lundi 31 janvier 2022

Là où il est question d'âmes *** 1/2


Il y a des livres qui, après lecture, nous ébranlent. D'autres nous font sourire de bien-être. Des premiers on en sort fatiguée, des seconds on s'interroge sur la nécessité de les commenter. Brève réflexion pour mentionner qu'aucune histoire ne nous laisse indifférente. Cependant, on a éprouvé de la colère après avoir refermé une centaine de pages qui n'apportaient rien à la littérature, ni à nous-même. On parle du roman d'André Frappier, Kerguelen. 

Après avoir terminé la lecture de ce roman, on en est sortie rassérénée, malgré un récit où la vie et la mort se chevauchent, donnant la parole à quatre protagonistes, qui se sont blessés mutuellement. Il est vrai qu'on venait de lire une histoire complexe où le sort de l'être humain s'avérait désespérant. Peu de lumière à l'horizon, contrairement à ce roman où les agissements de trois hommes et d'une femme ont transcendé la normalité de leur bref passage sur la terre ferme. Et ce n'est pas une architecture non linéaire qui a influencé ce qu'on avance. Les quatre, aux prises avec leur amour exacerbé, enclos de limites humaines qu'ils acceptent mal. La mort, ou plutôt sa résurrection, les réconciliera, magnifiant un passé inhabituel mentionné dans un temps ordinaire, des années plus tard. C'est l'éloignement qui les réunira, leurs âmes pour le moment assoupies, leur corps, enveloppe charnelle encombrante. Entre fiction et réalité, les immenses montagnes dépeintes par l'écrivain existent bien, les alpinistes professionnels y défient leur courage, ils les affrontent non pour en vaincre le sommet mais pour se mesurer à une nature rébarbative qui leur apprend l'humilité. Ce jour-là, Ariel, fils de Patrice, qui fut un passionné, opposé farouchement à toute injustice, répand les cendres de son père sur les pentes du K2, massif du Karakoram, au Pakistan. Durant ce trajet périlleux, Ariel, paléontologue, se souviendra de Patrice, alpiniste, médecin, qui l'a abandonné, lui et son frère, leur mère, pour partir à la conquête du monde, visant les montagnes et le désert. Se désintéressant d'une femme qu'il aimera intensément, trop épris de liberté. Alexandra qu'Ariel retrouvera, suivant un indice de son père, au Casino Taj Mahal, à Atlanta City. Ils tomberont dans les bras l'un de l'autre avant de se révéler arrimés à Patrice, l'un étant le fils, l'autre, l'amante. Alexandra, célèbre violoncelliste, a elle aussi abandonné mari et enfant quand par hasard, après un concert, Patrice lui proposera de partir avec lui. N'importe où. Contingence qui les amènera à prendre en considération les mal-nantis de ce monde, Patrice construisant des cliniques, Alexandra improvisant des concerts. Depuis ce temps, narré par Ariel, la musicienne est morte, assassinée par des terroristes, à Zamboanga, ville phare de l'île de Mindanao, aux Philippines. Son fils, Guillaume, devenu violoniste, se remémorera son enfance loin de cette femme idéaliste. Plus tard, quand les deux, Ariel et Guillaume, auront fait la paix avec eux-mêmes, et leur partenaire affectif, père et mère, ils entreprendront de réunir les âmes de Patrice et d'Alexandra durant un long périple, à bord du voilier d'Ariel, le Kerguelen, qui se dirige vers le port de Mindelo, au Cap Vert.

Les voix des quatre protagonistes s'entremêlent, Ariel et Guillaume se penchent sur le comportement inexplicable d'êtres qu'ils ont aimés désespérément, Patrice et Alexandra explicitant les raisons essentielles de leur abandon. Ces deux derniers étant morts, Ariel et Guillaume les transcendent, déifiant ce père et cette mère qui vivaient en marge de la société conventionnelle, leur profession les isolant dans un monde singulier où musiciens et alpinistes font bande à part. Ce qui se ressent dans leur histoire édifiante, cette nécessité de se retrouver dans des lieux et conditions extrêmes. Plus nous pénétrons dans leur aventure insensée, plus un profond détachement les habite, représenté surtout par Patrice qui traversera le désert de Gobi, au mépris de la chaleur inhumaine, de l'absence de puits d'eau, d'un nulle part qui se dresse devant lui. Alexandra, de son côté, avertie de son ingérence dans une école de Mindanao, poursuit son périple  périlleux. Pour elle, la musique n'a qu'un sens, celui de la transmettre à des enfants démunis, valeur intrinsèque qu'elle paiera de sa vie. 

