On est désolée d'entrer dans la nouvelle année littéraire en laissant derrière soi moult livres qu'on ne lira pas. On a beau se dire qu'on trouvera des plages de liberté, on sait que cela sera infaisable. On a mis de côté un très court roman — rare trésor— qu'on a lu durant une nuit. Rose Envy*, signé Dominique de Rivaz. Il est probable qu'on le garde sous silence mais on le mentionne comme une œuvre singulière. L'amour cannibale au-delà de la mort. On parle de Tout ce qu'on ne te dira pas, Mongo, dernier ouvrage de Dany Laferrière, membre de l'Académie française.
Le livre se divise en deux parties. L'une est de rencontres, l'autre de réflexions. Un jeune homme, Camerounais, vingt-trois ans, aborde l'écrivain alors que celui-ci s'apprête à entrer dans le petit bar propice à son inspiration de chroniqueur à la radio de Radio-Canada. Ce sera l'occasion d'un savoureux palabre entre Mongo et l'écrivain. Sur tout. Sur la vie, sur l'identité, sur l'amour, sur l'écriture. La lecture. Toujours sur un ton ludique de la part de Mongo, constamment ramené au réalisme de situations insolites qu'ignore un jeune immigré livré à lui-même. L'écrivain lui sert de grand frère, homme mûr par excellence : il y a quarante ans, il quittait Haïti pour vivre au Québec. En même temps que les apparitions impromptues de Mongo, s'immisce une jeune femme québécoise, Catherine, qui sert de modèle séduisant à son jeune amant, quand il doit se mettre au diapason de sa nouvelle culture.
En cette ère où de nombreux réfugiés se cherchent une terre d'accueil, le livre de Dany Laferrière s'impose telle une réalité lucide, particulière au pays que l'immigré abandonne, à celui qui reçoit cet orphelin — le survenant —, déconcerté par sa récente condition sociétale. L'écrivain invite Mongo à observer le comportement culturel des Québécois, leur manière de vivre, de penser. Leurs silences. Ces niveaux d'appréciations représentés par Catherine, qui a de la difficulté à suivre les tribulations de Mongo ; chez lui, il vit ce qu'il a rapporté de son pays natal. Les mœurs, les coutumes. Confidences faites à l'homme mûr, qui, avec ténacité, a tenté sa chance sur le continent nord-américain. Des notes intimes et réflexives relatées dans un carnet noir, les échanges rebondissant entre le narrateur et les deux jeunes, semblent inviter le lecteur à prendre part à la conversation. Il y sera question de la langue, de la religion, de l'immigration, de l'incompréhension qui risque de s'établir entre deux pays, leurs points cardinaux s'opposant : Nord et Sud. S'interrogeant quand interviennent les débats importants. La lecture de Borges apaise le profond questionnement qui ne cesse de foisonner dans la tête de l'homme mûr, lui qui a traversé les affres de l'exil du pays natal, d'une intégration difficile, mais qui en a retiré une sagesse inépuisable dont profitera Mongo dans la deuxième partie du livre.
Des pages sublimes atteignent le lecteur quand l'écrivain nous renseigne sur diverses phases de l'histoire québécoise, ancienne et contemporaine. De l'humour aussi lorsqu'il est question du portrait de deux frères ennemis : les premiers ministres, René Lévesque et Pierre Elliot Trudeau. L'un aimait les Anglais, l'autre les subissait. À partir de ces divergences, le ton est donné pour aborder des thèmes tout autant épineux : la discrimination, celui, âpre, des Amérindiens. Et bien d'autres. Les années soixante ont donné la parole aux « natifs » qui ont eu du mal à la formuler. À sortir du rôle assigné du père et de la mère pour se transformer en un homme et une femme, enfin libérés d'une Église astreignante. L'emprise sécuritaire des traditions mais aussi leur « mauvais goût ». Dans les années quatre-vingt, l'utilisation à outrance de la cinglante petite phrase : " C'est pas mon problème ", manière de se déresponsabiliser, de renvoyer à l'autre la balle perdue, égarée du désespoir. L'amitié, l'amour, le désir, l'importance du regard, concernent la jeunesse de Mongo, encore trop imprégné des principes originels. Si cette bible de judicieux conseils est à mettre dans les mains des immigrés, les lecteurs qui éprouvent de la considération respectueuse pour autrui, ne rechigneront pas à savourer cette longue aubade de connaissances.
