lundi 16 août 2021

Avoir sept ans, ne pas pouvoir s'y conformer *** 1/2


On ne sait trop pourquoi, on ressent une extrême lourdeur dans le monde, comme si tout allait mal ou sur le point de s'effondrer. Un tout insidieux qu'on ne saurait identifier. Un univers de plomb, parfois de cendres, rarement de pollen allégeant l'air tout juste respirable. Partagée entre ville et campagne, rien ne différencie notre malaise. On attend qu'implose ou qu'explose notre prémonition à la Cassandre. On a lu le récit de David Turgeon, La raison vient à Carolus.

Comme on a raison de préférer la qualité à la quantité. Il n'est pas nécessaire qu'un livre étale indéfiniment les comportements de ses protagonistes, devenus parfois ennuyeux. Il suffit d'un texte bref pour nous séduire, nous apprendre à lire entre les lignes, accompagner du mieux qu'on peut le narrateur dans ses contradictions. Ce qu'on a ressenti en lisant le récit de David Turgeon, publié une première fois en 2013, puis nouvellement réapparu chez le même éditeur avec, on doit le dire, un grand plaisir. Une raison recevable pour justifier l'immense talent de cet écrivain discret. Sa manière d'écrire, de faire parler, et même penser le narrateur, nous ravit, quelques subjonctifs de l'imparfait nous ayant reportée aux livres qui nous ont le plus nourrie de leur savoir. 

Que se passe-t-il dans cette histoire intimiste ? L'essentiel d'une amitié sauvée des eaux. Dans la cave du narrateur, l'eau s'accumule risquant de noyer plusieurs boites empilées à même le sol, dont les archives de Carolus. L'homme les remonte, avoue ne jamais les avoir ouvertes. Alors qu'il attend le plombier, il se remémore Carolus qu'il a connu durant leur enfance. Relation au premier abord de bon voisinage, les deux habitant l'un près de l'autre : un sous-bois et un ruisseau délimitent leur point de ralliement. Souvenirs approximatifs desquels le narrateur se défend. Manque affectif pour l'un et pour l'autre, l'un a une sœur qui ne lui suffit pas, l'autre est un enfant unique. C'est un après-midi qu'a surgi Carolus, sorti du sous-bois. Des souvenirs de jeux, d'intérêts communs, de l'anniversaire de Carolus. Il a sept ans, sa mère affirme que cet âge est celui de la raison. Le narrateur ressasse ses souvenirs sans avoir encore ouvert une boite, leur nombre le surprend, attise sa curiosité. Carolus aimait les livres, leur assemblage davantage que leurs histoires. Il avait découvert que pliant deux feuilles ensemble, elles étaient déjà un livre. Très jeune, il inventera les aventures de C. P. , personnage qui fascinera son camarade. Les relisant dans son salon, le narrateur éprouvera un malaise, retraçant l'enfant qui a dessiné ces pages. Carolus était un garçon déterminé, pragmatique, ses dessins, souvent mathématiques, étonnent aujourd'hui le narrateur qui découvre les labyrinthes, autre jeu inventé par Carolus, sur lesquels les deux se penchent, se perdent, et rêvent. 

Le plombier n'arrivant toujours pas, le narrateur revient à lui-même. À ses quatorze ans, à ses études au pensionnat, à ses balades dans la ville. Il y rencontrera Carolus, perdu de vue depuis plusieurs années. Il habite chez son père, dans un appartement austère, brièvement dépeint par le narrateur d'alors, réalisant tout à coup que les vacances approchent. Qu'est devenu Carolus ? Celui-ci prétend avoir oublié sa « vie précédente ». De l'époque de ses sept ans. Il ne se souvient pas de son camarade, l'ayant exclu de l'enfance. Le plombier en retard sert de prétexte au narrateur pour s'interroger sur les intentions de Carolus, à propos de ses dessins d'enfant, comme ceux des labyrinthes, concluant que la vie elle-même en est un, insoluble. Carolus a grandi, il se soustrait à ses sept ans, « l'enfance lui pesait. » Une belle occasion de se rappeler Macha, née le même jour que lui. Fille dépeinte physiquement, qui deviendra un jour la femme du narrateur. Portraits juvéniles de Carolus qui remplissent le récit, des babioles d'adolescent, tout ceci découvert dans une boite. Qui nous ramènent à Macha, retrouvée chez des amis communs. Diversion autour de disques, comme pour ne pas s'attarder inutilement sur le temps qui déroule, sur la pluie qui tombe, sur Carolus qui n'aimait pas les chats, ni les autres animaux. Son animal préféré étant l'humain. Affectation symbolique de Carolus qui se déjoue de ses préférences, ou bien est-ce la mémoire du narrateur qui minimise ses écarts oublieux ? Après des trésors soutirés d'autres boites, le narrateur se souvient de ses quatorze ans à regarder un film avec Macha et Carolus. Pour une fois disert, Carolus prophétise que les hommes disparaitront de cette planète, ne resteront que le femmes, faisant éclater de rire Macha, qui émet des perspectives masculines amusantes, contrariant Carolus. Retournant vivre chez sa mère, Carolus disparaitra à nouveau de la vie du narrateur, qui s'est rapproché de Macha. Ce sont les dernières années d'adolescence, la jeune fille sérieuse qu'elle est envisage d'étudier l'astrophysique, alors que le narrateur essaie de trouver le moyen de devenir riche. Ce qu'il ne sera jamais, mais sa profession lui offrira une existence aisée. Dans ce temps présent raccordé à d'innombrables éclairs de lucidité, il réalise que Carolus n'avait pas d'amis, que leur amitié avait quelque chose de « revêche », un arrangement pour tromper le vide que ni l'un ni l'autre ne savaient nommer.

