lundi 14 février 2011

Les racines et les ailes ****

Nous baladant en ville ou prenant le métro, on a remarqué la mixité des couples. Africains, Asiatiques, Européens, Nord-Américains, on se questionne sur la raison démentielle des guerres. Fracas des bombes, cris de douleur, villes décapitées, ces images télévisées chargées de haine démentent la tendresse des visages, la douceur des yeux qui se jurent l'éternité. Les intérêts politiques d'une poignée d'hommes ne primeront jamais l'amour qu'échangent ces femmes et ces hommes. Réflexion délibérée qui nous ramène au roman de Steven Galloway, Le soldat de verre.

Destin d'un homme pour qui marcher sur la terre s'avère non seulement un effort considérable mais aussi un déchirement permanent. Il n'est bien que sur un fil de fer, débarrassé de toute pesanteur physique. Le poids de la terre, morceaux de glaise collés à ses pieds. Depuis sa terrible enfance en Transylvanie, durant les années 1920, ont transpiré ses peurs, ses angoisses nées de l'exil, de sa condition d'humain toujours sur le qui-vive, de la mort de ses parents dans l'incendie criminel de leur maison, de ses errances d'un continent à l'autre. Ainsi commence l'histoire de Salvo Ursari, gitan malmené par la guerre et la discrimination. Au bout de la souffrance, une main secourable et brutale parfois se tend, nous saisit au collet, nous laissant pantelant. Ce qui arrivera à Salvo une nuit qu'il effectue des prouesses sur une chaise dans une taverne mal famée de Budapest. Avant de parvenir à ces extrêmes, Salvo avait été recueilli pendant deux ans chez une tante rom, bannie par ses parents après son mariage avec un « gadjo, son oncle Laszlo. » Deux années pendant lesquelles Salvo se posera moult questions sur les rapports humains, son oncle le détestant ouvertement. Durée soutenable interrompue par un incident irréparable provoqué par la distraction rêveuse de Salvo. Sa tante le mettra à la porte. Fascinante histoire du soldat de verre, entrecoupée de touchants contes roms. Petit objet brisé qui le poursuivra sa vie durant, ses pieds constamment blessés par des tessons symboliques. La main secourable, impitoyable, apprendra à Salvo à se tenir en équilibre sur un fil de fer. Adolescent doué, on pense à l'albatros poétisé par Charles Baudelaire. Maladroit sur ses pattes enracinées à la terre, sa majestueuse prestance se manifeste au déploiement de ses ailes. À partir de cette révélation, l'existence de Salvo ne sera plus jamais la même. Des êtres retrouvés qu'il croyait morts, sa soeur et son frère, plus tard, Anna, son épouse, le rejoindront sur la corde raide. Plus tard encore, ses deux filles, un enfant adopté. Nous avons l'impression que l'amour que se porte cette famille nomade s'intensifie, réunie sur le fil de fer. En bas, les ennuis ne cessent de la défier, en haut, existent  l'harmonie des gestes, la sécurité de l'immobilité. La quintessence existentielle où nulle parole nuisible ne s'échange, contrairement aux lourdes lois terrestres où chacun grandit, vit avec ses dilemmes.

Les années passent. Salvo Ursari et les siens exécutent leurs numéros fabuleux au célèbre cirque Fisher-Fielding. Jusqu'au jour où le rêve ailé, symbolisé par un exercice périlleux mis au point par Salvo, s'écroulera tragiquement. Le soldat de verre se profile. Mort, dispersion de la famille. Faillite du cirque après qu'un mystérieux incendie l'ait ravagé. Fascination et horreur des flammes redoutées par Salvo et sa jeune sœur Étel. Méfiance constante, non-dits douloureux où l'enfance sans cesse déboule, tel un torrent intarissable. Voyages et pauses de l'Europe Centrale jusqu'en Amérique du Nord. Bonheur d'Anna dans sa ferme en Colombie-Britannique. Une complicité muette, une solitude accablante uniront Salvo et Anna jusqu'à la fin, soit la chute du prodigieux funambule à quatre cents mètres au-dessus du sol.