Il nous serait impossible d'énumérer tous les propos radiophoniques que tient Dany Laferrière à travers sa vie d'homme universel, ses expériences d'écrivain reconnu et honoré, sa plénitude philosophique acquise à force de générosité envers des êtres analogues, ou dissemblables, ces êtres l'ayant incité à faire trembler ses certitudes. Comme tout un chacun, il en cultivait. Convictions ancrées dans ses durs apprentissages de jeune homme débarquant sur une terre fertile, repliée sur ses possibilités de recevoir et d'offrir, donc méfiante envers l'étranger. Durant les années soixante-dix, les voyages faisaient encore partie du rêve. L'étranger, du purgatoire, non du paradis comme le pense naïvement Mongo, des personnes, chaque jour, nous rappelant notre degré permis de liberté.
Témoignage indispensable même si rien ne l'est. Le plaisir de lire l'emporte sur les préjugés, on se berce de l'érudition de l'écrivain, on oublie nos tracas d'immigrée en suivant Mongo à la trace, le conseillant de méditer chaque page éclairée de son mentor, de contourner les aléas que ce dernier a connus en son jeune âge. On aurait aimé que pareils privilèges nous soient accordés en temps égaré parmi les heures trop creuses...
* - Le roman Rose Envy de l'écrivaine Dominique de Rivaz est disponible aux éditions Hamac, au Québec. Aux éditions Zoé, en Suisse.
Tout ce qu'on ne te dira pas, Mongo, Dany Laferrière
Éditions Mémoire d'encrier, Montréal, 2015, 299 pages
Critique de livres, romans, nouvelles, récits.
Écrire est un acte d'amour. S'il ne l'est pas, il n'est qu'écriture. Jean Cocteau
lundi 1 février 2016
lundi 25 janvier 2016
Des portes s'ouvrent, se ferment et claquent *** 1/2
Pour se donner de l'importance ou nourrir ses frustrations, squatter un lieu virtuel est une idée qui en vaut une autre. Telle la paix, dirait un de nos amis, est le meilleur des remèdes aux maux perpétrés par les pires trublions, ne croyant pas trop à ce qu'il avance. Nous non plus d'ailleurs. Pas mieux qu'une présence indésirable, s'acharnant à se montrer par voie détournée, s'avère le moyen propice à se faire estimer, admirer ou respecter. Parlons du roman de Fanny Britt, Les maisons.
L'écrivaine n'est plus à présenter. Dramaturge, essayiste, auteure de livres jeunesse, elle aborde le roman, genre inexploré encore, confie-t-elle dans une entrevue. On a eu la curiosité de la suivre après que les médias ont encensé son intrusion dans la vie de Tessa, trente-sept ans, agente immobilière. Un mari, Jim, intensément amoureux, tromboniste dans un orchestre, trois jeunes garçons aimants. Le hic dans cette vie conformiste, c'est que Tessa n'a pu réaliser un rêve de jeunesse : devenir chanteuse lyrique. Quelques années plus tôt, elle s'est éprise de Francis, qui, cinq mois après leur aventure, l'a quittée pour retrouver sa « blonde », rentrée d'un stage à Vancouver. Entre le rêve d'opéra avorté et l'amour pour un homme qu'elle n'a pu oublier, c'est beaucoup de regrets qu'elle confie à son amie Sophie, désinvolte et sereine. Mais un jour sa profession l'amène à vendre la maison de Francis marié à Évelyne, très belle femme dont il s'est lassé. Celle-ci se laisse aller aux confidences, ignorant que son agente a été la maîtresse de son mari. Une histoire comme notre société en déroule constamment, la parole donnée n'ayant plus guère de valeur. Des couples fatigués par la trépidation quotidienne. Accumulation de griefs contre soi-même, ce qu'éprouvera Tessa se démenant du mieux qu'elle peut entre sa famille, son travail et le désir irrépressible de revoir son ex-amant. La retrouvant dans sa maison à vendre, il lui fixera un rendez-vous basé sur une nostalgie mensongère alors que Tessa envisage de quitter mari et enfants pour vivre une relation passionnelle avec lui.
