lundi 14 mars 2022

Amasser des objets au risque d'en mourir *** 1/2


À quatre-vingt-deux ans, elle nous dit que, ressassant son passé, des pans de sa vie la surprennent, tellement ils lui paraissent audacieux, comme s'ils appartenaient à des étapes vitales qui lui seraient étrangères. Aventures amoureuses, débats professionnels, amitiés dispersées, son existence se parcellise, chiffonnée d'époques qui n'auront plus jamais cours. On parle du roman de Nancy Vickers, Capharnaüm.

Si l'auteure nous en apprend beaucoup sur le complexe de Diogène, on ignorait quelles en étaient les phases discordantes et, pour ne pas commettre un impair, on s'est renseignée à plus éclairé que soi. On est sortie dubitative de cet exposé, surprise qu'une telle confusion mentale affecte des personnes qui, sous bien des aspects, ne diffèrent en rien de leurs semblables. On ne sait trop où chercher le ferment de cette maladie, génétique ou héréditaire. La narratrice de cette histoire, Elsa, qui se manifeste ici dès l'enfance, met son père en relief, lui-même s'avérant un ramasseur compulsif d'objets les plus hétéroclites. La mère  témoigne de sa lassitude en essayant de combattre l'encombrement de la maison. Rien n'y fait jusqu'au jour où le père sera vaincu par ses glanages intempestifs. Après avoir supporté l'abus des récoltes de sa fille, elle l'invite à prendre la porte. Elsa a vingt-cinq ans. Nous pouvons avancer que là commence ses déboires dus à ses maraudages, ramasser et acheter des objets sans aucune nécessité. Est-ce une façon de compenser les manques de l'enfance, mais qui n'en a pas ? Sa poupée préférée a été confisquée par sa mère, jetée dans un trou, pour la punir de son désordre. Autre symptôme mental dans ce bric-à-brac de ramassis, le vide qu'Elsa ressent affilié à une absconse solitude. D'où lui viennent ces lacunes, nous l'ignorons mais elle est incapable de garder des amis qu'elle se fera au long de son périple. Elle se mariera avec un collectionneur de livres, divertissement qu'elle associe à sa passion immodérée des objets. Ils auront une fille, Céleste, qui, elle, vivra une enfance mouvementée. Sa mère ne ressentant aucune fibre maternelle, son mari l'a quittée, l'enfant sera partagée entre le père et sa nouvelle compagne, les grands-parents paternels. Par intermittence, elle sera confiée à Elsa mais sans succès, Céleste n'ayant aucun goût excessif pour les objets, ni pour la saleté qu'ils accumulent, ses allers dans la maison seront provisoires. Aux ramassis de vieux déchets s'ajoute et pourrit la nourriture négligée par Elsa. La maison sent mauvais, Elsa ne peut recevoir personne, tant de détritus feraient fuir ses invités. La lucidité dont elle fait preuve souligne ses déconvenues quand elle se lie d'amitié avec deux femmes rencontrées dans un club de yoga. C'est une passionnée abusive doublée d'une incorrigible fétichiste. Travaillant dans une bibliothèque, elle s'éprend d'une écrivaine invitée à disserter sur ses livres. L'écrivaine, ne comprenant pas le comportement d'Elsa à son égard, la fuira. Il en sera de même envers une musicienne, un soir de l'Halloween. À une artiste excentrique et désargentée, elle demandera de sculpter une tête de Baudelaire pour tenir compagnie à Marilyn Monroe, buste qu'elle a acheté chez un antiquaire. Outrance et prodigalité dominent le récit, qui ne comblent en rien le vide et la solitude de la narratrice. 

Si les artefacts sont un havre temporaire pour Elsa, les araignées en sont les repères, rarement maléfiques. Leur intervention, l'air de ne pas y toucher de la part de l'auteure, nous emporte dans une dimension irréelle et sensuelle. Les excès d'Elsa, personnifiés par les têtes de Marilyn Monroe et de Baudelaire à qui elle se confie, l'acheminent dangereusement vers un monde paradoxal, habité d'une femme déséquilibrée à qui elle vouera un sentiment asservissant, qu'elle confond avec l'amour. Se livrant aux manigances de cette femme, elle se vautrera dans une situation rocambolesque. Quelle en sera l'échappatoire, sinon chercher les derniers feux de l'existence ailleurs que dans ses agissements crépusculaires, eux-mêmes ignés de l'incapacité de surmonter ses obsessions, choix qu'Elsa ne possède plus, ses démarcations entre la réalité et ses désirs inassouvis ayant été franchies. 

