Une « amie » Facebook nous a demandé si on publiait des tableaux pour recevoir des " Like ". On est restée bouche bée face à cette question inattendue. Que se passe-t-il dans la tête de certains individus pour manigancer des idées autant farfelues ? Ne visitant jamais son site, à notre tour on s'est interrogée sur les propos douteux de cette personne. On s'est empressée de la supprimer de nos contacts. On commente le roman d'Anne Guilbault, L'oiseau-grenade.
La guerre, comment la définir sinon par le démembrement social qu'elle impose là où elle sévit cruellement. En des temps lointains, chaque affrontement militaire possédait un lieu dénommé champ de bataille où les belligérants s'en donnaient à cœur haineux. Ne s'en prenant pas à la société civile, les femmes attendaient le retour des hommes ou apprenaient fatalement leur mort. Aujourd'hui, rien ne reste de ces illusoires fortifications, les champs de bataille se sont étendus, ne respectant ni femmes ni enfants, les armes sophistiquées n'épargnant plus les combattants qui défendent leur cause. C'est à Alep, ville ravagée par l'ennemi, que l'écrivaine a situé ses protagonistes, six membres d'une famille unie qui, chaque jour, chaque nuit, subissent les assauts d'armes meurtrières. C'est Assia, fille de Lili et de Zacharia, sœur ainée de Eshan, amoureuse de Akram, qui prendra la parole au nom des siens, intercalant dans ses carnets la voix d'Akram, plus loin, celle de son jeune frère, plus tard, la voix de sa mère. Akram ouvre le récit et le referme d'une manière surprenante dans un épilogue désespéré.
Ce sont avant tout les déboires physiques et mentaux de chacun que narre Assia. L'engagement d'Akram dans les Casques blancs pour porter secours à ses compatriotes. Beaucoup sont blessés, d'autres sont morts. Les ruines de la ville tiennent lieu d'abri aussi fragiles que la vie des Alépins. Zacharia travaille dans un hôpital, Lili, d'origine québécoise, et ses enfants attendent son retour, ne sachant trop s'il rentrera à la maison sain et sauf, muni de maigres provisions. Excédés de tant de souffrance, les jeunes décideront de quitter la Syrie pour rejoindre le Canada, Québec où vit la famille de Lili, grands-parents d'Assia et de Eshan. Il y a aussi Peter, journaliste britannique, en mission pour son journal, qui se joindra à eux. Zacharia, gravement blessé lors de l'explosion d'une bombe, et sa femme Lili garderont le fort. C'est plus tard qu'ils joueront le rôle qui leur est dû. Rôle tragique dont l'un sera la victime.
C'est avec une profonde empathie qu'Anne Guilbault accompagne le parcours semé d'embûches des quatre jeunes, Assia et Akram, Peter et Eshan. Témoignant de ce que signifie la course vers la liberté, tenter de se rassembler parmi des inconnus à la recherche d'une terre d'accueil, bien souvent étrangère. La guerre, c'est se délester de ses biens, laisser derrière soi les différentes récoltes qui ont fabriqué une existence, des moments de bonheur soudainement ôtés par des hommes de pouvoir, outrageusement aveuglés par leurs ambitions démoniaques. La guerre permet-elle une distanciation entre la réalité et la fiction, ce qui serait la cantonner dans un espace restreint et non nous en montrer les atrocités ? De quoi décourager les plus audacieux qui ne croient plus à une possible conciliation mais espèrent, comme Akram possédé d'un désir de vengeance et de désespoir qui le mènera à l'acte fatal, le plus dénaturé.
Et ce n'est pas rien que la longue marche d'un réfugié. Ceux désignés par l'écrivaine devront d'abord sortir d'Alep pour se rendre en Turquie puis prendre la mer pour atteindre la Grèce. Aboutir sur une plage, attendre le ferry qui les emportera vers le Canada. Avant d'en arriver à cette espérance innommable, que d'avatars ils auront à subir. Comme les passeurs malhonnêtes qui extorquent l'argent des exilés sans ressources. La faim, la soif, les maladies, rien ne leur est épargné. La mort par noyade sur des bateaux rafistolés. Les communications coupées les empêchant de joindre leur famille restée au pays malmené. Dans ses carnets où Assia rédige tant d'infortune, elle mentionne que possédant un peu d'argent, tous les quatre peuvent louer une chambre d'hôtel, manger à leur faim, ce qui est un luxe dans leurs conditions précaires. Sur la plage, Akram et Peter continuent à secourir des hommes et des femmes désemparés, ce qu'ils faisaient à Alep avant leur départ. Ne rien savoir de ce qui les attend s'avère un redoutable danger, surtout quand Akram manquera à l'appel, le bateau les emportant vers la Grèce, ayant coulé.
Pendant ce temps, ce qui se passe à Alep est effroyable. C'est Lili, la mère, qui témoignera de la destruction de leur maison, sinon du quartier. Gravement blessée, elle a été recueillie par Médecins Sans Frontières. À l'abri d'une tente, dans son délire, elle fera intervenir un oiseau, une mésange symbolique qui, bienveillante ou inversement, l'informe du bien-être des siens. Oiseau-grenade équivalant à la minuscule poupée tressée en corde par Assia, que Eshan tient précieusement dans son sac à dos. Récit tout en tendresse, émotions et sensations dépeintes, pour ne pas dire ressenties par Anne Guilbault, au point d'oublier qu'une guerre actuelle, d'autres, oubliées, déciment des villes abandonnées à leur sort pitoyable. Des traumatismes inévitables feront que le début de leur séjour à Québec, déstabiliseront les jours et les nuits d'Assia et de son jeune frère. Peter, le journaliste anglais, a retrouvé son île britannique, il téléphone chaque soir à Assia pour la réconforter. Akram n'a pas donné signe de vie depuis le naufrage. Or, c'est lui qui fermera le récit intervenant dans un troublant épilogue. Révolté de tout temps, il mettra sa vie en jeu, n'ayant pu joindre les êtres qu'il aime. Kamikaze en puissance, son avenir ne pouvait que se jouer tragiquement, l'occasion venue...
Le livre se ferme sur l'espoir, sur l'apitoiement que fait naitre tant de cruauté ressentie par des hommes, des femmes et des enfants, que plus rien d'inhumain n'atteint. Sinon les hoquets des larmes et les gémissements des lamentations... Malheureusement, cette traversée d'une famille blessée de tant d'humiliantes conditions n'a su éveiller en soi la corde sensible de notre compassion. Est-ce dû aux voix qui, parfois, décrites un peu trop sur le même ton, ont troublé, dérangé, nos meilleures intentions ? Ou bien avons-nous évoqué silencieusement dans nos carnets fictifs personnels d'autres familles, piégées dans le même étau infernal ? On ne met pas en doute le talent d'Anne Guilbault, ni son amour de la poésie, — ici Roland Giguère et Etty Hillesum qu'elle cite avec pudeur — qui, dans ses précédentes publications a su nous émouvoir. Y a-t-il en l'humain une lassitude qui se crée, telle une peau de chagrin rétrécissant l'ampleur du malheur d'autrui ? Les guerres ne cessant de se répéter, pour ne pas écrire l'histoire humaine, se révèlent une manière désastreuse de façonner notre impuissance face aux décisions belliqueuses des grands de ce monde. On conclut que ce sont toujours des sociétés innocentes qui servent d'émissaires à leurs insatisfactions géopolitiques. Inspirant, avec raison, des écrivaines et écrivains à vouloir dénoncer leurs méfaits criminels...
L'oiseau-grenade, Anne Guilbault
Leméac Éditeur, Montréal, 2022, 173 pages
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