lundi 21 mars 2022

Tremblements autour d'un spectre d'enfant *** 1/2


Ce matin, en entrant dans la pièce dans laquelle on travaille, on a souri aux rayons solaires qui inondaient les murs et le plafond. On ne s'attendait pas à ce que le soleil joue au travers des vitres souillées des scories de l'hiver. On a fait de cette clarté un moyen illusoire de se réchauffer. Chaleur du corps, certes, mais chaleur aussi du regard, comme si nous venions de faire une rencontre improbable. On commente les nouvelles d'Emmanuelle Cornu, Trois tours de cordon.

Divisées en trois mouvements, ces trente-trois courtes nouvelles se raccordent au thème du deuil, celui d'une petite fille, partie en son état embryonnaire. Mathilde. Le livre est richement illustré du regard sans complaisance d'une écrivaine qu'on savoure à chacune de ses parutions. On aime sa manière naturelle et franche, grinçante, d'aborder la vie de ses semblables, et la sienne. Si quelques larmes pointent au bord des cils, elles coulent rarement, escortant une souffrance devenue intolérable, comme celle de perdre son enfant. Les narratrices du recueil se ressemblent, miroirs morcelés de l'auteure, nommées différemment, fidèles à ce qu'elles représentent quand les choses se heurtent, se bousculent, mais s'accomplissent pour notre satisfaction de lectrice. 

Avec une compassion évidente, on se range vers la souffrance d'Estelle qui vient de faire une fausse couche. Livrée à elle-même, elle imagine et agit, se rhabille, s'échappe de l'urgence, saute dans un taxi et rentre chez elle. Son compagnon, après avoir pris soin d'Estelle, appelle l'ambulance, puis s'écroule en larmes. Tendre finale en deux lignes qui le réconforte. Ça tremble beaucoup dans les fictions suivantes. Un garçon se révolte contre le divorce de ses parents, sa mère le console en l'emmenant dans une animalerie acheter un chat. Plus loin, Isabel marche dans la nuit, elle vit de peu. Elle transporte sa vie dans son sac à dos. N'a nulle part où aller. Si Cupidon ne l'a jamais atteinte, elle ne perd rien pour attendre, bien qu'elle n'espère pas grand-chose de son existence. Une « demoiselle » qui sort de son cours de natation va la mettre à terre, lui révéler sa faillibilité. La narratrice sait que l'histoire ne durera pas, elle est prête à jurer une éternité provisoire à « sa Belle ». C'est touchant ces flèches ingénues du dieu Amour quand nous avons dix-sept ans. Rimbaud n'est pas loin... Nous poursuivons, nous passons, ne pouvant citer tous ces textes, à peine fictifs. Des clins d'œil qui crèvent d'un désir de vivre, d'une souffrance filigranée que dicte le manque d'une enfant qui a refusé de venir à terme. Mathilde. Ce n'est pas pour rien que l'écrivaine la présente de temps à autre, la vie des narratrices dépendant de sa présence à l'état d'ange. Ce qui est peut-être vrai, comment savoir ? Mais l'humour ne manque jamais à l'appel, fulgure quand l'auteure met en scène un groupe de personnes qui vit dans un « immeuble à trois unités », prétexte l'achat ou la location de chauffe-eau pour décrire des relations qui existent dans ce genre d'habitation. Deux filles, deux artistes, qui s'étonnent de cette situation grotesque, rêvent de leur future maison. Réjouissance inoffensive cette possibilité de s'évader au bord du fleuve alors que les habitants de l'immeuble attendent hargneusement leur opinion concernant les chauffe-eau. Ce sont des nouvelles débridées desquelles nous nous délectons de chutes surprenantes, très souvent suggérées, rarement avouées. « La suite est claire », comme l'écrira Emmanuelle Cornu pour conclure une étrange aventure que subit une poignée d'adolescents dans un camp vacancier. 

Regard aiguisé et contestataire de l'écrivaine qui observe tout ce qui bouge, sans jamais perdre de vue l'embryon Mathilde, devenu spectre apaisant et complice, contrastant avec les sentiments qui s'étiolent, se fragilisent. De banals incidents essaiment l'existence des protagonistes, se forgent solidement, déployant leurs oublis, leurs distractions vitales, mais se sentent à l'aise entre les mains habiles, secourables, de la nouvelliste, Emmanuelle Cornu. D'autant qu'elle sait admirablement bousculer les émotions d'un texte à un autre, les situations ne s'avérant jamais identiques. Dans la tourmente qui les dirige ou les oppose, nous suivons les comportements d'hommes et de femmes, surtout de femmes, qui essaient de se débattre avec l'imprévisible. Et toujours protège ses multiples mères la lumineuse « crevette », « virgule » sanguinolente, Mathilde, prenant parfois l'apparence candide d'un frère, en chair et en os. Tendresse souriante de deux mères qui observent les déliements maladroits d'un bébé mâle avec une curiosité indulgente. Le temps de tourner une page, nous sommes confrontés au sort tragique d'une fillette de cinq ans, Églantine. Impuissante, on ne peut rien faire pour elle, pour l'avenir que ses tribulations désordonnées lui réservent. S'intercalent des textes en tous genres, de tout acabit, telle la nouvelle éponyme, la naissance du fils d'Anabel, né avec un long cordon autour du cou, trois tours étouffants, enlevé brusquement à sa mère par les infirmières, l'enfant tardant à manifester son désir de vivre. L'instinct maternel s'avère celui d'une animale, toutes griffes acérées, quand il s'agit d'une mise au monde. Sentiment primaire qui apporte tant de force à l'ensemble du recueil, l'enfant déshérité ou l'enfant comblé prenant place dans un monde équitable à créer. La touche révélatrice étant celle de l'espoir de vivre, l'amour signe la conclusion d'une histoire qui se termine d'une manière éloquente. 

