Il est à souhaiter que toutes et tous nous accomplissions une partie de nos rêves avant de mourir. La question ne se pose pas pour les enfants pour qui la vie est éternelle. Une pensée nostalgique qui germe dans notre tête, agacée par la durée trop froide de l'hiver. Comme si le passage inéluctable des saisons était responsable de nos humeurs vagabondes. On parle du livre de Michka Saäl, La lune des coiffeurs.
Ce sont des récits très brefs qui se déroulent dans des pays, sur des continents, rarement nommés, nous fiant à plusieurs indices parsemés dans les confidences de la narratrice, nous emportant dans des contrées qui font tampon sur les comportements entravés de la jeune femme. D'abord, il y a l'enfance perturbée par le divorce, ou séparation, de ses parents. L'adolescente en profite pour relater au lecteur des moments cruels, une scène où, punie, elle est enfermée dans une cave. Elle y a trouvé un « petit carnet jaune [ qui ] palpite au creux de ma chemise. Je suis prête. » Un muezzin au loin, le braiment d'un âne. Nous savons ainsi que la mémoire interprète les bruits journaliers d'un pays arabe. Lacis de mémoire, dit-elle, de laquelle surgiront des personnages atypiques. Elle n'invente rien, assure-t-elle encore, ce qu'elle imagine lui appartient. Ses émotions sont visibles, à fleur de peau, jusqu'à vouloir se blesser à l'os. Des photos encadrent bellement le souvenir de sa grand-mère « éblouissante de sensualité », sa mère à cinq ans, une sœur aînée de celle-ci, qui s'est tuée en tombant du haut d'un escalier. Traumatisme de la jeune sœur qui fut témoin du drame. Il est inévitable de généraliser les situations d'ordre intime de ces récits proches de l'analepse où le flou l'emporte sur une certaine réalité qui s'avère rarement éclaircie. Magnifique portrait de Leïla, nouvelle gouvernante de la maison, qui semble protéger la petite fille Michka. Des descriptions sans cesse renouvelées, aux accents litaniques, de ce monde arabe qu'elle a aimé. Les femmes voilées qui trient des graines, les hommes qui boivent du rhé noir, pendant que Leïla enduit les paumes des mains et la plante des pieds de henné de la fillette. Les senteurs aussi prédominent les souvenirs épars de la narratrice. Un homme, l'Énigme, son père, trace son empreinte douloureuse, se souciant peu de la petite fille, souvenir amer qu'elle se remémorera plus tard quand, à Montréal, elle apprend durement son décès. Son interlocutrice, au téléphone, lui reprochant son indifférence envers cet homme qui, toute sa vie, fut irréprochable, affirme-t-elle. Profondément chagrinée, Michka évoque en silence l'indifférence que lui a manifestée son père pendant son enfance et son adolescence. Jusqu'à l'humiliation. De la mère, elle et sa sœur apprendront qu'elles sont juives, ce que la narratrice refusera en bloc. Elle considère cette histoire lugubre, cortège de haine, histoire officielle absurde. Elle a beau en appeler aux poètes, elle est seule, « immergée dans des bruissements de souffrance éternelle. » Cette mère qu'elle aura toujours du mal à aborder, sinon à ressusciter, revient par bribes dans la fantaisie de souvenirs éparpillés. Avec un ami, en cherchant une Hanukkiah dans une petite ville nord-américaine, elle recourt au temps qui a fortifié le grave malentendu qui l'a séparée d'une mère exigeante, convertie au catholicisme, d'où leur mésentente irréversible sur la religion. Nous ne savons jamais quand cette femme « bovarienne métissée » est sincère avec ses filles. Belle, élégante, à qui « un soir de messe de minuit », Michka lui déclare gravement qu'elle veut partir en Israël. Elle doit retrouver ses racines. À Jérusalem, « ville de toutes les religions ».
Le livre est essaimé des voyages de la jeune fille, narrant des épisodes épidermiques, on veut dire où l'angoisse rémanente bouleverse une adolescente qui se cherche, à Paris, un modeste emploi, de quoi s'abriter et se nourrir. Travail aléatoire, lits de fortune, solitude des égarés. Éloquence de la mémoire meurtrie, se nourrissant d'incidents propices au discours amical ou amoureux. Sensualité qu'elle découvre en manœuvrant habilement les manigances, les intrigues de quelques hommes. Sur la plage, au marché, au cinéma. Elle dira « apprendre à guetter les regards, à saisir les allusions. » Mais demeure en elle son oscillatoire attirance pour les pays de l'enfance. Et surtout, sa double appartenance à l'identité d'origine. Hérissée d'incertitudes, elle invente des légendes à travers les photos muettes qu'elle contemple. On devine qu'à son tour, elle a divorcé, un récit dépeignant la peur qui la ronge quand elle décide, aidée d'une amie libraire, de déménager. De récupérer des affaires qui lui appartiennent, comme si la vie de cette femme n'avait été qu'un durable déménagement, sans l'octroi d'une rive reposante. Quittant des êtres aimés, indestructibles, dans la frénésie de sa pensée. C'est à Montréal qu'elle déposera son matériel de cinéaste, tournera quelques-uns de ses films. Avec en tête, la rédaction de ce livre aux cents couleurs pittoresques, ciels bleus, ciels gris. Kaléidoscope de la vie inscrite, on dira à notre tour, sur un petit carnet trouvé, non dans une cave, mais chaque fois que la narratrice a vagabondé dans les dédales compliqués des hasards, fomentés consciemment par les humains, avant d'en arriver à la consolation ultime, qui est celle de l'art.
On a lu ces dévotions passionnées pour l'existence, textes poignants, avec un étrange plaisir, mêlé de compassion et d'admiration pour une femme aux identités multiples, s'y référant, désordonnée, semblable aux êtres voyageurs qui se cherchent une terre d'adoption. Point d'ancrage enfin acquis, sans pour autant se soustraire à une courte allégorie désignant la force de la chevelure, celle-ci symbolique désir compulsif de vivre, qu'il faut faire couper les nuits de pleine lune. Lune des coiffeurs. Ses humeurs alimentant les sentiments imprévisibles de l'écrivaine. Son parcours hétéroclite façonnant la femme qu'elle deviendra au contact des monstres qu'elle rencontre la nuit, encombrant ses allées et venues, ceux-ci surgis d'une grande maison fraîche de ses dimanches d'enfant. Démarche cependant handicapée, les monstres l'accompagnant lors de trajets fatidiques, qu'elle ne nomme pas mais desquels on devine l'issue fatale...
La lune des coiffeurs, Michka Saäl
Éditions du Loin, Montréal, 2019, 149 pages
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