lundi 25 février 2013

Le meurtrier et la jeune fille *** 1/2

Dans Facebook, on s'étonne parfois de lire des commentaires de personnes calomniant l'argent, exaltant le sens des valeurs, comme celles de l'humanisme. On pressent que ces mêmes personnes profitent quotidiennement du confort que leur permet ce produit d'échange, gagné à bon escient. Il faudrait mesurer la contradiction de certains propos, réfléchir et se taire. On parle du roman de Flemming Jensen, Le blues du braqueur de banque.

Comment se débarrasser du corps de votre meilleur ami que vous venez d'assassiner, se demande Max, d'autant que ce meilleur ami était le premier ministre danois. Max sait que le temps n'est pas aux questions mais aux réponses. Affolé, il s'enfuit dans sa Mercedes laqué noir puis, après une pause réflexive au bord d'un lac, où se tient à une grande distance un groupe de scouts, il revient dans la remise où a eu lieu le délit, sauf que le corps n'y est plus !

L'histoire se déroule à Frederiksdal, au nord de Copenhague. Elle nous est racontée par un braqueur de banque qui a rencontré Max dans un « environnement particulier, plus calme que la moyenne [...] », endroit qui nous sera révélé à la toute fin. Max lui narre, troublé et logique, comment et pourquoi il a tué Tom. Pour que le récit ait quelque cohérence, il explique au narrateur, qu'il a été pendant quinze ans le conseiller politique de son ami, incapable de résoudre seul des enjeux internationaux. Homme de génie, agissant dans l'ombre, Max n'en peut plus de cette situation ambiguë. Cette semaine-là, Max et Tom ont été coincés entre une insurrection groenlandaise et d'âpres débats parlementaires. Pour mettre les choses au clair sur leur rôle respectif, ils se sont donné rendez-vous dans une ancienne baraque abandonnée où des kayaks et canoës étaient jadis remisés. Les deux hommes venaient s'y réfugier durant leur adolescence, leur amitié datant du lycée. Convenance de sentiments passionnés et partagés. Max, froid et calculateur, éradique des théories de complot, ébranle de solides convictions ; Tom cultive un ascendant charismatique sur des partenaires récalcitrants, souvent implacables. Les deux hommes se complètent. Cependant, leurs ambitions se disproportionnent, rompant le pacte qu'ils avaient établi une trentaine d'années plus tôt. Cette nuit-là, mentionne le braqueur, la discussion entre Max et Tom a été terrifiante, s'accusant l'un et l'autre d'un tissu d'insanités. Frustrations longuement refoulées qui met Max hors de lui, exaspéré de l'assurance inconcevable qu'affiche Tom. L'arme du crime, une bouteille de whisky Glenfiddich, que tend Tom à Max, mettra un terme définitif à leurs dissensions.

Semblable au braqueur de banque, un type « plutôt bon », merveilleusement sympathique, hilarant et naïf, retournons à Max qui, entrant dans la remise, se rend compte que le corps a été déplacé. Encore perturbé, il y prête peu attention, manigançant une idée fabuleuse pour larguer Tom au-dessus du lac. On n'a pas mentionné que, proche de la cabane, se dresse une station météo abandonnée elle aussi, avec son matériel, de grandes bouteilles d'hélium pour faire voler les ballons. L'idée de Max faisant son habile chemin dans sa tête, il est assuré que son forfait, qu'il juge révoltant, ne sera jamais découvert. Il n'a plus qu'à désactiver les deux téléphones, celui de Tom et le sien, trouver un bouc émissaire, un nommé Hartvigsen, conseiller du ministre de l'Intérieur, que Max déteste. À l'instant où tout s'éclaircit pour lui, la porte s'ouvre, une jeune fille surgit, mentionnant que passée plus tôt, elle a oublié son téléphone. Choc de part et d'autre, la rencontre entre Max et Signe soulèvera d'incroyables renversements et remaniements successifs.

Parvenu à la fin du récit, le lecteur se délectera d'une conclusion tramée par Signe. Le braqueur de banque, assistant au dernier acte, sera abasourdi par la ruse de la jeune fille. Elle a des comptes à régler avec la société, d'où son intervention en parallèle avec celle de Max, qui ne cherche qu'à justifier son acte, alors qu'elle, Signe, ne souhaite qu'à venger une mort inutile.

Roman jubilatoire, burlesque, mené de main de maître par Flemming Jensen mais aussi par le braqueur de banque qui, entrecoupant les confidences de Max, se remémore sa jeunesse estudiantine  — comme Max, n'est-il pas bardé de diplômes ? —, évoque les raisons pour lesquelles il s'est détourné d'une voie conventionnelle, préférant une vie aventureuse, à l'abri de tentations qui ont mené son compagnon aux pires excès.

Lisons ce roman jouissif en nous souvenant que nous sommes à la merci de rencontres hasardeuses, d'actes irrépressibles. Cela dépend, tout comme le narrateur, du regard que nous jetons sur une société bouillonnante, agissant trop souvent à coups d'impulsions ; les grands de ce monde, s'agitant dans leur univers opaque, exercent des influences néfastes ou salvatrices, les nourrissent d'un blues défiant la réalité, ou se trompant de personnage. Ne nous racontons-nous pas trop souvent des histoires à dormir debout ?