Roman magistral, universel, signifiant bêtement que la vie ne tient qu'à un fil, cliché éculé que manigance une implacable fatalité. Que serait devenu Salvo Ursari loin du cirque ? Son aspiration à l'élévation, son attirance pour la chute, ses doutes confrontés à des certitudes insondables auraient-ils trouvé un remède efficace, bridant un début de folie ? Ses intuitions maladives se seraient-elles frottées à des êtres entiers, frustes, mais fragiles comme le verre ? Salvo ne dit-il pas que nous sommes tous des soldats de verre. Une ébréchure nous déstabilise, brise nos ailes, nous ne pouvons que rêver du ciel et de la terre amalgamés ; ils nous auront permis d'accomplir nos moindres désirs. L'histoire de cet homme exceptionnel nous est racontée tendrement, passionnément par Steven Galloway. Les moindres détails psychologiques traitant des expériences de chacun nous touchent immensément. Semblables à l'équilibre précaire maintenant les pieds sur le fil de fer, les filaments événementiels qui nous gouvernent s'useront à un âge où Salvo promet à Anna, même s'il sait qu'il ment, de prendre bientôt sa retraite. Ce mensonge grossier, il le paiera de sa vie, suscité par une violente bourrasque inattendue entre « deux des tours les plus hautes du monde. »

On a été séduite par la sérénité descriptive qu'a choisie Steven Galloway pour narrer une histoire où Salvo Ursari et les siens se heurtent à des intransigeances humaines, à des complots séditieux, à une intolérance innée envers son peuple. Une tendresse généreuse habite Salvo, il est incapable de déserter la corde raide, de contempler le monde au niveau de la terre, là où les spectateurs, médusés, retiennent leur souffle dans la crainte ou l'espoir de le voir tomber. Histoire d'un homme et de ses semblables, révélant au lecteur l'univers presque oublié du cirque. Grâce à ce magistral destin hors du commun, on ne regardera plus les fildeféristes avec détachement, on se demandera si le spectre de Salvo Ursari, debout, enroulé autour de sa perche, ne flotte pas entre deux numéros prestigieux, lui aussi main secourable, tel le papillon, ange de la mort qui trop souvent le hantait...

On mentionne la sensible traduction de l'écrivaine Dominique Fortier.


Le soldat de verre, Steven Galloway
traduit de l'anglais (Canada) par Dominique Fortier
Éditions Alto, 2010, Québec, 415 pages

lundi 7 février 2011

Un rendez-vous piégé ***

En ce février enneigé, on s'en tiendra à des propos minimalistes et reposants. Les coups d'État, les inondations et divers bouleversements humains ou naturels, après que nous les avons assimilés, exigent une pause pour continuer à vivre. Nous évoluons dans un pays où la violence se montre le bout du nez sans vraiment désorganiser notre emploi du temps journalier. Il est bon de laisser en suspens quelques interrogations avant de se plonger dans un livre. On a choisi de parler du récit de Pierre H. Charron, L'incident.

Courte histoire construite telle une pièce de théâtre. En de brefs chapitres, l'auteur dresse douze personnages avant de les lancer dans un complot collectif qui se déroulera à huis clos. Comme dans la vie, il y a les gentils et les méchants. Ceux pour qui aimer veut dire quelque chose, ceux pour qui détester veut dire aussi quelque chose. On va essayer de les cerner avant de leur laisser le champ libre. D'où une heureuse complicité entre l'écrivain et le lecteur.

