Nous baladant en ville ou prenant le métro, on a remarqué la mixité des couples. Africains, Asiatiques, Européens, Nord-Américains, on se questionne sur la raison démentielle des guerres. Fracas des bombes, cris de douleur, villes décapitées, ces images télévisées chargées de haine démentent la tendresse des visages, la douceur des yeux qui se jurent l'éternité. Les intérêts politiques d'une poignée d'hommes ne primeront jamais l'amour qu'échangent ces femmes et ces hommes. Réflexion délibérée qui nous ramène au roman de Steven Galloway, Le soldat de verre.
Destin d'un homme pour qui marcher sur la terre s'avère non seulement un effort considérable mais aussi un déchirement permanent. Il n'est bien que sur un fil de fer, débarrassé de toute pesanteur physique. Le poids de la terre, morceaux de glaise collés à ses pieds. Depuis sa terrible enfance en Transylvanie, durant les années 1920, ont transpiré ses peurs, ses angoisses nées de l'exil, de sa condition d'humain toujours sur le qui-vive, de la mort de ses parents dans l'incendie criminel de leur maison, de ses errances d'un continent à l'autre. Ainsi commence l'histoire de Salvo Ursari, gitan malmené par la guerre et la discrimination. Au bout de la souffrance, une main secourable et brutale parfois se tend, nous saisit au collet, nous laissant pantelant. Ce qui arrivera à Salvo une nuit qu'il effectue des prouesses sur une chaise dans une taverne mal famée de Budapest. Avant de parvenir à ces extrêmes, Salvo avait été recueilli pendant deux ans chez une tante rom, bannie par ses parents après son mariage avec un « gadjo, son oncle Laszlo. » Deux années pendant lesquelles Salvo se posera moult questions sur les rapports humains, son oncle le détestant ouvertement. Durée soutenable interrompue par un incident irréparable provoqué par la distraction rêveuse de Salvo. Sa tante le mettra à la porte. Fascinante histoire du soldat de verre, entrecoupée de touchants contes roms. Petit objet brisé qui le poursuivra sa vie durant, ses pieds constamment blessés par des tessons symboliques. La main secourable, impitoyable, apprendra à Salvo à se tenir en équilibre sur un fil de fer. Adolescent doué, on pense à l'albatros poétisé par Charles Baudelaire. Maladroit sur ses pattes enracinées à la terre, sa majestueuse prestance se manifeste au déploiement de ses ailes. À partir de cette révélation, l'existence de Salvo ne sera plus jamais la même. Des êtres retrouvés qu'il croyait morts, sa soeur et son frère, plus tard, Anna, son épouse, le rejoindront sur la corde raide. Plus tard encore, ses deux filles, un enfant adopté. Nous avons l'impression que l'amour que se porte cette famille nomade s'intensifie, réunie sur le fil de fer. En bas, les ennuis ne cessent de la défier, en haut, existent l'harmonie des gestes, la sécurité de l'immobilité. La quintessence existentielle où nulle parole nuisible ne s'échange, contrairement aux lourdes lois terrestres où chacun grandit, vit avec ses dilemmes.
Les années passent. Salvo Ursari et les siens exécutent leurs numéros fabuleux au célèbre cirque Fisher-Fielding. Jusqu'au jour où le rêve ailé, symbolisé par un exercice périlleux mis au point par Salvo, s'écroulera tragiquement. Le soldat de verre se profile. Mort, dispersion de la famille. Faillite du cirque après qu'un mystérieux incendie l'ait ravagé. Fascination et horreur des flammes redoutées par Salvo et sa jeune sœur Étel. Méfiance constante, non-dits douloureux où l'enfance sans cesse déboule, tel un torrent intarissable. Voyages et pauses de l'Europe Centrale jusqu'en Amérique du Nord. Bonheur d'Anna dans sa ferme en Colombie-Britannique. Une complicité muette, une solitude accablante uniront Salvo et Anna jusqu'à la fin, soit la chute du prodigieux funambule à quatre cents mètres au-dessus du sol.
Roman magistral, universel, signifiant bêtement que la vie ne tient qu'à un fil, cliché éculé que manigance une implacable fatalité. Que serait devenu Salvo Ursari loin du cirque ? Son aspiration à l'élévation, son attirance pour la chute, ses doutes confrontés à des certitudes insondables auraient-ils trouvé un remède efficace, bridant un début de folie ? Ses intuitions maladives se seraient-elles frottées à des êtres entiers, frustes, mais fragiles comme le verre ? Salvo ne dit-il pas que nous sommes tous des soldats de verre. Une ébréchure nous déstabilise, brise nos ailes, nous ne pouvons que rêver du ciel et de la terre amalgamés ; ils nous auront permis d'accomplir nos moindres désirs. L'histoire de cet homme exceptionnel nous est racontée tendrement, passionnément par Steven Galloway. Les moindres détails psychologiques traitant des expériences de chacun nous touchent immensément. Semblables à l'équilibre précaire maintenant les pieds sur le fil de fer, les filaments événementiels qui nous gouvernent s'useront à un âge où Salvo promet à Anna, même s'il sait qu'il ment, de prendre bientôt sa retraite. Ce mensonge grossier, il le paiera de sa vie, suscité par une violente bourrasque inattendue entre « deux des tours les plus hautes du monde. »
On a été séduite par la sérénité descriptive qu'a choisie Steven Galloway pour narrer une histoire où Salvo Ursari et les siens se heurtent à des intransigeances humaines, à des complots séditieux, à une intolérance innée envers son peuple. Une tendresse généreuse habite Salvo, il est incapable de déserter la corde raide, de contempler le monde au niveau de la terre, là où les spectateurs, médusés, retiennent leur souffle dans la crainte ou l'espoir de le voir tomber. Histoire d'un homme et de ses semblables, révélant au lecteur l'univers presque oublié du cirque. Grâce à ce magistral destin hors du commun, on ne regardera plus les fildeféristes avec détachement, on se demandera si le spectre de Salvo Ursari, debout, enroulé autour de sa perche, ne flotte pas entre deux numéros prestigieux, lui aussi main secourable, tel le papillon, ange de la mort qui trop souvent le hantait...
On mentionne la sensible traduction de l'écrivaine Dominique Fortier.
Le soldat de verre, Steven Galloway
traduit de l'anglais (Canada) par Dominique Fortier
Éditions Alto, 2010, Québec, 415 pages
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