S'il nous arrive de douter de la nécessité de lire et commenter quelques ouvrages québécois, littérature qu'on a choisie il y aura bientôt quinze ans, la fatigue s'en va voir ailleurs, l'enthousiasme circule à nouveau dans nos veines. Effets nécessaires pour reprendre de plus belle une action qu'on juge téméraire, oser s'aventurer sur un terrain parfois miné par l'objectivité. On parle du roman de Jean Lemieux, La Dame de la rue des Messieurs.
Si le titre prête à sourire, l'histoire de cet homme et de cette femme, tous deux d'un certain âge, ayant subi les coups durs de la vie et ses travers, n'en est pas moins une confrontation entre deux éclopés du cœur qui, contre toute attente, les réunira. Lui, Tomas Schneeberger, réfugié hongrois, demeure à Vienne, elle, Michèle Dagenais, Québécoise, a fui sa routine familiale pour décanter un passé plus qu'embrouillé. Ce soir-là, Tomas, pianiste d'ambiance et promeneur de chiens, interprète une valse quand une femme l'interpelle, lui demande s'il donne des cours de piano. Réponse laconique de Tomas, la femme lui tend un numéro de téléphone. C'est peu cette présentation entre deux inconnus qui, ils ne le savent pas encore, auront besoin l'un de l'autre pour alléger leurs erreurs communes. En marchant dans la ville, Michèle évoque son mari, Bernard Robinson, haute situation sociale, mort subitement d'un cancer du pancréas. Tomas est veuf lui aussi, sa femme Marlen est morte six ans plus tôt. Il s'est exilé en mai 1968, laissant derrière lui ses parents et une fille enceinte. Remords qui intensifie un sentiment de lâcheté et de honte dans son esprit aigri, sentiment dont il ne parvient pas à se départir. Il se contente d'occupations accessoires, se considère comme un raté, se défoule auprès d'une poignée d'amis insouciants, désargentés. De son côté, Michèle se remémore sa mère qui, longtemps a-t-elle cru, s'est suicidée après avoir visité chaque jour Expo 67. C'est une histoire jouant sur l'aspect vulnérable de deux humains hantés par les maladresses de leur jeunesse rebelle. Michèle a été une fillette sérieuse et douée, son enfance et son adolescence consacrées à l'étude du piano. Mais, à quinze ans, dans un concert public à Vincent d'Indy, elle a manifesté une attitude révoltée inattendue qui a détruit son avenir musical. Sa mère venait de mourir. Si ces tribulations, qui se sont déroulées en 1968, ne sont plus que souvenances houleuses, leur rencontre à Vienne ne sera pas de tout repos. Après trois cours de piano donnés chez lui, Tomas se rend compte que son élève est loin d'être une débutante. Son interprétation maitrisée de diverses pièces de Beethoven intrigue son professeur qui doit se contenter de surveiller son jeu, de lui imposer Mozart pour dérouiller ses doigts.
Présent et passé ne cessent de les bousculer. L'enfance et l'adolescence de Michèle déboulent, plus tard, son état de femme mariée, de mère de trois enfants. La fuite de Tomas de Prague le rappelle douloureusement à ses coucheries. On dirait que ces oscillations au centre de son existence malmenée sont des points stratégiques pour qu'il se responsabilise pleinement lorsqu'il sera informé de la chute de Michèle Dagenais dans la rue des Messieurs. Cheville brisée, commotion cérébrale. Que va-t-il faire d'elle, touriste à Vienne qui ne connait personne ? L'installer provisoirement chez lui ? Ce que la blessée acceptera avec reconnaissance et sans mièvrerie. Elle n'a pas l'intention d'entraver le cours de la vie de Tomas, bien qu'elle n'ait pas l'envie d'interrompre son séjour en Autriche. Peu à peu, ils soulèveront des mystères familiaux, comme un coffret qu'apportera Louis, le plus jeune fils de Michèle, quand il viendra lui rendre visite à Vienne, espérant ramener sa mère au Québec. Comme le soi-disant voyage de Michèle et de son mari en Espagne pour sauver leur mariage. Ce sont deux histoires de famille où Tomas et Michèle témoignent de leur inconvenance, de leur déni, comportement coupable dont ils n'avaient pas conscience. On dirait que leurs mésaventures reflètent la nécessité de se regarder l'un l'autre pour que leurs agissements de jadis, guidés par la peur, se débourbent. Et retrouvent un certain charisme qui leur avait fait défaut en cette déterminante année 1968. Mais n'est-ce pas un piano qui se fait le pilier de leur histoire, désaccordant les humains, telle Michèle interprétant l'Appassionata de Beethoven ? Raison pour laquelle elle s'est cherché un superviseur pour en atteindre la perfection. Contrepoint où le musicien de génie, sous les doigts habiles de Jean Lemieux, se montre en quelques pages cruciales, symbolisant les avaries trompeuses que traversent Michèle et Tomas essayant de réparer ce qui, cinquante ans plus tard, les empêche de vivre sans béquille ni douleur à la hanche... Michèle fera la paix avec la mort nébuleuse de sa mère, avec le malentendu qui l'a séparée de son fils ainé. Tomas se rendra à Prague pour retrouver son ancienne amoureuse, mère de son enfant. Puis, il ira à Séville où cette dernière demeure avec son mari et leurs deux enfants. Mais dans la foulée des accords retrouvés, que deviendront Michèle et Tomas, les deux se fiant à la vitesse de la Terre qui orbite autour du Soleil, leur prochaine étape s'avérant un point d'interrogation, leur regard tourné vers la Pologne ?
Roman complexe attachant, enrobé d'une lucidité ironique qui nous met en face de nos certitudes brisées lâchement, l'humour prenant allure d'échappatoire pour mieux affronter nos failles infectées de nos distractions volontaires. Le rythme, transcendé comme pour amoindrir les circonstances qui ont tenu lieu de rempart illusoire aux deux protagonistes tournant le dos à la sérénité familiale ou sociale. Les amis que fréquente Tomas dans un bistrot habituel ôtent rarement leur masque, se satisfont de questions qui demeurent sans réponse, comme si dans ce récit l'année 1968 marquait un point de chute, celle de Michèle principalement inévitable, avant de se relever pour mieux clarifier ce qu'elle avait occulté des décennies auparavant. On aime que Jean Lemieux ait laissé une fin ouverte sur le dernier trajet de ses deux personnages, ni l'un ni l'autre n'étant assurés de la fin de leurs tremblements terrestres, Vienne n'équivaut-elle pas aux mesures tourbillonnantes d'une valse ?
La Dame de la rue des Messieurs, Jean Lemieux
Éditions Québec Amérique, Montréal, 2022, 195 pages
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