On mentionne la qualité littéraire de la traduction, signée Andréas Saint Bonnet.


Le blues du braqueur de banque, Flemming Jensen
Traduit du danois par Andréas Saint Bonnet
Coédition Gaïa/Leméac, Montfort-en-Chalosse/Montréal, 2012, 192 pages

lundi 18 février 2013

Les mirages du Far West ****

Perdre un animal de compagnie n'est pas simple. Si nous nous consolons en nous persuadant que sa vie a été confortable, que pendant de nombreuses années notre petit compagnon n'a manqué de rien — soins et amour —, il n'en demeure pas moins que nous sommes affligés du vide qu'il laisse en nous et autour de nous. Notre territoire devient peau de chagrin. Ainsi le chat de notre amie N. On a lu Les frères Sisters, roman signé Patrick deWitt.

1851. Oregon City. Deux frères, Charlie et Eli Sisters, terrifiants tueurs à gages, ont reçu l'ordre de leur sinistre employeur, le Commodore, d'exécuter un chercheur d'or qui lui aurait soutiré un précieux document. Ils doivent se rendre en Californie, paradis des trafiquants de tout acabit. Les chercheurs d'or y pullulent, se construisant un rêve qui, trop souvent, tourne au cauchemar. Nous suivrons le périple de Charlie et d'Eli, aux tempéraments opposés, mais de même sanglante réputation. L'histoire, à la fois burlesque et pathétique, une parodie du Far West, entraîne le lecteur vers d'anciens rêves de conquêtes épiques, telles que nous en trouvons parmi les époques grandioses qui ont essaimé les générations futures de leurs légendes.

On a relevé des anecdotes étonnantes survenues à Eli. Il craint les araignées velues, se fait arracher deux dents infectées, s'émerveille devant une brosse à dents et un dentifrice en poudre que lui recommande un curieux dentiste. Charlie veille sur son frère cadet, n'hésitant pas à tuer de fâcheux prospecteurs qui encombrent leur chemin. Chaque péripétie les entraîne vers San Francisco où ils ont rendez-vous avec l'homme de main du Commodore, qui doit les amener vers le chercheur d'or à éliminer. Avant que leur lugubre mission soit accomplie, Charlie noiera ses frustrations dans une mauvaise eau-de-vie, au point de devoir interrompre leur voyage ; Eli veille discrètement sur sa santé, ménageant les humeurs belliqueuses de son frère aîné. Ce qui lui laissera le temps d'entreprendre un régime alimentaire pour séduire une jeune fille. Derrière ces facéties, nous pénétrons le passé des deux frères, nous connaîtrons la raison pour laquelle ils sont devenus de redoutables justiciers. Nous croiserons une panoplie de personnages excentriques, témoins d'une époque balisée de certitudes implacables. Tant pis pour celui qui échoue : c'est, ou bien la richesse ou bien la mort. Le courant impétueux des rivières enivre des hommes à l'ambition forcenée, extirpant pépites et paillettes mêlées à l'eau boueuse.

Comme dans tout récit du genre, surgissent des Indiens, des « filles de joie », des hors-la-loi, des ours, des castors, des chevaux, l'ensemble aboutissant à des tueries mémorables. Des paysages fabuleux impressionnent. Humains et animaux jouent un rôle de survie, tel un être qui, se sachant méprisé, agit en désespoir de cause. Et il s'agit bien d'une cause à effet, quand, parvenus à destination, Charlie et Eli recherchent en vain l'homme avec qui ils ont rendez-vous. On ne dévoilera pas le dénouement de leur magistrale aventure, on taira les échouements divers dont seront victimes les mieux intentionnés. Retournement inattendu de situations où les plus forts, murés dans un silence percutant, s'abandonnent aux mains des plus faibles.

Le roman, captivant, truffé d'humour, dégoulinant de sang, de bile, d'alcool frelaté, s'avère une réussite incontestable. Le lecteur se surprend à lire deux histoires, celle narrée par Eli, le plus émotif des deux frères, celle diffusant la présence funeste de Charlie, l'aîné impitoyable, mais aussi le frère protecteur rongé par le remords. Depuis l'adolescence durant laquelle il a commis un acte irréparable, il a deviné qu'Eli aspirait non à l'or mais à une vie paisible et familiale auprès de leur mère.

Fabuleuse chevauchée dans un Far West illusoire que Patrick deWitt dissimule derrière une grinçante nostalgie soutenue par une fraternité biaisée où chaque meurtre commis envers autrui et soi-même, ravive les pépites enfouies dans les eaux dormantes de nos propres rivières. Dans la boue et la vase se meuvent des secrets que même deux frères unis par le malheur, ne peuvent mettre au jour qu'à « l'abri de tous les dangers et de toutes les horreurs de l'existence. »

On félicite Emmanuelle et Philippe Aronson pour la clarté de la traduction.


Les frères Sisters, Patrick deWitt
Traduit de l'anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson
Éditions Alto, Québec, 2012, 456 pages