lundi 22 février 2021

L'aveuglement d'une jeune fille en friche *** 1/2


D. nous demande si, à l'automne de notre vie, des fantasmes occupent notre esprit, suscitent des regrets. Question qui nous laisse dubitative. On dénote que le cerveau nous fait encore cadeau de désirs, de délires, de rêves, qui nous font soupirer ou sourire. C'est une manière, entre autres occupations, de continuer à vivre, les fantasmes prenant le relais sans qu'on les y invite. On commente le roman de Martine Desjardins, Méduse.

Il y a du délire aussi dans cette histoire qui nous a ravie, signature fantasmagorique de l'écrivaine relevée dans ses précédents livres. Ce dernier opus nous semble le plus accompli, le plus déterminé à nous faire savoir que les filles, les femmes, dépendent du pouvoir de leur beauté mentale quand elle fait défaut sur leur visage, sur leur corps. Traquenard qui se refermera dangereusement sur la jeune Méduse, qu'elle utilisera, ne possédant pas de ressources plus subtiles, pour séduire les hommes qui puisent dans son regard l'amorce d'une improbable complicité, qui les désarme, les infantilise. Plusieurs interprétations se prêtent au parcours abracadabrant de l'adolescente mal-aimée, surnommée Méduse par ses deux sœurs, tellement elle est repoussante, ce qui n'est qu'une apparence. Ses parents ne pouvant plus la supporter, son père prend la décision de l'emmener dans un institut pour jeunes filles handicapées physiquement, égaré entre une forêt et un lac infesté de méduses. Abandonnée par sa famille, on imagine les sévices dégradants qui attendent Méduse dans ce lieu infernal. Une directrice chauve, rébarbative, pétrie d'insatisfactions juvéniles, dévouée à son père, le dirige. Douze « bienfaiteurs » tyranniques et difformes, une poignée de « protégées » surveillées étroitement par un quatuor de matrones. Ces jeunes filles sont à la disposition des bienfaiteurs qui se rassemblent une fois par mois, pour combler, aux dépens de leurs victimes, des frustrations aux abords puérils. Jeux malsains qui menacent Méduse, réduite à se montrer à quatre pattes, tête baissée, pour que personne n'aperçoive ses yeux, paupières closes recouvertes de sa longue chevelure. 

Le temps passant, le sort misérable de Méduse ne s'améliore pas. Rebelle, elle ne se fait aucun complice. Seule, une adolescente lilliputienne, Suzanne, se raccroche à elle pour s'évader après que Méduse a découvert les méfaits meurtriers du lac. Entreprise audacieuse qui échouera, Suzanne, par mégarde, ayant croisé le regard de sa compagne. Si Méduse est devenue la proie favorite de la directrice, celle-ci sera impressionnée par le fait que la jeune fille ne ressente aucune douleur qu'auraient dû déclencher des maltraitances à répétition. D'esclave, elle deviendra sa confidente. Ainsi, nous apprendrons qui est cette femme, qui a construit l'institut. Le parcours de Méduse se révélant sans issue, elle n'échappera pas, telle Suzanne, à la tentation de s'évader. Il suffira d'une occasion inespérée pour que son séjour parmi les protégées, desquelles nous savons peu, s'achève dans l'incomplétude, rien n'étant résolue pour Méduse qui s'entête à ne pas se regarder dans les miroirs. 

En fait, ses péripéties sont une longue lettre qu'elle adresse à un homme chargé de la ramener à l'institut, son évasion ayant été planifiée habilement par un armateur, que Méduse a réussi à séduire grâce au pouvoir de ses yeux que personne, à part elle-même, n'a détecté. Il faudra que son destinataire lui lance un défi pour qu'elle accepte de révéler l'attrait insoutenable de son regard. Symbole du sexe féminin dont le mystère effraie quantité d'hommes, qu'ils soient d'hier ou contemporains. Jeux corrompus des bienfaiteurs qui dissimulent leur frayeur sous couvert de jeux pervers. L'écrivaine a semé au long de son récit une saisissable connotation sexuelle, nous faisant penser au château redoutable et aux personnages ambigus de la célèbre Histoire d'O, signée Pauline Réage. 

De crainte de trop révéler de ce conte moderne, ce qui serait regrettable, car c'est un conte habité de ses affabulations, on jouera de prudence, on formulera des questions, avivant les yeux d'une jeune fille qui se méconnait, bien qu'elle accomplisse des actes prémédités, salvateurs pour elle-même. Condamnés par une société bien-pensante. Sous l'emprise euphorisante de la gomme de résine, atténuant son sentiment de honte culpabilisante, Méduse finira-t-elle par accepter son rôle de jeune femme éprouvée par les atrocités que son corps devra subir, livré aux caprices délétères des bienfaiteurs ? Dans la friche où se débat Méduse, son récit ne se termine pas tel un conte de fées, elle possède si peu de recours vivables pour sa défense. 

L'histoire est riche, pour éviter de mentionner originale, ce qui ne suffirait pas à dépeindre les péripéties d'une adolescente prisonnière de ses travers physiques, de leurs conséquences irréparables. Dissimulés derrière des œillères chevalines ou sous un bandeau rétrécissant le périmètre de leur territoire, ses globes oculaires distillent un attrait mortel sur celui ou celle qui essaie de confondre leur intensité. Les Disgracieusetés, les Abhorrations, mentionnées par l'écrivaine, dont se condamne Méduse, soulèvent la question épineuse de l'anorexie qui ravage la candeur d'adolescentes, encouragées par des modes où le corps squelettique prend sa source dans un narcissisme exigeant. Aveuglant la promesse charnelle de corps inachevés. Entre autres victimisations de " l'éternel féminin ", dévalorisé par des hommes peu scrupuleux sur la marchandise.

Si la fiction s'avère fâcheusement moderne, l'écrivaine Martine Desjardins l'a embellie de la diversité d'une écriture rutilante, d'un vocabulaire recherché élégamment. D'une pensée parfois provocante. On lit peu de ces phrases ponctuées d'une poétique liberté, dans lesquelles nous ressentons la joie de l'auteure à s'être  laissé aller à son amour de l'écriture. Dans un monde où les symboles dissimulent une lourdeur pitoyable de l'être humain, en l'occurrence l'innocence de jeunes femmes inexpérimentées. On lui en sait gré.


Méduse, Martine Desjardins

Éditions Alto, Québec, 2020, 214 pages

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