Pendant qu'elle se cantonne dans la fausseté d'une émotion illusoire, déboulent des événements qui ont marqué sa jeunesse : la mort de son frère dans un accident de montagne, les frasques sentimentales de son père, la séparation de ses parents. Autant de points de repères qui la maintiennent dans une rétrospection sur elle-même, encombrant sournoisement sa vie présente, heureuse, Tessa convenant de l'indéfectible amour dont l'entourent Jim et ses trois enfants. Est-elle une bonne épouse, une bonne mère ? Questions desquelles la réponse demeure obscurément court-circuitée par un sentiment trompeur qui la ravage : le regret d'une profession ratée, l'insatisfaction d'un amour inaccompli. Ce qui vaut au lecteur une réflexion analytique sur ses intentions de devenir chanteuse d'opéra, sur la manière juvénile dont elle a séduit Francis. Exutoire qui ne parvient pas à soulager Tessa, la lucidité amère de la femme qu'elle est devenue ne cessant de la narguer, de lui faire prendre conscience de son peu de talent, de sa plongée insensée dans la vie d'un homme qui ne l'aime pas. Curieusement, les deux révélations se juxtaposent jusqu'au jour où elle répondra à l'invitation de Francis dans un bistrot. Dissection perspicace de sa dernière journée d'épouse et de mère, comme si déjà elle abandonnait derrière elle la sécurité affective qui lui a été apportée, nécessaire à son équilibre.
On n'a pu s'empêcher d'aimer Tessa, d'écouter ses récriminations de femme torturée par ses incertitudes, par son honnêteté envers ses proches, envers elle-même, par tout ce qui la détermine, jusqu'à la jolie robe et les ballerines dorées qu'elle s'est achetées pour plaire à Francis. Quelle amoureuse n'a pas agi de cette manière enfantine et naïve pour ouvrir la porte à un conte chimérique ? À la conquête d'un prince peu charmant ? À travers la propension de Tessa à la nostalgie, Fanny Britt offre au lecteur, davantage à la lectrice, des pages consacrées au couple, à la maternité, à la femme approchant la quarantaine. À la peur de vieillir, de se sentir ridicule dans un maillot de bain confectionné pour le corps inachevé d'adolescentes insouciantes, ce détachement s'avérant étranger aux préoccupations vitales de Tessa.
Roman qui nous interroge, nous touche en ce qui a trait à la féminité, à ses vertus, aux exigences qu'elle impose. Si on s'attarde moindrement sur la structure du récit, il est indéniable que l'écrivaine a un sens aigu de la répartie quand elle compose des dialogues qui entrecoupent, avec humour, la démarche narrative ponctuée des remises en question de Tessa. Parfois, tissant son passé comme elle l'entend, jamais véridique, ce qui est impossible. Il arrive que Tessa s'essouffle avant de continuer son aller dans les méandres de peines qu'elle aggrave d'une culpabilité injustifiée, ce que tente de lui expliquer Sophie, l'amie inespérée qui, elle aussi, trouve sa place parmi les péchés, véniels, dont s'accuse Tessa.
Un livre à savourer parmi les plus séduisants de la cuvée automnale de l'année 2015. Surprendre ce qui se trame derrière les portes closes de maisons ensommeillées dès que la nuit ravit les hommes, les femmes et les enfants qui, au matin, leurs rêves dissipés, s'agitent de plus belle.
Les maisons, Fanny Britt
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2015, 230 pages
L'écrivaine n'est plus à présenter. Dramaturge, essayiste, auteure de livres jeunesse, elle aborde le roman, genre inexploré encore, confie-t-elle dans une entrevue. On a eu la curiosité de la suivre après que les médias ont encensé son intrusion dans la vie de Tessa, trente-sept ans, agente immobilière. Un mari, Jim, intensément amoureux, tromboniste dans un orchestre, trois jeunes garçons aimants. Le hic dans cette vie conformiste, c'est que Tessa n'a pu réaliser un rêve de jeunesse : devenir chanteuse lyrique. Quelques années plus tôt, elle s'est éprise de Francis, qui, cinq mois après leur aventure, l'a quittée pour retrouver sa « blonde », rentrée d'un stage à Vancouver. Entre le rêve d'opéra avorté et l'amour pour un homme qu'elle n'a pu oublier, c'est beaucoup de regrets qu'elle confie à son amie Sophie, désinvolte et sereine. Mais un jour sa profession l'amène à vendre la maison de Francis marié à Évelyne, très belle femme dont il s'est lassé. Celle-ci se laisse aller aux confidences, ignorant que son agente a été la maîtresse de son mari. Une histoire comme notre société en déroule constamment, la parole donnée n'ayant plus guère de valeur. Des couples fatigués par la trépidation quotidienne. Accumulation de griefs contre soi-même, ce qu'éprouvera Tessa se démenant du mieux qu'elle peut entre sa famille, son travail et le désir irrépressible de revoir son ex-amant. La retrouvant dans sa maison à vendre, il lui fixera un rendez-vous basé sur une nostalgie mensongère alors que Tessa envisage de quitter mari et enfants pour vivre une relation passionnelle avec lui.
