On réalise que notre existence se scinde en deux fragments, tels l'endroit et l'envers de toute médaille. Celle-ci, la nôtre, ne se perçoit qu'à travers nos actes. Nos pensées les inventent pour mieux en sonder la profondeur, en mesurer la distance qui nous sépare d'une réalité qui nous appartient. Ce qui permet à notre vie de s'équilibrer quand des incidents imprévisibles font battre notre pouls plus vite. On a lu le roman de Natalie Jean, La vie magique.
Si des romans plutôt sombres et mélancoliques sont le produit d'une certaine génération, des écrivains se démarquent de cette réalité grise et morne. C'est le cas du récit de cette écrivaine, nouvelliste appréciée, qui offre au lecteur une histoire irradiante, ensoleillée intérieurement, celle-ci se déroulant à l'automne jusqu'à ses premières neiges. Miranda a dix-sept ans, elle vit avec son père à la campagne. Sa mère est morte quand elle avait dix ans. Ce sont là de simples indices que souligne la romancière, le quotidien se greffant sur le regard lumineux que Miranda pose sur son entourage, qu'elle transcende parce qu'elle est faite comme ça. Les souvenirs de sa mère, la tendresse de son père, qui ne vit que pour sa fille, réjouissent le lecteur tant ils étincellent, comme un matin à sa première aube. Beaucoup de choses sont dites sur l'amitié qu'elle partage avec sa meilleure amie, Delfine. Son amour de la nature que, tenant la main inspirante de Natalie Jean, Miranda dépeint magistralement, enjolivée de détails poétiques, là où d'autres ne verraient pas grand-chose. Ses premiers émois pour des garçons de son âge, ses refus de se prêter à des aventures sexuelles sans lendemain. Aucune pruderie à redouter, la jeune fille veut se garder intacte pour l'homme qui la fera frémir, pour que « des ronds s'agrandissent à la surface du lac qui est devenu infini. » Elle veut être espérée, préférée. Chaque chapitre résonne des idéaux de Miranda, sans ne jamais tomber dans une mièvrerie moralisatrice. En toute candeur, elle confie au lecteur qu'elle est vierge, qu'elle « sait exactement comment ça marche ». Sa mère, d'une manière subtile, l'a initiée au mystère de l'amour et surtout au mystère du désir. Le corps, Miranda l'a découvert dans un livre de son idole : Léonard de Vinci. Comme référence, la jeune fille ne pouvait mieux tomber. Ses connaissances anatomiques, elles les partage avec ses amies de classe, ignorantes des ricochets de la puberté qui les guettent. Témoin lucide de sa jeunesse, Miranda contemple les nuages, la pluie, les jardins. Le fleuve. Les orages lui rappellent de joyeux intermèdes au chalet avec ses parents. La détestation de Noël sans sa mère, les parties de pêche avec son père. Tant de faits quotidiens qui diffèrent d'une journée à l'autre, l'adolescente oscillant entre le passé et le présent, entre l'absence d'une mère bienveillante, les attentions compatissantes d'un père débonnaire, fidèle aux sentiments amoureux qu'il a éprouvés pour son épouse. À peine abordés les drames intrinsèques à l'humanité, ravageant un monde infernal qu'elle effleure d'une révolte à peine révélée.
Miranda nous apprend qu'elle est synesthète. Cela se ressent à peine : le regard coloré qu'elle pose naturellement sur ses alentours s'avèrent des balises qui nous invitent à la suivre partout où elle se sent en accord avec sa jeune vie. Il en est de même pour les personnes qu'elle aime, son père au temps présent, sa mère au temps passé. Delfine se glisse dans les interstices qui lui permettent de se retrouver dans un temps qui grandit avec son amie, mais aussi avec des filles et garçons de leur âge. Bientôt, Miranda devra quitter la campagne effervescente pour aller étudier en ville. Pour se mesurer à un univers de béton. Monde futur qu'elle envisage à peine, elle doit profiter intensément de la pluie, des nuages, des bêtes. De la musique que son père lui a apprise. Elle, Miranda, dessine depuis son plus jeune âge. Deviendra-t-elle une artiste ? Cela ne surprendrait pas le lecteur.
Il serait tentant d'écrire que c'est une adolescence idéalisée que dépeint Natalie Jean, souhaitant que des trésors de la sienne l'aient inspirée. Effets d'une génération ou pas, parents aimants ou pas, pavés ou sentiers arpentés, il n'en demeure pas moins que cette période incertaine porte ses marques personnelles, les créent, telle une brûlure sur la peau mal cicatrisée. Parce que l'adolescence, perçue par un regard innocent, poursuit sa turbulente traversée dans de magistrales avenues asphaltées d'espérance.
Si Miranda est faite comme ça, pour notre plus grand plaisir de la fréquenter assidûment à travers les pages, de l'accompagner parmi ses joies, ses peines, Natalie Jean lui a prêté une part de son talent pour la dessiner au centre de turpitudes dans notre monde agité. Il est rare de lire un récit où la magie opère d'une manière autant saisissante, l'écrivaine et son personnage constamment en osmose. La tombée des livres de l'automne nous a plutôt divertie des confidences de jeunes femmes incomprises, comme si la littérature servait de défouloir où déverser ses frustrations. Ce n'est pas un grand livre, comme nous l'entendons, c'est un livre où exulte une tendre générosité envers ses semblables, jeunes et moins jeunes. Caméléon que Miranda, sous la plume pétillante de Natalie Jean, sécrétant des fluides étonnants dans notre monde dépourvu d'oreilles attentives. D'yeux fascinés par des arcs-en-ciel métaphoriques, nés de la nécessité de grandir.
La vie magique, Natalie Jean
Leméac Éditeur, Montréal, 2018, 173 pages
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