Il est important de noter qu'au début de la Deuxième Guerre mondiale, la marine allemande enregistre de nombreuses victoires sur terre et dans les mers. La source de ces succès est la machine Enigma, machine électro-magnétique dont les messages sont indéchiffrables. L'armée britannique réunit à Bletchley Park, lieu tenu secret, des chercheurs chevronnés, des mathématiciens prodiges, afin de comprendre et de casser le mécanisme de la machine dissimulant le code Enigma. Près de neuf mille personnes travaillaient dans cette sorte de laboratoire. Avec l'aide de ses collègues mathématiciens, Alan Turing parvient à déchiffrer les codes allemands, y compris ceux émis en code Lorenz utilisés par les dirigeants pour communiquer entre eux. Parmi les collègues de Turing une femme opère sous sa direction depuis un an, Joan Clarke, pour qui il éprouve un sentiment ambigu, lui avouant qu'il est attiré vers les hommes, mais avec qui il se fiancera. Qu'il présentera à ses parents avant de rompre quelques mois plus tard. La seule femme aimée qu'il idéalisera, comme il l'a fait avec Christopher.
La victoire d'Alan Turing aura un impact considérable sur la suite de la guerre, qui aurait pu durer quelques années de plus. La paix revenue, à trente-cinq ans, Turing obtient un emploi au National Physical Laboratory, à Teddington, à l'élaboration des premiers ordinateurs. Mais il retournera à Cambridge avec « le sentiment délicieux de rentrer dans son monde à lui. » Il occupe son temps à étudier la physiologie du système nerveux du cerveau. Cependant, son fantasme demeure la machine universelle, voire intelligente, qui, grâce à son cerveau mécanique, fonctionnant avec un langage binaire, serait apte à tout mémoriser jusqu'à la pensée. Puis, à la demande de son vieux mentor et ami, Max Newmann, il quittera Cambridge pour l'Université de Manchester. Il travaillera à la mise au point et au perfectionnement de l'embryon de la machine universelle que l'équipe de Newmann vient d'assembler.
Si la route professionnelle du mathématicien semble aride au lecteur, bien que très vulgarisée, donc habilement simplifiée par l'écrivain Jacques Marchand, elle se révèle passionnante à lire. Mais un scandale sordide ternira le mitan de l'existence du mathématicien qui, étant homosexuel, se compromettra naïvement avec un jeune homme rencontré dans les faubourgs douteux de Manchester. Le châtiment sera hors de mesure. Impensable. Nous sommes au début des années 1950 en Grande-Bretagne, l'homosexualité est encore implacablement jugée et punie. L'indécence de ce scandale est relatée par un narrateur que, dès le début du récit, l'écrivain Jacques Marchand a glissé entre les chapitres, s'attachant à la personnalité intérieure de Turing. Cet homme qui se livrait peu, habitait seul une maison qu'il a achetée, n'ayant pour seule compagnie que sa gouvernante et ses jeunes voisins qui l'ont pris en estime, lui confiant leur enfant de trois ans quand ils doivent s'absenter. Le narrateur, qui veut sonder l'âme de Turing, parcourt les bibliothèques universitaires à la recherche de cet être énigmatique. C'est par la voix fictive d'une dénommée Florence, qui aurait travaillé avec Alan pendant la guerre, que nous sommes instruits de ses sentiments déchirés pour sa mère, de sa mésentente avec son frère, de l'intimité affectueuse qu'il partage avec la mère de Christopher. Cet homme exacerbé d'une sensibilité d'artiste, aime les contes de fées, porte en lui la complexité absolue de l'être humain. Le narrateur imagine ce que fut la mort d'Alan Turing, à quarante et un ans, après que sa gouvernante l'eut trouvé inerte dans son lit. Il se serait suicidé, ce qui n'a jamais été éclairci, de malsaines conjectures ayant été émises autour de son décès. Des rumeurs, des légendes. L'oubli pendant plusieurs décennies. La réhabilitation adviendra en 2009 par le ministre anglais au nom du gouvernement. Le pardon royal en 2013. Des regrets. Des statues. Les autorités politiques se sont rendu compte de la « vaste entreprise de décodage que Turing et ses collègues dirigeaient [ ... ] » Par essence, les ordinateurs modernes sont des réalisations concrètes des machines de Turing.
Lecture exigeante certes, mais roman biographique qui nous a captivée. D'un côté, la vie du mathématicien de génie, de l'autre, la vie de l'homme inatteignable, proche de la nature, blessé par une enfance et une adolescence flouées, constamment à l'opposé de ce qu'il représentait. Et ressentait. D'où ses passions démesurées qu'il a éprouvées pour deux personnes. Christopher Morcom et Joan Clarke. Le récit se termine sur une note touchante et polysémique. Alan et l'enfant de ses voisins, sont montés sur le toit du garage. Tous deux contemplent la fin de l'après-midi. L'enfant est plongé dans ses réflexions, redoutant le prochain déménagement de ses parents. Alan perçoit les sensations du corps du garçon assis sur ses genoux. Se souvient qu'au moment de s'installer dans sa maison, il avait imaginé un passage secret « menant à un autre agencement du réel. » Ce que symbolise le geste de l'enfant qui lance une de ses chaussures dans les airs. La chaussure ne retombe pas mais disparait dans la branche qui surplombe le toit. Quoi de plus signifiant que cette image candide d'un génie incompris qui voulait passer inaperçu ? Vivre éloigné des frivolités citadines ?
La joie discrète d'Alan Turing, Jacques Marchand
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2018, 432 pages
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