pauvreté de pays encore sous tutelle, tant d'autres situations grinçantes que dépeint la plume habile et dynamique de l'écrivain Mario Pelletier. Mais aussi une intense curiosité le menant à des lendemains moroses, on devrait écrire toxiques, jusqu'à ne plus savoir faire la part du bonheur et du malheur, pris que nous sommes, et lui-même, dans l'amoralité de nos comportements. Endiablement du monde, prédit l'historien qu'est aussi l'écrivain, on ne sait trop puisque se relève constamment une poignée d'hommes et de femmes qui souhaitent ne plus réinventer la roue...

Roman touffu, digressif, pour la bonne marche de la fiction, pour que s'épuise jusqu'à plus soif le repentir de certains, pour que jaillisse l'humilité chez d'autres, dont ils ignorent la puissance et la force. Le temps que Loïc Dubuc assume sa part de dualité pour faire de lui un homme responsable, contemplant sans faillir la misère physique et mentale de ses semblables. Il n'empêche que le crime, sous toutes ses formes, exaspère le raisonnement limpide de quelques-uns, comme s'il était déjà tard pour bâtir une vie, ce qu'il en reste, essayer d'arrondir les angles trop aigus de la corruption. Seule, la mort solutionne des aspects invisibles du mal de vivre, tels que ressentis par Loïc Bolduc qui ne trouve pas sa place en son monde, partagé qu'il est entre des êtres manipulateurs, qui se déchirent... Entre-deux qu'il ne soudera que d'un souhait, la destruction du camée, quand un incendie ravagera la propriété de l'un des deux frères ennemis, Charles et Louis de Castelmont. Curieuse fin ouverte qui présage la possibilité que la pierre renaisse de ses cendres ignées, diaboliques. Fiction semblable à un objet d'art contemporain, Mario Pelletier excellant dans sa déconstruction, il nous invite à lire son œuvre, la restructurant au gré essoufflant de notre lecture. L'histoire de Loïc Bolduc, et l'intrusion révélatrice du camée, ne commence-t-elle pas sur un songe télépathique, qui pourrait transcender des bienfaits qu'ignorent des êtres aveuglés par leur cupidité ?


La pierre de Satan, Mario Pelletier

Éditions Les heures bleues, Montréal, 2021, 472 pages