Chaque boite ayant été dépouillée d'un brin de son passé enfantin et adolescent, le narrateur se réfugie dans la banalité de l'instant, comme celui de téléphoner à son associé, retraité. À son fils, celui-ci lui donnant des nouvelles de sa mère. On devine que cette femme n'est pas Macha, même s'il se remémore ses noces avec elle. Un séjour dans une auberge où ils étaient quasiment seuls. Réminiscences douloureuses que les boites renferment, nous font penser à une sculpture de Jean-Louis Corby, elles sont si lourdes à ramasser, tels des linceuls ne contenant plus que des os décharnés... Récit poignant, où la solitude l'emporte sur la présence d'êtres à peine ébauchés mais présents au long du voyage d'un homme qui, les bras tendus vers sa propre nuit, ne parvient pas à débroussailler les ronces qui depuis des décennies, ont occulté sa vie d'adulte. Souvent, un détail, telle l'eau assiégeant une cave, nous remet à flot, nous empêche de nous asphyxier, de nous noyer dans nos propres refus. Le plombier ne viendra pas, n'importe au narrateur, ses sept ans miroitent ceux de Carolus, un souvenir de sa mère l'enveloppe dans la couverture de laine de ses oublis volontaires...


La raison vient à Carolus, David Turgeon

Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2013/2021, 96 pages


lundi 9 août 2021

Le cœur gangrené d'une famille boréale *** 1/2


Et si par quelque miracle fortuit, ne tenait qu'à un fil le temps qui nous reste à vivre, ce fil n'étant pas celui qui sauva Thésée, perdit le Minotaure, mais bien celui qui nous conduit irréversiblement vers notre ultime demeure. Le poids de la terre rompant ses fibres, les dernières, les plus fragiles. Ce que D. nous écrit à deux heures du matin, son compteur nocturne n'étant pas mieux ajusté que ses folles pensées. On a lu Secrets boréals, roman signé Anna Raymonde Gazaille. 

On ne connaissait pas cette écrivaine. Pour être plus précise, aucun de ses livres ne nous était parvenu, haussant la pile toujours à l'affût de nouveautés, comme quoi le réseaux sociaux ont leurs bons mots à dire. Roman policier psychologique à la fois qu'on s'est empressée de lire, l'histoire de Brigit Lynch, à la merci d'un passé dont nous ne saurons rien jusqu'au dénouement, s'est révélée non plaisante mais nécessaire à remettre les idées en place lorsque l'imprévisible nous submerge. Quand on fait sa connaissance, elle cueille des chanterelles dans une clairière, qu'elle vendra à son ami Laurent, chef d'une des meilleures tables de la région. Région qui ne porte pas de nom défini mais qui se situe aux confins de la forêt boréale, dans un village où le gens se méfient de cette étrangère qui vit là depuis trois ans, ils ne savent rien d'elle sinon qu'elle vient de la ville. Elle a acheté une maison à un couple retraité, entourée de ses terres, près d'un grand lac profond, inquiétant. La forêt boréale n'a aucun secret pour elle, source apaisante d'une vie nouvelle. Pourtant, rien n'est simple pour Brigit Lynch qui, proche de la cinquantaine, ne cesse de remettre en question ses origines. Irlandaises et inuites. Ce jour-là, de retour dans sa maison, elle sera dérangée par le policier du village qui l'informe que Josiane, la fille de treize ans des Rondeau, a disparu. S'alliant aux préoccupations mentales de Brigit, l'histoire commence, baignant dans une angoisse interrogative qui porte sur des années traumatisantes. Durant une longue promenade réparatrice, elle découvrira le corps de l'adolescente, la tête reposant sur une grosse pierre, maculée de sang.

