Le décès de l'écrivaine Louise Maheux-Forcier, survenu en ce début d'année, nous a profondément affectée. Que de propos intelligents on a partagés avec elle, que de rires complices, de silences éloquents. Nous écrivons sur du buvard, nous a-t-elle confié un soir nostalgique, consciente et soucieuse de la trace infime que nous laissons dans un désert d'ingratitude. Elle représente l'une des personnes importantes dans notre parcours d'immigrante. Oui, parler au présent de cette femme accomplie. On a terminé de lire le roman de Mathieu Blais, La liberté des détours.
De septembre à janvier, le récit s'est tissé, mettant en scène Paul Roberge, un homme au passé trouble et complexe. Il s'est réfugié dans un camp de chasse de la Côte-Nord, qui appartient au « vieux Nadeau ». Telle une timide excuse, il prétend que sa voiture en panne s'est arrêtée là, au bout du chemin. Tout de suite, la métaphore nous a titillée. Comme son unique voisin, Guillaume Poitras, on a voulu en savoir davantage, sans vraiment y parvenir. Roberge, alias Jonas, celui qui fait partie de lui, double personnalité de laquelle il se sert pour défier les accusations du père, détourner les échecs, condamner la solitude d'une existence pendant laquelle il n'a fait que fuir. Ce jour-là, Roberge explore les lieux où il a échoué — ses arrêts ne sont qu'échouements, il doit toujours aller ailleurs. Loin du camp, étonné, il découvre la grange que lui a signalée Poitras. En y pénétrant, une odeur fétide venant d'un casier le frappe de plein fouet. Parvenant à l'ouvrir, un corps putréfié, tel un mauvais augure, s'affaisse devant lui, soulignant muettement que les êtres rôdant autour du camp ne sont que défiance. Les règlements de compte s'assouvissent au Pit-Bar où Guillaume Poitras « gratte la guitare avec des '' chums ". » Au village, on n'aime pas les « étranges », ceux qui mystifient, ont allure de survenant. Il suffit qu'un homme se distingue parmi d'autres pour inspirer une colère dirigée vers d'obscures insatisfactions, ravalées depuis l'enfance. Partout, l'étranger dérange quand il se soustrait à la bonne marche d'habituelles platitudes, quand il livre peu de son passé, s'abrutit d'alcool, maintient une redoutable indépendance que personne ne peut ébranler. Si les apparences dénotent une feinte indifférence, il en va autrement dans la tête embrouillée de Roberge. Au fur et à mesure que les événements déboulent, que des coups de fusil rythment la chasse se pratiquant près du camp où séjourne Roberge, ce qu'ont représenté les années de jeunesse, d'intimidation, de soumission, refont surface. Filtrent des puanteurs de l'âme, des incompréhensions frustrantes qui ne peuvent qu'aliéner un homme éloigné de ses repères détestables. Le temps a passé à travailler dans une scierie avec le père, le temps a passé à aimer Émilie, une fille qui désirait un homme fort comme un bûcheron, qui lui reprochait de dessiner constamment des croquis. Rencontrant le curé du village qui chasse près de son camp, Roberge lui dira en se présentant, et en plaisantant, qu'il est « naufragé et chômeur. » Naufragé, on n'en doute pas, mais de quoi vit cet homme qui a caché onze sacs dans la cave du camp au vieux Nadeau ? Deux indices ponctuent les pages, un lieu, Saint-Michel-des-Saints, une autoroute — l'importance des autoroutes dans la littérature nord-américaine, pour qui ne sait où aller. On aimerait élucider le mystère, ne pas avoir affaire aux journaux pour savoir ce qui là-bas, en pleine canicule, s'est transformé en cauchemar, au point de ressasser des souvenirs qui ne justifient aucunement un acte réprouvé. De quoi est-il question, de quoi la poigne de l'atavisme a-t-elle condamné Roberge ?