Textes oscillatoires qui révèlent magnifiquement le talent très personnel d'Emmanuelle Cornu. Confirmant sa manière intelligente, toujours subtile, d'observer ses entours. De les soumettre à une critique indulgemment humaine parce que dépourvus de jugement irascible, bien que parfois amers, ces jeunes femmes refusant d'être identiques à leurs compagnes. Chaque fiction s'apparente à un choix rebelle, ce choix entrecoupé d'histoires qui tiennent debout, qui disent longuement qu'il y a toujours une première fois dans nos entreprises. Balancier qui dirige la narratrice du dernier texte : être un homme être une femme, Antoine ou Fanny, l'enfant qu'il faut protéger des incertitudes, le recours à la solitude pour y voir clair, enfin la reconnexion avec soi, comme si l'auteure avait dû subir ces travers, les accepter en toute connaissance de cause... Troisième œuvre d'Emmanuelle Cornu, on peut assurer l'écrivaine de la réussite de son recueil, son monde bigarré d'humains qui valent la peine de se pencher sur leurs joies ou leurs misères, contreparties magistralement dépeintes par une auteure qui ne cesse de nous toucher, de nous faire trembler, l'écriture d'un livre, sa réussite se rapprochant des affres de l'accouchement, l'enfant de papier à naitre souillé d'encre, autre sang.


Trois tours de cordon, Emmanuelle Cornu

Éditions Druide inc. Montréal, 2022, 165 pages

lundi 14 mars 2022

Amasser des objets au risque d'en mourir *** 1/2


À quatre-vingt-deux ans, elle nous dit que, ressassant son passé, des pans de sa vie la surprennent, tellement ils lui paraissent audacieux, comme s'ils appartenaient à des étapes vitales qui lui seraient étrangères. Aventures amoureuses, débats professionnels, amitiés dispersées, son existence se parcellise, chiffonnée d'époques qui n'auront plus jamais cours. On parle du roman de Nancy Vickers, Capharnaüm.

Si l'auteure nous en apprend beaucoup sur le complexe de Diogène, on ignorait quelles en étaient les phases discordantes et, pour ne pas commettre un impair, on s'est renseignée à plus éclairé que soi. On est sortie dubitative de cet exposé, surprise qu'une telle confusion mentale affecte des personnes qui, sous bien des aspects, ne diffèrent en rien de leurs semblables. On ne sait trop où chercher le ferment de cette maladie, génétique ou héréditaire. La narratrice de cette histoire, Elsa, qui se manifeste ici dès l'enfance, met son père en relief, lui-même s'avérant un ramasseur compulsif d'objets les plus hétéroclites. La mère  témoigne de sa lassitude en essayant de combattre l'encombrement de la maison. Rien n'y fait jusqu'au jour où le père sera vaincu par ses glanages intempestifs. Après avoir supporté l'abus des récoltes de sa fille, elle l'invite à prendre la porte. Elsa a vingt-cinq ans. Nous pouvons avancer que là commence ses déboires dus à ses maraudages, ramasser et acheter des objets sans aucune nécessité. Est-ce une façon de compenser les manques de l'enfance, mais qui n'en a pas ? Sa poupée préférée a été confisquée par sa mère, jetée dans un trou, pour la punir de son désordre. Autre symptôme mental dans ce bric-à-brac de ramassis, le vide qu'Elsa ressent affilié à une absconse solitude. D'où lui viennent ces lacunes, nous l'ignorons mais elle est incapable de garder des amis qu'elle se fera au long de son périple. Elle se mariera avec un collectionneur de livres, divertissement qu'elle associe à sa passion immodérée des objets. Ils auront une fille, Céleste, qui, elle, vivra une enfance mouvementée. Sa mère ne ressentant aucune fibre maternelle, son mari l'a quittée, l'enfant sera partagée entre le père et sa nouvelle compagne, les grands-parents paternels. Par intermittence, elle sera confiée à Elsa mais sans succès, Céleste n'ayant aucun goût excessif pour les objets, ni pour la saleté qu'ils accumulent, ses allers dans la maison seront provisoires. Aux ramassis de vieux déchets s'ajoute et pourrit la nourriture négligée par Elsa. La maison sent mauvais, Elsa ne peut recevoir personne, tant de détritus feraient fuir ses invités. La lucidité dont elle fait preuve souligne ses déconvenues quand elle se lie d'amitié avec deux femmes rencontrées dans un club de yoga. C'est une passionnée abusive doublée d'une incorrigible fétichiste. Travaillant dans une bibliothèque, elle s'éprend d'une écrivaine invitée à disserter sur ses livres. L'écrivaine, ne comprenant pas le comportement d'Elsa à son égard, la fuira. Il en sera de même envers une musicienne, un soir de l'Halloween. À une artiste excentrique et désargentée, elle demandera de sculpter une tête de Baudelaire pour tenir compagnie à Marilyn Monroe, buste qu'elle a acheté chez un antiquaire. Outrance et prodigalité dominent le récit, qui ne comblent en rien le vide et la solitude de la narratrice. 