Pendant qu'elle se cantonne dans la fausseté d'une émotion illusoire, déboulent des événements qui ont marqué sa jeunesse : la mort de son frère dans un accident de montagne, les frasques sentimentales de son père, la séparation de ses parents. Autant de points de repères qui la maintiennent dans une rétrospection sur elle-même, encombrant sournoisement sa vie présente, heureuse, Tessa convenant de l'indéfectible amour dont l'entourent Jim et ses trois enfants. Est-elle une bonne épouse, une bonne mère ? Questions desquelles la réponse demeure obscurément court-circuitée par un sentiment trompeur qui la ravage : le regret d'une profession ratée, l'insatisfaction d'un amour inaccompli. Ce qui vaut au lecteur une réflexion analytique sur ses intentions de devenir chanteuse d'opéra, sur la manière juvénile dont elle a séduit Francis. Exutoire qui ne parvient pas à soulager Tessa, la lucidité amère de la femme qu'elle est devenue ne cessant de la narguer, de lui faire prendre conscience de son peu de talent, de sa plongée insensée dans la vie d'un homme qui ne l'aime pas. Curieusement, les deux révélations se juxtaposent jusqu'au jour où elle répondra à l'invitation de Francis dans un bistrot. Dissection perspicace de sa dernière journée d'épouse et de mère, comme si déjà elle abandonnait derrière elle la sécurité affective qui lui a été apportée, nécessaire à son équilibre.
On n'a pu s'empêcher d'aimer Tessa, d'écouter ses récriminations de femme torturée par ses incertitudes, par son honnêteté envers ses proches, envers elle-même, par tout ce qui la détermine, jusqu'à la jolie robe et les ballerines dorées qu'elle s'est achetées pour plaire à Francis. Quelle amoureuse n'a pas agi de cette manière enfantine et naïve pour ouvrir la porte à un conte chimérique ? À la conquête d'un prince peu charmant ? À travers la propension de Tessa à la nostalgie, Fanny Britt offre au lecteur, davantage à la lectrice, des pages consacrées au couple, à la maternité, à la femme approchant la quarantaine. À la peur de vieillir, de se sentir ridicule dans un maillot de bain confectionné pour le corps inachevé d'adolescentes insouciantes, ce détachement s'avérant étranger aux préoccupations vitales de Tessa.
Roman qui nous interroge, nous touche en ce qui a trait à la féminité, à ses vertus, aux exigences qu'elle impose. Si on s'attarde moindrement sur la structure du récit, il est indéniable que l'écrivaine a un sens aigu de la répartie quand elle compose des dialogues qui entrecoupent, avec humour, la démarche narrative ponctuée des remises en question de Tessa. Parfois, tissant son passé comme elle l'entend, jamais véridique, ce qui est impossible. Il arrive que Tessa s'essouffle avant de continuer son aller dans les méandres de peines qu'elle aggrave d'une culpabilité injustifiée, ce que tente de lui expliquer Sophie, l'amie inespérée qui, elle aussi, trouve sa place parmi les péchés, véniels, dont s'accuse Tessa.
Un livre à savourer parmi les plus séduisants de la cuvée automnale de l'année 2015. Surprendre ce qui se trame derrière les portes closes de maisons ensommeillées dès que la nuit ravit les hommes, les femmes et les enfants qui, au matin, leurs rêves dissipés, s'agitent de plus belle.
Les maisons, Fanny Britt
Éditions Le Cheval d'août, Montréal, 2015, 230 pages
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