Dans cette histoire de dissidence — se séparer de soi est une désertion —, un lumineux visage féminin embellit les journées, les semaines de Roberge. Marie-Jeanne Dubé qui vit dans un vieil autobus scolaire qu'elle a aménagé au haut d'une falaise, qui traduit des textes gouvernementaux, attend un enfant sans père. Il y a eu Émilie qui n'a pas accepté le talent de Roberge, Émilie qui a plié bagage, l'a quitté en silence, elle qui criait tant. Marie-Jeanne ne demande qu'à faire l'amour, une aura sensuelle la pare, intensifiant sa présence en une eau vive torrentielle. Jonas est là, elle le prend tel qu'il est, bien souvent soûl, dans la lumière de l'hiver, qui envahit le confortable et vieil autobus.
Naïvement, on pourrait affirmer que le destin a fait moult détours pour qu'enfin Paul Roberge trouve un port d'attache, s'étonnant de s'ennuyer de Marie-Jeanne, partie à Québec passer les Fêtes de fin d'année dans sa famille. Elle lui manque, rêve-t-il. Elle reviendra. Mais le village surveille cet homme qui ne se mêle à personne, poursuit sa route vers une illusoire liberté acquise dans les yeux clairs, souriants de Marie-Jeanne. Sans que nous nous y attendions, des justiciers improvisés ramènent bêtement le lecteur à la tragédie de Saint-Michel-des-Saints, oui, bêtement, quand ils s'emparent des sacs planqués dans la cave du camp. L'un d'eux ne dira-t-il pas à Roberge qu'il est désolé de ce qui est arrivé, avant de se laisser happer par la nuit...
Roman dense, captivant, qu'il faut savourer, le cœur délivré de toute interrogation hypothétique. L'humain est comme il est, dommage qu'il doive payer cruellement sa marginalité. Roman amer écrit avec fougue et passion, avec rage, comme pour prendre parti des fugitifs peuplant notre planète. Une fois pour toutes, ces êtres recherchent le contraire de ce que leurs semblables souhaiteraient qu'ils soient, au point de leur faire commettre des actes répréhensibles. Qui sont les responsables ? Ce sont les autres, affirme Mathieu Blais, qui manquent une marche, ratent leur chance... On ne saurait le désapprouver.
La liberté des détours, Mathieu Blais
Éditions Leméac, Montréal, 2015, 192 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 9 mars 2015
lundi 2 mars 2015
Autour d'une robe lacérée *** 1/2
Journée froide et venteuse. On pense aux gens qui n'ont pas un chez-soi confortable et chaud. Un pain qui fleure bon dans la cuisine. Une lampe allumée sur un meuble du salon. Un chat qui ronronne, les yeux mi-clos. Gershwin étire Rhapsody in Blue. On voudrait écrire un poème, on ne le fera pas, de crainte d'être la risée de poètes inspirés. On en lira, ce qui est un privilège. On parle du dernier roman de Diane Vincent, Peaux de soie.
Un roman policier en ces temps de grisaille, quoi de plus attrayant en espérant le printemps et ses bienfaits ? On tiendra compagnie à la massothérapeute Josette Marchand et à son ami l'inspecteur Vincent Bastianello, du Service de Police de Montréal. Avec bonheur, on avait fait leur connaissance dans de précédentes aventures. Cette fois, l'auteure nous convie dans les arcanes extravagants du milieu de la mode. Lors d'un défilé, la mannequin vedette, Irène Wat, et son époux, Cosimo Ferretti, couturier de renom, seront mystérieusement assassinés. Après avoir donné un cours de massothérapie à la top modèle, Josette Marchand, qui assistait à l'événement, sera, de son plein gré, curieuse de démêler ce double meurtre incompréhensible. Elle découvrira un trafic international de petites filles birmanes puis remontera le cours d'une filière de tissus rares originés de Thaïlande. Avant d'en arriver à cette conclusion hâtive, l'auteure aura fait preuve d'une imagination fertile mais aussi de savoir en dépeignant la lente évolution des vers à soie. La fascination qu'ils exercent sur des hommes pervers, machiavéliques, qui n'hésitent pas à mettre en danger la vie de ceux et celles qui, en toute honnêteté, les élèvent.