Si les artefacts sont un havre temporaire pour Elsa, les araignées en sont les repères, rarement maléfiques. Leur intervention, l'air de ne pas y toucher de la part de l'auteure, nous emporte dans une dimension irréelle et sensuelle. Les excès d'Elsa, personnifiés par les têtes de Marilyn Monroe et de Baudelaire à qui elle se confie, l'acheminent dangereusement vers un monde paradoxal, habité d'une femme déséquilibrée à qui elle vouera un sentiment asservissant, qu'elle confond avec l'amour. Se livrant aux manigances de cette femme, elle se vautrera dans une situation rocambolesque. Quelle en sera l'échappatoire, sinon chercher les derniers feux de l'existence ailleurs que dans ses agissements crépusculaires, eux-mêmes ignés de l'incapacité de surmonter ses obsessions, choix qu'Elsa ne possède plus, ses démarcations entre la réalité et ses désirs inassouvis ayant été franchies. 

Sous une apparente légèreté, un humour qui ne se dément pas, comme le chapitre consacré à la Mini Cooper d'Elsa — surnommée Mini-chérie —, les cendres de la mère soufflées par l'aspirateur, les objets se révèlent une allégorie de l'existence, ramassis de joies et de peines, que nous finissons par jeter, par oublier, croyons-nous, pour vivre le mieux possible. Défection de la conscience où nous percevons la gravité d'un sujet peu abordé, la consommation devenant un plaisir innocent et légitime. Prétexte à remettre de l'ordre dans le tourbillon d'un creux, un trou, comme celui mentionné par la mère d'Elsa, trou qui avait avalé sa poupée, alors qu'elle était cachée dans une garde-robe. Malaise qu'Elsa a entretenu d'une manière obscure, la raison de chercher sans trouver ne se justifiant plus. Accumuler des objets neutres, n'est-ce point rechercher l'inaccessible ? Se réfugier dans la démesure quand nulle solution plausible ne se présente autre que celle de s'anéantir dans l'invraisemblance de nos égarements. Fiction relatée au premier degré, procédé que Nancy Vickers utilise dans ses œuvres précédentes, sous couvert de laisser le lecteur, la lectrice, libres arbitres de leurs choix, ce roman s'interprétant pour le meilleur de notre imaginaire mais aussi pour la pire désillusion quand nous refusons de nous montrer tels que nous devrions être. C'est là la qualité essentielle du roman, Elsa ne faisant confiance qu'à elle-même, sachant que son passage éphémère sur la croûte terrestre empoussiérée d'invisibles fantômes, dont les particules qu'elle agite en étouffant sa mère, ancrera sa présence, bousculée de rencontres peu fructueuses, dans la mémoire de celles et de ceux qui n'ont pas tenu compte des causes à effet de ses chambardements. Elsa, ne trouvant qu'un soupçon de paix dans la chambre du père, quasiment interdite d'entrée, où sont amassés les trésors du temps des poubelles fouillées la nuit, père et fille nourrissant leur complicité silencieuse d'objets inanimés, ceints peut-être d'une âme...

Si l'histoire d'Elsa, celle-ci aux prises avec ses démons, déconcerte quelques esprits rationnels, oscillant entre réalisme et fabulation, elle se révèle une bouffée de fantaisie jubilatoire dans la morne atmosphère dans laquelle nous vivons. Il est nécessaire de ne pas passer outre, tant d'états d'âmes livresques assombrissent l'ensemble de nos randonnées terrestres. Les événements conjoncturels élaborés sous la plume de Nancy Vickers nous entrainent dans un univers peu usité, familier à l'écrivaine, où il est agréable de se laisser aller, notre retour sur la terre ferme s'étant enrichi de la chimérique séduction d'un conte pour adultes, qui finit sans autre issue probable que l'embrasement d'une maison hantée, Elsa emportée par ses « anges adorateurs »...


Capharnaüm, Nancy Vickers

Collection Indociles

Les Éditions David, Ottawa, 2022, 236 pages