Humeur. À l'ère discutable des selfies, on ne peut plus s'entretenir d'un sujet avec une tierce personne, homme ou femme, sans que cette personne le ramenât à elle. Et interrompe notre échange. Égotisme mental, nécessité de parler de soi insignifiante. Quand ces individus apprendront-ils à se taire ? À écouter ? On est excédée par tant de nombrilisme immature. Parlons du recueil de récits d'Olivier Demers, Contes violents.
Le moins qu'on puisse dire, c'est de ne pas s'attendre à lire des textes où femmes et hommes, blessés par la vie, se penchent, compassés, sur leurs états d'âme. La littérature québécoise ne nous ayant pas habitués à ce genre de récits où s'agitent des hommes — on dit bien des hommes — aux prises avec des éléments violents de l'Histoire. Cela est supportable, cela nous emporte loin des sentiers battus où l'ordinaire de la vie n'existe pas, ou si peu, que nous oublions qu'ailleurs, toujours ailleurs, des êtres ont pris part à des révolutions, d'autres à des complots. À un moment donné, il faut concrétiser le rêve, le rendre palpable, humain, rien qu'humain. C'est oublier que l'onirisme se fie à la loyauté de nos actes pour essayer de changer le monde. Hélas, le prix à payer se frotte à nos reniements, à nos désertions. À nos failles. Que reste-t-il d'un homme sur un champ de bataille, que ce décor ensanglanté se situe dans l'Antiquité ou dans un monde contemporain ?
On a voulu comprendre ce qui se tramait dans la tête d'un combattant involontaire quand, à la frontière sud de l'Érythrée, il attend un éventuel ennemi dont il a du mal à saisir les enjeux militaires. Ils sont trois à s'observer, à s'analyser. Steve, l'officier, Hogbit, la sentinelle, le narrateur, un désenchanté cynique. Quand les combats auront repris puis cessé, il ne restera plus rien des conjectures, plus rien de deux hommes décimés, le troisième s'étant réfugié au Canada. Bien des années plus tard, hanté par son passé de jeune homme mal aimé, sur le quai d'un métro, le narrateur croit revoir Hogbit, son camarade de combat. La jeune fille et la main, Gombino, fils de paysans incultes, se rappelle comment il a été recruté par « l'armée d'Argentine », comment, pris dans un engrenage irréversible, il a torturé, tué des personnes innocentes. Au point que sa présence dans son pays étant devenue gênante, son avocat lui conseille de partir au Canada où il pourra se « la couler douce ». Si le hasard parfois donne un coup de pouce à la vie, il ne prévoit pas de malencontreuses rencontres. Le remords n'est-il pas réservé aux victimes ? De magnifiques portraits de femmes ensoleillent ces contes. Elles sont sensuelles, passionnées, révolutionnaires. N'est-ce pas le cas tragique de Lupe Sanchez, dépeinte par l'homme qui l'a aimée ? Il risquera sa vie pour la faire sortir d'une prison où, dans les couloirs, jusqu'à la cellule de Lupe, il n'entend que des cris, des lamentations d'innocents écrasés sous la torture. Quand la jeune femme sera libérée, ils devront fuir le Chili. Le Canada, havre de paix, les recevra, mais plus jamais rien ne sera pareil. Les spectres ont eu raison de leur désir intense de changer ce qui pouvait l'être. Il y a aussi l'anarchiste Maria Frédérika Wogel, qui, quarante ans plus tôt, en Allemagne fédérale, a essayé de haranguer la foule bourgeoise, monde de soumis, de mafieux, qu'elle secoue en maudissant l'humanité. Celui qui raconte cette épopée est devenu un homme comme les autres, mais nulle part, ni personne, ne lui a fait oublier « le charme capiteux de Maria Wogel, aux jours de son ultime secousse, avec sa jeunesse héroïque et révolutionnaire. » Un texte pathétique, l'un des rares du recueil, l'histoire de la petite Nagomé qui, blottie contre son père dans un vieux container, attend le marin soudoyé, qui doit les ravitailler. Plus de nourriture, plus d'eau potable, les trois autres clandestins se déchaînent contre Nagomé, qu'ils jugent responsable de la trahison du marin. N'est-elle pas une sorcière ? Nagomé se demande, avec sa foi naïve, si prier ne va pas la sauver une fois encore.
Plus nous avançons dans la lecture de ces contes étonnants et cruels, moins le drame se fait douloureux. L'humour mordant de l'auteur adoucit le malheur. Des événements collectifs nous cernent, nous regardons s'ébrouer des hommes de pouvoir qui, de l'Antiquité au début du vingtième siècle, se sont emparés de l'histoire officielle, vengeant, dirons-nous, des héros morts précédemment pour une cause grandiose. Un idéal qui, nous n'en doutons pas, ne veut plus dire grand-chose. Événements glorieux que nous retrouvons mentionnés sur des monuments, telles des épitaphes gravées dans nos mémoires. Nous apprenons les bévues stratégiques de grands hommes : Hannibal, Spartacus, Napoléon. Des lieux sanguinaires : la bataille de Hastings, la défaite des Français d'Amérique qui « perdirent tout le 13 septembre 1759, à cause de l'intervention de Satan. » Et c'est bien satanique quand Olivier Demers, jubilatoire, relate comment le marquis de Montcalm bat en retraite, pour « rejoindre une gamine délurée »... Le recueil se ferme sur la folie soudaine de Louis Riel qui, s'improvisant chef de guerre, fomente une rébellion contre les colons exploitant honteusement les Métis et les Indiens. Il parcourt les grandes plaines du Canada en brandissant un énorme Christ en plâtre, faisant échouer la stratégie si simple de son ami métis et chasseur expérimenté, Gabriel Dumont. Nous connaissons la fin : Louis Riel subira un procès politique, il sera condamné à être pendu.
Que faut-il retenir censément de ces hommes qui ont vécu par procuration ? De leur pouvoir insensé qui a fini par rattraper ce qu'il y avait de faillible en eux, les contraignant à n'être que des êtres ordinaires, embourbés qu'ils étaient dans un rêve gigantesque que ne pouvaient concevoir leurs subordonnés, incapables de les suivre dans leur dédale de folie furieuse ? Parce que ces récits ne ressemblent en rien à ceux que nous lisons confortablement, l'esprit assoupi, n'attendant pas grand-chose de nouveau, on recommande ce recueil de contes. Il éveille notre conscience apathique, rancarde nos idées toutes faites dans un monde dénaturé que ne renieraient pas les esprits les plus subversifs. C'est dire le remue-ménage intentionnel fomenté par un auteur original, peu enclin à laisser le lecteur se délecter d'histoires conventionnelles, fréquenter des héros routiniers, traditionnels.
Contes violents, Olivier Demers
Éditions Triptyque, Montréal, 2014, 179 pages
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