Dans cet imbroglio de poursuites, Josette Marchand sera secondée par une jeune Thaïlandaise, Chana Sombat, dont le père, éleveur de vers à soie dans son pays, combat les amateurs, non de fibres exceptionnelles, mais de petites filles dont les mains satinées, si douces, caressent la peau d'hommes nus, adorateurs de la déesse aux mille bras, Phra Mae Kwan Im. La « chair comme la soie » de ces mains vierges excite leurs sens, sacrifiant des enfants à leurs funestes desseins. Un réseau de pédophiles, de démarcheurs de clients, d'entremetteurs, de passeurs, s'entremêle à la recherche des assassins du couturier et de son égérie. La robe fabriquée de fibres optiques, puis lacérée, soudainement disparue, que portait Irène Wat, défilant sur le podium, fera sortir de ténèbres hallucinantes des êtres désaxés, obnubilés par un projet extravagant : confectionner, à partir de cocons nains, des vêtements invisibles. Si Josette Marchand et Chana Sombat mènent leur enquête personnelle, souvent risquée, Vincent Bastianello intervient au nom de la police officielle. Non chacun de son côté, mais liés en une complicité parallèle. Hommes et femmes disjonctés, mythomanes délirants, confondant vérités et mensonges, englués dans une toile d'araignée universelle, dont quelques-uns ne se dépêtrent qu'au prix de leur vie empoisonnée par des jeux tragiques, ne sachant plus qui, véritablement, ils sont. Personnalité du caméléon, comme le mentionne l'écrivaine, Diane Vincent.
On ne décrit pas l'histoire de cet univers vicié, souterrain, les actions sinistres de ces personnages se déroulant dans des caves d'immeubles insalubres de Montréal. Toutefois, dans ces édifices désertés squattent de jeunes révoltés sympathiques, n'imaginant pas qu'une partie du monde s'avère abjecte, épris qu'ils sont d'une indépendance juvénile pour continuer à grandir, n'hésitant pas à défendre un idéal auquel ils croient.
Une histoire de famille ennemie se recoupant avec des réseaux de mésalliances : soie, vers nains, pédophiles. Soie, optique photosensible, industrie paramilitaire, multinationales. Deux beaux-frères, l'un informateur véreux, l'autre, « qui savait faire et avait payé le prix fort pour aider son amie Irène. » Si ces deux affaires se terminent pour le mieux, on ne peut vraiment se réjouir, soupçonnant Diane Vincent de mettre au jour une parcelle d'un monde interlope. Ici, le milieu de la mode n'est-il pas prétexte à dénoncer le trafic d'enfants asiatiques dont les familles, soumises à une extrême pauvreté, se laissent séduire par les promesses de truands manipulateurs, vendant leurs enfants en échange d'un avenir de pacotille. Que vaut la vie d'une petite fille de cinq ans contre une robe « magique » lacérée lors d'un défilé ? Peu de chose sinon à isoler le maillon d'une chaîne mondiale, infernale.
Pour toutes sortes de raisons empathiques, il faut lire ce roman où l'humour et la bonne humeur éclairent la part nocive d'ombres humaines. L'écriture dynamique, maîtrisée, d'une écrivaine démontant habilement chaque piège posé par des hommes et des femmes, prisonniers d'une existence pernicieuse, inappropriée aux êtres responsables et tolérants. Josette Marchand et Vincent Bastianello, héros modernes, que nous avons hâte de retrouver, défendant les opprimés, les démunis. Protégeant l'innocence d'enfants manipulés par la laideur mentale d'êtres concupiscents.
Peaux de soie, Diane Vincent
collection L'épaulard
Éditions Triptyque, Montréal, 2015, 270 pages
Un roman policier en ces temps de grisaille, quoi de plus attrayant en espérant le printemps et ses bienfaits ? On tiendra compagnie à la massothérapeute Josette Marchand et à son ami l'inspecteur Vincent Bastianello, du Service de Police de Montréal. Avec bonheur, on avait fait leur connaissance dans de précédentes aventures. Cette fois, l'auteure nous convie dans les arcanes extravagants du milieu de la mode. Lors d'un défilé, la mannequin vedette, Irène Wat, et son époux, Cosimo Ferretti, couturier de renom, seront mystérieusement assassinés. Après avoir donné un cours de massothérapie à la top modèle, Josette Marchand, qui assistait à l'événement, sera, de son plein gré, curieuse de démêler ce double meurtre incompréhensible. Elle découvrira un trafic international de petites filles birmanes puis remontera le cours d'une filière de tissus rares originés de Thaïlande. Avant d'en arriver à cette conclusion hâtive, l'auteure aura fait preuve d'une imagination fertile mais aussi de savoir en dépeignant la lente évolution des vers à soie. La fascination qu'ils exercent sur des hommes pervers, machiavéliques, qui n'hésitent pas à mettre en danger la vie de ceux et celles qui, en toute honnêteté, les élèvent.
