Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
jeudi 9 octobre 2008
Sortilèges au Prado
Des romans, aussi dramatiques ou lugubres soient-ils, possèdent un je-ne-sais-quoi d'apaisant. Une aura de sérénité les protège de toute intrusion dévastatrice. On lit ces romans en souhaitant que les personnages se sortent de leurs scabreuses péripéties, on est immanquablement du côté du bonheur. Ainsi en est-il du dernier roman de l'écrivain et poète Michel Leclerc, La fille du Prado.
L'histoire de Rosa Maria Flores s'ouvre au mois d'août de l'été 1990 pour s'achever une vingtaine d'années plus tard. Insouciante, la jeune femme rêve d'un avenir prospère comme toutes les filles de son âge. Rosa Maria, originaire de Tolède, commencera ses cours en traduction à l'Université européenne de Madrid. Elle réside dans un appartement familial, qu'elle partage avec sa meilleure amie, Flor Onega. Rosa Maria est affublée d'une mère féministe, Eva ; d'un fiancé taciturne, Miguel, journaliste à Barcelone. Durant les week-ends, les deux amoureux se rejoignent soit à Madrid, soit à Barcelone. Jusqu'ici, rien ne transcende cette jeunesse bien ordinaire. Pourtant, le destin détournera Rosa Maria d'une voie sans surprise, quand, un matin, elle se rendra au Prado visiter la récente exposition de Diego Vélasquez. Fascinée par le célèbre tableau de l'artiste, Les Ménines, qu'elle admire pour la première fois, elle viendra chaque jour en étudier minutieusement les détails. Peu à peu, le tableau s'anime, les personnages s'obombrent, s'infiltrent, insidieux, dans le cerveau surmené de Rosa Maria.
En parallèle, un homme de quatre-vingts ans, « marchait lentement sur Cromwell Road, avec une maladresse loufoque. [...] Il venait de passer la nuit à boire dans un bar de l'East End... » Cet homme n'est autre que l'artiste peintre britannique Francis Bacon. Bien qu'il doive se rendre à Stockholm à une date fixe pour organiser sa prochaine exposition avec le conservateur du musée, Bacon ne veut rien entendre des propos raisonnables de son amant, John Edward, qui l'attend dans leur chambre. Le 22 janvier 1990, Francis Bacon sera à Madrid.
Au Prado, c'est la curiosité qui poussera Bacon vers Rosa Maria, statufiée devant le chef-d'œuvre de Vélasquez. Cette dernière confiera au vieil homme sceptique, les multiples désagréments que lui causent les ménines, dès qu'elle sort du musée. Pendant deux ans, ces aristocrates se propageront dans son cerveau, occasionnant à Rosa Maria des vertiges, de douloureuses migraines. Le pire reste à venir... Elle a rompu avec Miguel ; seules, la présence de sa mère et celle, sensuelle, de Flor parviennent à adoucir le mal qui la ronge. Harassée par le mystère de ses maux, elle appelle Francis Bacon à son secours. Ce sera leur dernière rencontre. Deux ans plus tard, Bacon mourra à Madrid.
Nous retrouvons Rosa Maria à ses obsèques, elle est guérie. Elle explique à John Edward, l'amant fidèle de Bacon, qu'elle doit ce miracle à l'artiste peintre. Un après-midi, « Flor avait projeté de se rendre au musée Thyssen-Bornemisza. » Elle propose à son amie, aveugle et muette, de l'accompagner. « [...] elles traversèrent des siècles de peinture » avant de se « planter » devant un tableau de Francis Bacon, Portrait de George Dyer dans un miroir. À mesure que Flor lui décrit les nuances du tableau, d'étranges sensations se manifestent dans le cerveau de sa compagne, comme si les ménines et George Dyer se télescopaient et luttaient les uns contre les autres. Rentrées à la maison, Rosa Maria s'évanouit et tombe dans un coma qui durera un mois. Quand elle revient à la vie, Rosa Maria a recouvré la vue et la parole, son cerveau fonctionne normalement.
Vingt ans plus tard, Rosa Maria assiste au lancement d'un essai qu'elle a écrit, réconciliant « les chemins distants de deux génies... » Il va sans dire qu'il s'agit de Diego Vélasquez et de Francis Bacon. Heureux dénouement qui l'a jetée dans les bras amoureux de Flor. Mais chaque nuit, « dans l'obscurité de ses rêves, elle verrait seulement les yeux immenses et fragiles d'une petite infante figée dans l'éternité, pareille à une énigme résolue devant soi. »
On ne se pose aucune question sur les irrationnels phénomènes qui peuplent cette histoire tant elle est enveloppée d'une poésie luminescente. Contrairement aux ménines, obscurcissant le cerveau de Rosa Maria, les événements qui se poursuivent, entrecoupés de rencontres savoureuses entre Francis Bacon et la jeune femme, des visites étourdissantes dans le célèbre musée, rendent notre insertion dans le destin insolite de Rosa Maria encore plus chaleureuse et réjouissante. Le lecteur se laisse guider et emporter comme si le roman devenait, de page en page, un tableau palpable, pénétrant notre cerveau d'un indicible bonheur de lecture.
La fille du Prado, Michel Leclerc
éditions Hurtubise HMH, Montréal, 2008, 248 pages