Sous une apparente légèreté, un humour qui ne se dément pas, comme le chapitre consacré à la Mini Cooper d'Elsa — surnommée Mini-chérie —, les cendres de la mère soufflées par l'aspirateur, les objets se révèlent une allégorie de l'existence, ramassis de joies et de peines, que nous finissons par jeter, par oublier, croyons-nous, pour vivre le mieux possible. Défection de la conscience où nous percevons la gravité d'un sujet peu abordé, la consommation devenant un plaisir innocent et légitime. Prétexte à remettre de l'ordre dans le tourbillon d'un creux, un trou, comme celui mentionné par la mère d'Elsa, trou qui avait avalé sa poupée, alors qu'elle était cachée dans une garde-robe. Malaise qu'Elsa a entretenu d'une manière obscure, la raison de chercher sans trouver ne se justifiant plus. Accumuler des objets neutres, n'est-ce point rechercher l'inaccessible ? Se réfugier dans la démesure quand nulle solution plausible ne se présente autre que celle de s'anéantir dans l'invraisemblance de nos égarements. Fiction relatée au premier degré, procédé que Nancy Vickers utilise dans ses œuvres précédentes, sous couvert de laisser le lecteur, la lectrice, libres arbitres de leurs choix, ce roman s'interprétant pour le meilleur de notre imaginaire mais aussi pour la pire désillusion quand nous refusons de nous montrer tels que nous devrions être. C'est là la qualité essentielle du roman, Elsa ne faisant confiance qu'à elle-même, sachant que son passage éphémère sur la croûte terrestre empoussiérée d'invisibles fantômes, dont les particules qu'elle agite en étouffant sa mère, ancrera sa présence, bousculée de rencontres peu fructueuses, dans la mémoire de celles et de ceux qui n'ont pas tenu compte des causes à effet de ses chambardements. Elsa, ne trouvant qu'un soupçon de paix dans la chambre du père, quasiment interdite d'entrée, où sont amassés les trésors du temps des poubelles fouillées la nuit, père et fille nourrissant leur complicité silencieuse d'objets inanimés, ceints peut-être d'une âme...

Si l'histoire d'Elsa, celle-ci aux prises avec ses démons, déconcerte quelques esprits rationnels, oscillant entre réalisme et fabulation, elle se révèle une bouffée de fantaisie jubilatoire dans la morne atmosphère dans laquelle nous vivons. Il est nécessaire de ne pas passer outre, tant d'états d'âmes livresques assombrissent l'ensemble de nos randonnées terrestres. Les événements conjoncturels élaborés sous la plume de Nancy Vickers nous entrainent dans un univers peu usité, familier à l'écrivaine, où il est agréable de se laisser aller, notre retour sur la terre ferme s'étant enrichi de la chimérique séduction d'un conte pour adultes, qui finit sans autre issue probable que l'embrasement d'une maison hantée, Elsa emportée par ses « anges adorateurs »...


Capharnaüm, Nancy Vickers

Collection Indociles

Les Éditions David, Ottawa, 2022, 236 pages


lundi 7 mars 2022

Des mots d'amour à une mère trépassée *** 1/2


Avec joie, on est entrée dans le mois de mars. Il prend notre main, nous guide à pas feutrés vers une saison qui, chaque année, renait de ses cendres endormies, parmi lesquelles émergent des graines de toutes sortes. Non pour alimenter nos entrailles mais pour nous donner une nouvelle poussée vers la lumière de nos propres verdures. On commente le récit de Jean-Benoit Cloutier-Boucher, Boire la mer les yeux ouverts.

On n'est pas une passionnée du genre, lui préférant plus d'effusions extérieures, pour ne pas avancer plus de pragmatisme. Bien que l'action n'illustre pas une histoire mais les émotions qu'elle suscite, qui se déversent dans le regard de celui qui les reçoit, se laisse aller à les apprivoiser, porté par une curiosité qui, elle, ne se nomme pas. Action et émotions nous déçoivent rarement, action feutrée demandant peu de gestes, beaucoup de paroles, ressemblant à celle évoquée par le narrateur de ce récit de vie et de mort. 