Sept ans avant l'incident, Simon et David, frères de sang, affirme l'auteur, ont décidé de taire un secret. Nous sommes témoins d'une vision insolite accablant Simon. Il saigne du nez, des oreilles, ses doigts sont « fusionnés » entre eux, des larmes de sang se forment aux contours de ses iris. Peu à peu, Simon revient à lui, adjurant David de ne pas jouer à la finale de base-ball, son comportement inexplicable l'avisant d'un malheur. David ne tient pas compte du conseil de son ami, qui a vu juste. Un accident se produira sur le terrain, dont David sera la victime. Ce laps de temps écoulé, le présent nous apprend que les deux hommes, âgés de dix-huit ans, résident dans l'arrondissement de Mirabel, « à quelques bornes du célèbre aéroport laissé à l'abandon. » Futur significatif qui n'est pas une coïncidence. Temps fictif autant que l'histoire violente qui s'ensuit. Alors qu'ils savourent un cappuccino Chez Salvator, une nouvelle vision submerge Simon. Elle ne révèle rien de réjouissant : un meurtre aura lieu dans le bistrot. Tempête de neige et verre brisé. Un seul mot comme indice : métal... Effarement angoissé des jeunes gens.

Délaissant ces témoins à leur peur, Pierre H. Charron nous présente Caroline, seize ans, qui se rend à son cours de chant. Elle ambitionne le premier rôle d'une comédie musicale au banquet annuel du Conseil des arts des Laurentides, tremplin pour une carrière de chanteuse. En attendant que son rêve prenne forme, elle est serveuse Chez Salvator. Ce matin-là, elle rejoint son professeur, monsieur Deblois, mais quand elle entre dans la salle, une décevante surprise la fait fuir... La rattrapant, son professeur lui donne rendez-vous le lendemain matin Chez Salvator. En parallèle, Buddy, Tommy et Manuel traînent leurs guêtres dans un endroit infect du quartier, où des transactions illicites attirent le « tiers de la population juvénile. » Buddy attend Yann, « un blanc-bec de premier ordre ». Celui-ci doit de l'argent à Buddy, et les délais sont périmés. Après que ses acolytes eurent démontré à Yann que leur chef ne plaisantait pas, Buddy lui donne vingt-quatre heures pour lui verser le magot. Chez Salvator, le lendemain matin. Il y a aussi Reynald, que nous rencontrons sur place. Il est responsable des cuisines, exploité par son patron, Joe Salvator. Irrité par l'absence inexpliquée de Caroline, il ne supportera pas les réflexions désobligeantes de Joe Salvator. Il claque la porte en jurant de se venger...

Nous nous reposons de cet inventaire humain en retrouvant Simon et David Chez Salvator.  « Il neige à plein ciel et il fait clair. » Les uns et les autres composent un tableau séquentiel, celui du matin de l'incident. Anxieux, monsieur Deblois espère l'arrivée de Caroline pour mettre les choses au point pendant que Buddy et sa « gang » attendent Yann. Ce dernier se prélasse dans un motel minable avec Laura, sa copine de misère, réalité à laquelle il ne peut échapper. Les mains vides, il devra se pointer Chez Salvator, persuadé que ses jours sont comptés... De son côté, Caroline fonce affronter « l'ogre des Beaux-Arts ». Elle ira au bout de cette histoire coûte que coûte.

Dernier acte qu'il serait dommage de dévoiler. Il y aura bien un corps sacrifié, un indice déconcertant. Seul, Marco, camelot du village, que nous n'avons jamais signalé, continue à proposer le quotidien du matin. Il est là, pierre égarée et salvatrice, dans ce débordement confus d'amour et de haine.

Tour de force de la part de Pierre H. Charron d'avoir résumé en cent pages une intrigue mouvementée, réuni douze protagonistes intransigeants, pourvus de sentiments passionnels, propres à leur âge. Aucune bavure n'engrène le style concis, les dialogues vifs et réalistes ; aucun temps mort ne ralentit l'action, chacun réglant des comptes avec autrui et soi-même. Le village revenu au calme, l'auteur termine sur une note d'humour, rendant ainsi une sorte d'hommage à Simon et David, qui ont su dévider la trame vengeresse de jeunes existences réunies Chez Salvator, scène de théâtre moderne et persuasive.


L'Incident, Pierre H. Charron
Série ObZcure
Les éditions Z'ailées, Ville-Marie, 2010, 100 pages