Ce drame dont les causes obscures ont attisé notre intérêt, nous renvoie à de brefs chapitres où une femme, Dana, fuit, avec un groupe d'enfants, les sévices meurtriers de terroristes qui enlèvent les fillettes, les utilisent comme monnaie d'échange avec des hommes pires qu'eux-mêmes. Phases guerrières au Moyen-Orient, dont nous ne percevons que la pointe de l'horreur, débitées aux informations du monde occidental, mais que notre oreille capte sans plus de considération excessive, la vie ordinaire nous installant dans son confortable oubli. L'écrivaine nous entraine dans l'existence de sa protagoniste, essayant de défier le temps passé, toujours en mouvement. Pour cette raison et bien d'autres qui découleront du récit, Brigit s'habille de fausses identités, soupçonnant un individu, témoin de son ancienne vie, de vouloir la tuer. Méfiance paranoïaque dont elle paie le prix, son attirance pour le policier Simon Kerouac, qui arrive de la ville pour mener l'enquête, se résumera à une aventure d'une nuit, alors que lui, se pose des questions sur cette femme qui le fascine. Puis, une deuxième fillette, Amérindienne, sera découverte, morte, au bord d'une route. Il faudra âprement remonter le cours de certaines existences pour trouver des mobiles à ces deux morts d'adolescentes qui ne demandaient qu'à grandir, s'inventer une vie qui, pour elles, valait la peine d'être de ce monde. C'est à coups d'ingéniosité que le policier Simon Kerouac et Brigit Lynch, suspecteront la famille Rondeau de bien des maux héréditaires, la haine leur servant de port d'attache. Des détails affligeants concernant Josiane seront élucidés quand Brigit aura retrouvé ses cahiers dans lesquels elle mentionnait ses malheurs familiaux, la sévérité de sa mère, sa rencontre avec Sikon, un homme mi-homme mi-bête, pour qui elle inventait des contes enfantins. C'est une vieille femme, Pauline, pensionnaire d'une maison de retraite, qui fera entrer sur scène la fille d'un membre de la famille Rondeau, Françoise, enfant sauvage indomptable, que son père idolâtrait. Elle ne se plaisait que dans les bois, vivant librement, détestant toutes contraintes familiales et sociales. Temps heureux qui ne durera que l'épisode de l'enfance, déjà abîmée par les troubles sournois de l'adolescence. À dix-sept ans, elle s'éprendra d'un jeune Atikamekw, qui poursuivait ses études, faisait d'innombrables projets, comme on en fait à dix-neuf ans. Mais le père de Françoise n'accepta jamais que sa fille fréquente un Indien. La jalousie paternelle montrera ses crocs sanguinolents, sentiment mesquin qui divisera mortellement le père et l'amoureux. De cette liaison désespérée entre la fille blanche et l'Indien naitra un garçon qui attendra son heure pour se montrer.

Il serait malhabile de dévoiler les aléas que subit Brigit, oscillant entre son passé nébuleux, ses origines probables, les indices qu'elle sème au fur et à mesure que se poursuit l'enquête sur la mort des deux fillettes. Sordide affaire qui la fera se souvenir de ses années sombres au sein de l'aide humanitaire. Un homme existe qui la cherche pour se venger d'elle. Un Noir qui se présente dans un restaurant familial du village. Entrevu par Simon Kerouac, étonné de la présence d'un Africain en plein cœur de l'hiver boréal. Entrevoir incite à oublier, à passer à autre chose de plus stimulant : retourner chez soi, en ville, Simon ayant compris que Brigit ne donnerait pas suite à leur nuit voluptueuse. Si le meurtre des deux jeunes filles implique les membres de la famille Rondeau, le passé africain de Brigit nourrit la violence de l'homme qui la poursuit depuis une dizaine d'années... Nous sera dévoilée la véritable identité de cette femme, le rôle qu'elle a joué au Moyen-Orient.

Roman au rythme époustouflant, les paysages se heurtant aux drames humains, comme pour en accentuer la saveur, en transcender l'essence. Éloigné des images convenues, ce Nord que dépeint majestueusement l'écrivaine Anna Raymonde Gazaille, se veut un immense territoire sauvage où ses habitants exposent leur vie, et même leur mort aux passions humaines. On entre dans ces lieux enneigés à l'automne, saison supportable, on en sort drainant les parfums subtils de leurs parures hivernales. Blessures des saisons, comme celle intra-utérine sur le front de Sikon, dessinée par Josiane dans ses cahiers intimes... Colère d'individus gangrenés par un mal héréditaire, lourds secrets empoisonnés de fiel, tuméfiés d'une haine alourdie par des silences mortifères, mais aussi bonté d'hommes et de femmes qui sauront faire la part des choses qui meurent, des choses qui demeurent immuables.


Secrets boréals, Anna Raymonde Gazaille

Leméac Éditeur, Montréal, 2021, 288 pages