L'écrivain André Frappier met ses connaissances de la montagne à contribution. Quelques-unes de ses marginalités, comme l'éducation des enfants. La voix paisible d'Ariel nous avise des cheminements entêtés de son père, de son indomptable indépendance quand il s'agit d'affronter des contrées vierges, de s'attacher à des hommes pourvus du même idéal que lui. Sa peine incommensurable quand l'un de ses compagnons de cordée sera emporté par une avalanche dans l'Himalaya. Des pages admirables dépeignent l'amour excessif d'un homme et d'une femme, voulant échapper à l'usure des sentiments, empreints de trop de quotidien. Le parcours d'Ariel, se souvenant de celui de son père, nous fait côtoyer des gens hors du commun, de ce qu'il est possible d'atteindre dans la grandeur des paysages, le regard peu habitué à de telles démesures qui semblent ramener l'être humain à sa petitesse pour mieux l'endiguer au paroxysme de ses possibilités. Patrice et Alexandra, l'un sur les parois du K2, l'une dans les profondeurs du lac Baïkal, poursuivront leur route cahotée vers la Terre d'Adélie, jusqu'à ce que leurs âmes reprennent une certaine consistance pour les réunir enfin dans la dernière étape de leur voyage maritime. 

Récit onirique comme nous en lisons rarement dans la littérature actuelle. On a savouré le questionnement d'Ariel, paléontologue, qui s'interroge sur les bouleversements qui ont décimé la planète de ses dinosaures, les ont peut-être pétrifiés sous l'effet d'une immense masse de sable charriée par un vent titanesque, il y a soixante-cinq millions d'années. Ces interrogations servent-elles d'alibis pour nous faire part de l'obsédant désir de liberté de Patrice qu'il ressentait devant tout attachement, et dont il se serait servi pour rechercher Ariel, faisant de son fils le but obsessionnel de sa traversée du désert de Gobi ? Roman lyrique, enrubanné d'idéalisme, bardé de balbutiements passionnels, d'épanchements autres que des paroles. Récit symphonique comme le sous-titre André Frappier, tel un orchestre se met en place, délaissant la cacophonie des voix instrumentales pour transiter vers l'union inespérée d'âmes conjointes, qui auraient pu se perdre dans une incompréhension aveugle quand elles étaient emprisonnées dans un corps périssable...


Kerguelen, André Frappier

Éditions Les 3 Colonnes, Paris, 2021, 206 pages

lundi 24 janvier 2022

Une ville portuaire concentrée dans sa bulle *** 1/2


Que de deuils en cette fin d'année. Des humains que nous connaissions de loin, d'autres qui sont passés brièvement dans notre existence la démarquant de quelques gestes, de quelques paroles. Et que dire des hommes, femmes et enfants, qui tombent dans l'anonymat de guerres fomentées d'un idéal douteux, reléguant toute humanité dans un sac sans fond où s'entredévorent des serpents haineux ? On parle du roman de Marie-Françoise Taggart, Elizabethville.

En tout, même dans certaines villes, petites ou grandes, se dessine le revers de leur médaille, qui se manifeste sous des aspects innocents pour mieux appâter le chaland. Il suffirait de gratter la première couche de sédiments, nous y trouverions des moisissures dévorant des lieux portuaires jusqu'à l'os. Faut-il passer outre ou mettre au jour les causes de ce pourrissement ? Comportement oscillatoire qui s'est longtemps pratiqué dans la capitale d'Elizabethville, au nord de l'île du New Shetland, où vit une population paisible, encaquée dans une paix de l'esprit qu'il ne faut surtout pas chambarder. Vie rangée, esprits étroits, regards déployés sur les autres, certains prenant le risque de piétiner les plates-bandes du voisinage, représenté par quelques protagonistes qui se croient à l'abri de turpitudes squelettiques envasées au fond de la mer. Ou derrière des portes fermées à double tour. Mais au risque de bousculer l'apparent endormissement des insulaires, surgira de presque nulle part un diplomate, Maurice Orage, émissaire représentatif du ministère des Affaires étrangères d'Ottawa, qui doit retrouver une professeure disparue depuis bientôt trois semaines, Élizabeth de Vimy. Démis de ses fonctions pour avoir échoué à une mission au Pakistan, Maurice Orage affrontera l'île et ses habitants, trainant sur son dos douloureux ses remises en question lors de son mandat en plein désert. Peu à peu, telle l'enquête qu'il mène, il se remémore les dangers qu'il a encourus, ayant défié les ordres de ses supérieurs. 