Dans cet imbroglio de poursuites, Josette Marchand sera secondée par une jeune Thaïlandaise, Chana Sombat, dont le père, éleveur de vers à soie dans son pays, combat les amateurs, non de fibres exceptionnelles, mais de petites filles dont les mains satinées, si douces, caressent la peau d'hommes nus, adorateurs de la déesse aux mille bras, Phra Mae Kwan Im. La « chair comme la soie » de ces mains vierges excite leurs sens, sacrifiant des enfants à leurs funestes desseins. Un réseau de pédophiles, de démarcheurs de clients, d'entremetteurs, de passeurs, s'entremêle à la recherche des assassins du couturier et de son égérie. La robe fabriquée de fibres optiques, puis lacérée, soudainement disparue, que portait Irène Wat, défilant sur le podium, fera sortir de ténèbres hallucinantes des êtres désaxés, obnubilés par un projet extravagant : confectionner, à partir de cocons nains, des vêtements invisibles. Si Josette Marchand et Chana Sombat mènent leur enquête personnelle, souvent risquée, Vincent Bastianello intervient au nom de la police officielle. Non chacun de son côté, mais liés en une complicité parallèle. Hommes et femmes disjonctés, mythomanes délirants, confondant vérités et mensonges, englués dans une toile d'araignée universelle, dont quelques-uns ne se dépêtrent qu'au prix de leur vie empoisonnée par des jeux tragiques, ne sachant plus qui, véritablement, ils sont. Personnalité du caméléon, comme le mentionne l'écrivaine, Diane Vincent.
On ne décrit pas l'histoire de cet univers vicié, souterrain, les actions sinistres de ces personnages se déroulant dans des caves d'immeubles insalubres de Montréal. Toutefois, dans ces édifices désertés squattent de jeunes révoltés sympathiques, n'imaginant pas qu'une partie du monde s'avère abjecte, épris qu'ils sont d'une indépendance juvénile pour continuer à grandir, n'hésitant pas à défendre un idéal auquel ils croient.
Une histoire de famille ennemie se recoupant avec des réseaux de mésalliances : soie, vers nains, pédophiles. Soie, optique photosensible, industrie paramilitaire, multinationales. Deux beaux-frères, l'un informateur véreux, l'autre, « qui savait faire et avait payé le prix fort pour aider son amie Irène. » Si ces deux affaires se terminent pour le mieux, on ne peut vraiment se réjouir, soupçonnant Diane Vincent de mettre au jour une parcelle d'un monde interlope. Ici, le milieu de la mode n'est-il pas prétexte à dénoncer le trafic d'enfants asiatiques dont les familles, soumises à une extrême pauvreté, se laissent séduire par les promesses de truands manipulateurs, vendant leurs enfants en échange d'un avenir de pacotille. Que vaut la vie d'une petite fille de cinq ans contre une robe « magique » lacérée lors d'un défilé ? Peu de chose sinon à isoler le maillon d'une chaîne mondiale, infernale.
Pour toutes sortes de raisons empathiques, il faut lire ce roman où l'humour et la bonne humeur éclairent la part nocive d'ombres humaines. L'écriture dynamique, maîtrisée, d'une écrivaine démontant habilement chaque piège posé par des hommes et des femmes, prisonniers d'une existence pernicieuse, inappropriée aux êtres responsables et tolérants. Josette Marchand et Vincent Bastianello, héros modernes, que nous avons hâte de retrouver, défendant les opprimés, les démunis. Protégeant l'innocence d'enfants manipulés par la laideur mentale d'êtres concupiscents.
Peaux de soie, Diane Vincent
collection L'épaulard
Éditions Triptyque, Montréal, 2015, 270 pages
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