Peut-on avancer que cet amour partagé entre une mère et un fils se classe parmi les contes cruels, celui-ci, hélas, finissant mal. Décrit d'une année à l'autre, d'une manière séquentielle, défiant la chronologie, l'enfant parvenu à l'âge adulte mesure la tendresse qu'il a éprouvée pour une mère devenue lentement handicapée après que la sclérose en plaques a été diagnostiquée, prenant possession du corps, déstabilisant ses mouvements, la rendant dépendante de son jeune fils, d'une sœur, d'une grand-mère. D'une famille atterrée. Le père, l'Autre, homme neutre désigné ainsi par le garçon, nous comprenons que les effusions de cœur entre le père et le fils ne sont pas au diapason de ce qu'elles devraient être. Routier, il s'absente souvent de la maison, s'alcoolisant à la bière, s'impatientant des malaises de sa femme, plus tard prisonnière d'un fauteuil roulant. Un brin de légèreté ressenti au début des réminiscences narrées par le jeune homme s'accommodent peu à peu des multiples sentiments qu'il éprouve envers la mère, impuissante à sécher ses larmes. Désespoir qu'elle ne sait exprimer différemment. L'enfant grandit, il compatit, il se révolte, le désir de se distraire avec des amis de son âge l'éloigne non de sa mère mais d'une femme malade qu'il ne parvient plus à supporter. C'est un débat constant qu'empoisonne la présence occasionnelle de l'Autre, manipulateur qui ne manque jamais de provoquer brutalement son fils, comportement attisé par son trop-plein d'alcool. La sœur veille, la grand-mère aussi jusqu'au jour où l'adolescent sera placé momentanément dans une famille d'accueil. La sœur ayant décidé de « découvrir le monde », son jeune frère doit être protégé de l'ivrognerie du père. Tandis que la maladie de la mère s'aggrave, la maisonnée se rassemble autour d'elle, son corps déficient ne répondant plus aux nécessités qu'exige le rôle d'une épouse dévouée aux siens. C'est de tout cela, indicible pudeur ressentie chez le narrateur, qui bâtit maladroitement sa jeunesse, alors que la mère doit se livrer à des mains qui ne sont plus les siennes, pour combler son bien-être physique. 

Si l'adolescent se rebiffe contre la maladie de sa mère, il se culpabilise, toujours il le fera, du début à la fin, s'accusant de l'avoir abandonnée à ses infirmités, à l'incapacité de ne plus être une femme comme les autres, vivante et rieuse. Quand la mort la lui ôtera, il se souviendra douloureusement de ce qu'elle fut pour lui, de son discours interrompu quand il lui avouera timidement qu'il préfère les garçons aux filles. Attirance sexuelle assumée lors d'une balade avec un ami, les deux échangeant les premières cigarettes, les premières confidences. L'enfance et l'adolescence ont été gravées sous le sceau du manque d'une mère saine et belle. Du rejet d'un père qui pense à faire de son fils un militaire. Grossier concept qui sera converti en gymnastique et tennis. Tout est ainsi contrasté dans ces souvenances bancales : les repas de famille à Noël, les balades avec la mère à cueillir des petits fruits, les succès scolaires, les vacances au chalet, les frustrations de l'Autre qui aboutissent en violence physique et verbale. Tant d'autres moments relatés par le fils, émotif et discret, son point de fuite étant la sclérose de la mère qui oblige celle-ci à rentrer à l'hôpital, « chaque jour était un nouveau mauvais jour » se lamente en soi le fils qui voit dépérir cette femme aimée, obsédante depuis son enfance, griffée mortellement par une maladie incurable. 

De la chambre d'à côté surgira Jo, patient affligé de l'ataxie de Friedreich, qui s'attachera à sa voisine, le narrateur laissant entendre que le père, l'Autre, est mort d'un cancer. Mais l'ordre chronologique n'existant pas, telle la mémoire et ses méandres, on retrouve l'Autre au chevet de sa femme quand elle agonise, l'instant de lui faire ses adieux. Et c'est bien que le Temps désordonné soit le fil conducteur des émotions rebelles du fils, évoquant au passage ses premiers désirs sexuels. Bouleversements bouleversant celle ou celui qui essaie de s'imprégner des petites joies, des grandes peines d'un homme qui doit se sentir en paix avec lui-même après avoir mis sur papier ou sur écran les souffrances mentales et physiques d'une femme ralentie par le corps luttant contre des symptômes irréversibles. 

Stigmatisé par des années saturées d'instabilité affective, transcendant les émotions exacerbées du narrateur, l'auteur intercale de brefs et tendres poèmes qui s'adressent à une femme présente ou passée, cheminent entre les pages, telles des larmes retenues, rendent la lecture encore plus intense, plus sensitive, comme s'il était équitable de reprendre son souffle chaque fois que la plume ou les yeux se reposent. C'est aussi une œuvre réconfortante, confirmant que les descentes vertigineuses vers nous ne savons trop où, l'enfer serait trop banal, finissent par hausser une échelle non de soie mais de bure, nous invitant à marcher droit sur la surface rugueuse d'une existence qui ne demande qu'à continuer, riches que nous sommes d'une expérience inégalable : celle d'un face-à-face avec une vie abimée, sa finitude, mais aussi sa rédemption, l'écriture à ce point poétique nous réconciliant avec les vicissitudes parfois poignantes d'une destinée trop tôt achevée...


Boire la mer les yeux ouverts, Jean-Benoit Cloutier-Boucher

Collection Mobile

Les Éditions Sémaphore, Montréal, 2021, 224 pages