Entre les chapitres, se greffe une voix masculine, cohérente et menaçante, alors qu'en filigrane se présentent des humains requis pour nous mettre sur des pistes insoupçonnables, comme Mike qui entretient le jardin du couple de Vimy. C'est derrière les rideaux de leur voisine, Gail Pimberton, que nous aurons droit à un portrait sans complaisance de l'homme qui s'occupe, poétiquement, de rosiers qui le passionnent. Attardé mentalement, souligne cette femme médisante. Vivant sur une péniche, Mike jouera un rôle déterminant au long de l'enquête, s'illusionnant peu sur ses employeurs. Dans le jardin, il fera une macabre découverte qui le fera fuir, délaissant ses outils sur le terrain. Plus tard, sans le savoir, il sauvera la vie d'une jeune femme handicapée à qui il a offert un fauteuil roulant électrique d'occasion, son propriétaire étant décédé. De son côté, l'aventure menée par Maurice Orage renforce ses doutes quant au sort réservé à Élizabeth de Vimy lorsqu'il rencontrera ses parents, des gens qui camouflent un mystère dans leur immense demeure, élevant le fils de trois ans de leur fille, monoparentale, droguée, fugueuse, aux dires du père. Après avoir sillonné toutes les possibilités d'une enquête irrésolue, le diplomate comprend mal les causes de cette recherche sans but, qui lui seront révélées par le ministre de l'île, en même temps qu'Orage lui fera part d'un drame qui a été étouffé depuis des années, lui apprenant que la disparue tenait un journal contenant des faits troublants sur son compte. 

Enquête sur une femme devenue une île elle-même, ce morceau de terre privilégiée se creusant de souterrains où se mussent de jeunes autochtones, parias de cette société léchée par un apparent bien-être, lequel s'effritera grâce à la persévérance humaniste de Maurice Orage, devenu malgré lui, l'ami et confident d'une jeune femme paraplégique qui, à chacune de leurs rencontres, l'informe de faits répugnants ternissant la bourgade, révélations qui mettront son existence en péril quand elle sera repérée par un meurtrier psychopathe. Intuitif, le diplomate se souvient alors de sa mission ratée au Pakistan, réalise qu'il se retrouve dans une situation identique, responsable d'une personne qu'il a mise en danger. Il réagira à temps, secouant l'inertie aveugle des responsables qui gouvernent l'île, tels le maire et sa suite, manifestement sous l'emprise des Hells Angels. 

Si les bons et les méchants entrent dans la catégorie qui leur est due, il est indéniable que ce roman fascinant sous bien des aspects, essaimé d'inventivité et d'une écriture élégante et soignée, dénonce des assassinats physiques et mentaux qui existent ailleurs que sur une île aux parterres fleuris de rosiers. Les propos funestes d'un jardinier qui, au moment voulu, se révélera un homme surprenant, loin du demeuré fuyant une compromettante trouvaille. Tout le roman est ainsi, enveloppé de superpositions efficaces, de silences vénéneux, cristallisant des êtres et des événements qui, grâce à l'honnêteté morale de quelques-uns seront disséqués au grand jour. Qu'est devenue Élizabeth de Vimy, toujours introuvable ? Sert-elle d'alibi pour mettre en relief les agissements meurtriers d'un psychopathe, la disparition interlope de femmes autochtones ? L'intrigue se conclut d'une manière alléchante sous le soleil de l'île, à la limite d'une fin chorale qui nous rassure sur le sort inattendu du ministre, de celui, équivoque, du maire. Des projets de Mike, jardinier jusqu'à la pointe de ses desseins florissants... Loin de l'île, une autre histoire se trame, le retour au bercail de Maurice Orage, accompagné de son amie paraplégique, réservant peut-être une suite à ce palpitant roman, faveur qu'on demande à l'écrivaine, Marie-Françoise Taggart, sans aucune hésitation. L'histoire humaine se prévalant de multiples ressources quand il s'agit d'en creuser les failles, de les transformer en une fable imaginaire pour le plaisir immense de faire la connaissance d'êtres semblables à nous-mêmes, livrés à leur propre destin duquel nous ne pouvons rien...


Elizabethville, Marie-Françoise Taggart

Les Éditions Mains libres, Montréal, 2021, 287 pages